vendredi 26 avril 2024

Si le résultat d'une expérience est ce que l'on attendait, on a fait une mesure ; sinon, on a (peut-être) fait une découverte

 Cette phrase est du chimiste Frank Westheimer (https://en.wikipedia.org/wiki/Frank_Westheimer). 

Je ne suis pas certain que le « peut-être » soit de lui, et, d'autre part, je n'ai pas l'origine de la citation, qui m'a été donnée par mon ami Jean-Marie Lehn. Mais la phrase a beaucoup d'intérêt scientifique, parce qu'elle résonne avec toutes les parties du travail scientifique. 

Par exemple, quand on fait une expérience pour tester une conséquence d'une théorie, on espère que la conséquence théorique sera contredite par l'expérience absolument que l'on réfute la théorie, sans quoi on ne fait pas progresser la science. On espère donc que l'expérience ne donnera pas le résultat attendu (voir le Cours de gastronomie moléculaire N°1, Editions Quae/Belin). 

Là où l'on pourrait discuter la chose, c'est que, si précisément on est dans cet esprit très scientifique qui est d'attendre la réfutation, de la souhaiter, alors la réfutation est attendue… mais c'est là une finasserie. 

Toutefois le passage de la réfutation à la découverte n'est généralement pas rapide. Par exemple, la "catastrophe ultraviolette", à savoir que l'émission de lumière par un corps chauffé (pensons au fer à cheval dans la forge) n'était pas conforme à la théorie d'avant la mécanique quantique, n'a pas immédiatement conduit à la découverte de cette dernière, par Max Planck ! Il a fallu beaucoup de travail pour passer de la contradiction entre l'expérience et la théorie, à une théorie nouvelle. 

Oui, hélas, l'expérience qui ne donne pas le résultat attendu ne donne pas immédiatement la découverte. Une expérience qui ne donne pas le résultat attendu nous dit seulement que la théorie en cours ne prévoit pas bien le phénomène, et qu'il y a quelque chose à chercher. Mais cela, nous le savions par principe ! 

J'insiste : par principe, nous devons absolument savoir, ne jamais oublier, qu'aucune théorie n'est juste. Toutes les théories sont des descriptions insuffisantes de la réalité, que nous nous évertuons à améliorer. 

Tout cela étant dit, la phrase de Westheimer est merveilleuse, comme toutes les phrases qui ont l'apparence du vrai pour nous, pour toutes ces phrases qui nous prennent dans le sens du poil, mais il vaut mieux y penser un peu et s'apercevoir que même si nous continuons à les apprécier, nous avons mieux à faire que les gober béatement. Réfutons !

jeudi 25 avril 2024

Un autre séminaire consacré aux fumets de poissons (suite et fin... j'espère)

Hier lors de notre séminaire de gastronomie moléculaire nous avons voulu terminer l'étude des fumets de poisson et,  notamment, nous avons le voulu savoir s'il était exact que le dégorgement des poissons contribuer à éviter de l'amertume. Nous avons également cherché à savoir s'il était utile d'enlever les yeux et les ouïes, qui, également, auraient -j'insiste : auraient- donné de l'amertume. 

Nous avions déjà fait un séminaire de ce type-là en septembre 2024 et nous avions vu très peu de différence entre les fumets de merlan et les fumets  de truite. Mieux encore, nous avions observé que les fumets de poisson entier avaient plus de goût, étaient plus intéressants que des fumets avec des déchets non broyés et qu'aucune amertume n'apparaissait dans aucun cas. 

D'ailleurs il faut signaler que ce séminaire là faisait également suite à un autre séminaire plus ancien où nous avions montré qu'une cuisson de  40 minute ne donnait pas d'amertume, contrairement à ce qui a été souvent prétendu, mais faisait des fumets meilleurs que ceux qui étaient cuits 20 minutes seulement. 

 

Bref il nous restait simplement à tester l'idée du dégorgement, ainsi que celle des yeux et des ouïes. 

 
Certes, quand on mange de la truite par exemple et que du sang est resté contre l'arête centrale, il y a de l'amertume à cet endroit-là mais il y en a-t-il dans le fumet ? Nous avons donc commencé par comparer deux fumets produits dans des conditions aussi identiques que possible mais l'un avec des déchets de truite qui avait dégorgé pendant plus d'une heure et l'autre à partir des déchets analogues qui n'avaient pas dégorgé. Disons le rapidement : il n'y a pas eu de différence et il n'y a pas eu d'amertume. Le dégorgement est inutile. 

 

Puis nous avons comparé, cette fois pour des déchets (arête et tête) de merlan, un fumet avec des déchets dégorgés sans yeux ni ouïes, et un autre fumet  avec des déchets dégorgés en conservant yeux et ouïes.  
Cette fois-ci encore, nous n'avons pas observé de différence entre les deux fumets et nous n'avons pas observé d'amertume. Il est donc inutile d'enlever les yeux et les ouïes. 

 Nous avons enchaîné en comparant un fumet de merlan (dégorgé, sans yeux ni ouïes) avec un fumet avec beaucoup de déchets et là,  nous avons vu une vraie différence d'odeur et de goût. 

Nous avons terminé avec beaucoup de déchets de truite d'un côté ou beaucoup de déchets de merlan de l'autre: même avec dégorgement dans les deux cas, une différence de goût a été perçue et nous avons reconnu le goût de truite d'un côté et le goût de merlan de l'autre. 

Avec de la sole, il y avait très peu de goût, de sorte que je me demande si l'utilisation de poisson blanc pour faire des fumets, tella la sole,  n'a pas pour but d'avoir des fumets un peu passe-partout pour faire des sauces avec tous les poissons, tout comme on utilise du veau pour des fonds passe partout. 

Mais quel dommage en tout cas de produire des liquides sans goût !

Questions de meringue

 
La question revient souvent : "Je rate mes meringues ; comment faire ?". La réponse est toujours la même : utilisons ce que nous avons entre les deux oreilles, au lieu de suivre aveuglément des prescriptions dont on n'a pas de raison de croire à la fiabilité ! 

Plus en détail, maintenant. Commençons, comme toujours, par l'objectif. Que visons-nous ? La production de meringues. Qu'est-ce qu'une meringue ? Il en existe plusieurs sortes, entre la mousse solide, et la mousse semi solide et semi liquide, mais, dans les deux cas, une coque dure enferme un système foisonné. 

La "recette" fait état d'un blanc d'oeuf que l'on bat en neige et que l'on sucre : il faut donc interpréter que l'ajout de sucre, dans le blanc en neige, conduit à la dissolution du sucre dans la phase aqueuse de la mousse obtenue par battage des blancs. Soit donc une solution sucrée que l'on cuit. Comment se transforme-t-elle ? Tout dépend de la température ! Si l'on chauffe à température bien supérieure à 140 °C, le sucre caramélise, et la préparation brunit, tandis qu'une croûte se forme, enfermant la mousse, protégée de la chaleur (à l'intérieur de la croûte, la température reste de 100 °C). En revanche, entre 100 °C et 140 °C, la couleur reste blanche, mais une croûte se forme encore. Et, à moins de 100 °C, la mousse sèche progressivement. Le dernier cas n'est pas bon, parce qu'une mousse est un système instable, avec les bulles d'air, moins denses que le sirop où elles sont dispersées, qui remontent, tandis que le sirop draine : la mousse s'effondre. 

En revanche, avec les deux premiers cas, non seulement la coque dure qui se forme par évaporation de l'eau superficielle stabilise la mousse interne, mais, de surcroît, l'eau évaporée fait gonfler la préparation. Cette dernier doit être aussi stable que possible. Comment ? Il faut bien battre les blancs en neige, afin que les bulles soient très petites, et que les forces de tension superficielle soient aussi grandes que possibles. 

Et il faut sucrer très abondamment, afin que le sucre augmente la viscosité de la phase aqueuse : non seulement l'eau drainera moins vite, mais surtout, lors du battage, les bulles seront bien plus petites, en raison des effets de cisaillement accru. Cette fois, nous y sommes : on part d'un blanc d'oeuf, on le bat en neige ferme ; puis on ajoute beaucoup de sucre et l'on bat encore longtemps, jusqu'à ce que la masse soit lisse (plus de grains de sucre non dissous) et très ferme, au point que les pales du batteur électrique aient du mal à tourner ; on enfourne à 130 °C pendant 20 minutes, afin de faire une coque (le temps dépend de l'épaisseur voulue pour la coque), et on réduit la température du four à 100 °C, pour cuire un temps qui dépend des meringues voulues (une heure pour avoir un intérieur mou, deux heures pour un intérieur dur, environ). 

Simple et inratable, non ?

mercredi 24 avril 2024

Professer, ou enseigner ?

 
On se souvient que, dans des billets précédents, j'ai proposé de revenir sur le mot « enseignement », auquel je propose de remplacer "apprentissage". Non pas apprentissage au sens légal de ces périodes d'alternance, mais apprentissage au sens de Johann Wolfgang Goethe, celui du jeune Werther, la connotation romantique en moins (ou pas, mais cela est une autre affaire). 

Bref, je soutiens que la vraie question de l'instruction (plutôt que l'éducation) est moins d'enseigner pour les professeurs que d'apprendre pour les étudiants. 

 

Ce renouvellement de la question éducative pose donc la question des enseignants et des professeurs. Quelle différence ? Dans un autre billet, j'ai discuté la question des "enseignants", terme un peu barbare qui fut introduit pour des raisons idéologiques. Pourquoi le terme est-il barbare ? Pensons à "apprenants", "soignants", et pourquoi pas "recherchants", tant qu'on y est à parler comme des cochons. 

Pourquoi le mot est-il idéologique ? Parce qu'il fut introduit pour ne faire qu'un corps, qui aurait gommé les différences entre les instituteurs, les professeurs des écoles, les maîtres, mais aussi les maîtres de conférences, les professeurs d'université. Une sorte d'utopie égalitariste idiote, qui prétend que les mots suffisent à nier les faits. 

Ici, au contraire de ce mouvement de nivellement, je propose de bien distinguer, car il est juste d'observer que c'est la distinction qui permet l'analyse fine, et l'efficacité : quel travail ferait un ébéniste qui confondrait marteau et tournevis, cheville et mortaise ? Si les termes techniques se sont multipliés, dans les métiers, c'est parce que les divers objets ont des fonctions tout à fait spécifiques. Et même si l'être humain n'est pas un ustensile (ce que dit justement Confucius), nous voyons bien qu'il y a des différences de compétences. Les diplômes reconnaissent ces dernières, et les diverses dénominations visaient, et visent encore, à mieux comprendre qui fait quoi, notamment dans l'éducation.

 Voyons donc en quoi des professeurs ne sont pas seulement des enseignants. Professer, c'est étymologiquement "dire devant", c'est-à-dire exposer des valeurs, alors que l'enseignant se contente d'essayer de transmettre des données techniques. Surtout au XXIe siècle, alors que nous disposons d'Internet et de cours en ligne à foison, il est devenu complètement obsolète de chercher à transmettre des données techniques, que, de toute façon, nous ne pouvons pas transmettre, et que seuls les étudiants peuvent obtenir. Nous ne pouvons faire qu'une chose : donner aux étudiants l'envie d'apprendre. Cette envie se replace dans un cadre, un cadre de valeurs, et professer devient une manière de faire un acte de foi. Pas un acte de foi religieuse, bien sûr, mais un acte de foi quand même : en sciences de la nature, nous avons foi dans l'hypothèse selon laquelle le monde est écrit en langage mathématique. C'est là une vraie valeur, et un émerveillement permanent de voir que les équations collent si bien au réel. Mais il y a aussi l'extraordinaire capacité prédictive des théories, et ce bonheur de repousser chaque jour les frontières de l'inconnu. Bref, professer, c'est notamment faire état d'un émerveillement. 

Dans un autre billet, je discutais d'ailleurs la question de l'enchantement ou de désenchantement du monde et je montrais que la science, au lieu de désenchanter le monde, l'enchantait bien plus que tout autre activité humaine. Cet enchantement est sans doute le fondement du travail du professeur. Il y a quelques années, je proposais de structurer les cours en : données, méthodes, notions et concepts, anecdotes, et valeur. Aujourd'hui, je crains de m'être un peu trompé : j'avais pris les choses à l'envers, et je crois plutôt qu'il faut d'abord exposer des valeurs, c'est-à-dire les motifs, les raisons, pour ensuite être convaincu qu'il devient intéressant de s'intéresser aux concept, notions, méthodes, et, finalement, aux données. Au fond, puisque les étudiants 2.0 n'ont plus besoin des enseignants, il reste un besoin de professeurs, et, si l'on regarde bien, si l'on écoute ceux qui ont eu de bons professeurs, on entend toujours la même chose, à savoir qu'ils leur sont reconnaissants de leur avoir transmis des valeurs. 

Pour ce qui me concerne, ces valeurs sont inscrites sur le mur de mon laboratoire, mais elles sont aussi données en ligne dans de de nouveaux documents, et je crois que je ne peux rougir d'aucune d'entre elles. Je ne crois pas inutile de les transmettre, et peut-être même de les discuter, car si nous sommes honnêtes, économique et intellectuellement, alors aucune question n'est gênante. 

Par exemple, ce matin, un correspondant m'interrogeait sur la cuisine note à note, sur la cuisine moléculaire, sur la gastronomie moléculaire. Dans ses questions, il y en avait sur les OGM et les relations avec la gastronomie moléculaire. Je lui ai répondu que je ne répondrai pas à sa question, car c'est le seul moyen de perdre des amis et de ne convaincre personne. Ce matin donc, il me disait si la question était gênante, il pouvait la laisser tomber. Au contraire ! Il faut qu'il garde la réponse que je lui ai faite, car cette dernière n'est pas une absence de réponse ; c'est, au contraire, la vraie réponse qu'il fallait donner ! Je ne suis absolument pas gêné par sa question, et j'ai répondu comme je devais le faire : aussi intelligemment que possible. 

D'ailleurs, pour mieux expliquer ma position, et pour expliquer pourquoi ma réponse était "pédagogique", je propose de rappeler que mes enfants, tout jeunes, étaient toujours furieux que je réponde "le cassis" quand ils me demandaient si je préférais la fraise ou la groseille. Je maintiens que c'était la meilleure réponse à donner. La question qu'ils posaient n'était pas gênante... mais elle était inappropriée. 

Et je termine ce billet sur cette observation : et si certaines questions étaient déplacées ? Et comment catégoriser ces questions déplacées ?

mardi 23 avril 2024

C'est une oxydation, certes, mais enzymatique

Des végétaux qui brunissent quand on les coupe ? Oui, la pomme brunit, ou l'avocat, ou la banane... En réalité, l'effet a lieu avec tous, à des degrés divers, parce que les cellules végétales contiennent des polyphénols, et aussi, dans des compartiments séparés, des enzymes nommées "polyphénol oxydases" (désolé pour le nom, vous avez le choix entre cela ou PPO, ou EC 1.14.18.1). Couper un fruit ou un légume, c'est mélanger les polyphénols et les enzymes, ce qui conduit au brunissement, comme l'observe une correspondante : 

Lorsque je prépare des rushtis ( pomme de terre râpés avec des œufs) très vite ce mélange s'oxyde. Avez vous une idée pour éviter cette couleur peu appétissante ?

Comment prévenir l'effet ? Des embryons de réponse sont donnés par les cuisiniers, qui ajoutent un demi citron dans l'eau de lavage... et j'ai proposé il y a longtemps que les cuisiniers fassent plus raisonnablement usage d'acide ascorbique, parce que ce composé... qui n'est autre que la vitamine C, est efficace. 

Mais j'ai dit ailleurs, également, qu'il y avait des réticences : http://www.agroparistech.fr/Comment-eviter-que-le-jus-de-pomme-ne-brunisse.html Ici, il faudrait s'interroger : pourquoi le public veut-il des vitamines, et les refuse-t-il quand on lui propose d'en ajouter ? Progressivement, je comprends que la question est mal posée : d'une part, il y des personnes qui veulent des vitamines, et d'autres qui pensent qu'avec le régime alimentaire qu'elles ont, elles ne sont pas en carences vitaminiques. D'autre part, il y a des personnes qui refusent des supplémentations en vitamines, et d'autres qui l'acceptent. Et puis, il y a tous ceux qui ne sont pas fixés, ou ne se sont pas posés la question, qui ont besoin d'information... d'où ce blog. Oui, surtout, je crois qu'il faut justement dire que nous (j'avais écrit "le public", mais j'en fais partie) avons besoin d'informations fiables, alors même que les enquêtes récentes montrent que nous ne faisons plus confiance à la presse, ni au politique, ni même aux agences d'état... et ces doutes sont justifiées, car certains nous veulent nous faire tourner en bourrique, à nous faire manger dix fruits et légumes par jour, puis cinq, puis nous mettre des codes couleurs (condamnés justement par l'Académie d'agriculture de France), d'autres condamnent les viandes et les produits transformés à partir des viandes... en se fondant sur des chiffres de consommation des Américains, où, quand même, la prévalence de l'obésité est sans commune mesure. 

L'information essentielle, dans le cas qui nous intéresse ? La vitamine C est efficace pour bloquer la réaction de brunissement, et qui est d'ailleurs une réaction qui ne produit pas de nutriments favorables à la santé. Une vitamine bénéfique, donc, que l'industrie alimentaire utilise avec le nom de code E.300, imposé par la réglementation européenne. Et là, j'arrive sur un terrain miné, parce que, en écrivant que la vitamine C est efficace contre le brunissement, je pressens que certains vont penser que je suis "vendu" à l'industrie alimentaire, ou à l'industrie des additifs. Il y a des choses que l'on ne peut pas dire, politiquement incorrectes... mais quand elles sont justes, comment faire ? Ne pas donner de conseil, mais donner des faits ! Et c'est un fait que si les jus d'agrumes ne brunissent pas, c'est parce qu'ils contiennent beaucoup de vitamine C. C'est un fait que la vitamine C de synthèse est en tout points identiques à la vitamine C des fruits et légumes. C'est un fait que de la vitamine C que l'on ajoute à des préparations prévient le brunissement. C'est un fait que l'on ne risque rien à consommer trop de vitamine C (on pisse la vitamine C en excès). C'est un fait que prendre un citron pour prévenir le brunissement est à la fois économiquement, écologiquement et gustativement douteux : cela coûte un citron, qu'il aura fallu payer, qu'il aura fallu faire venir de loin, et qui donnera un goût de citron qui n'aura pas été souhaité. 

Bref, ayons de la vitamine C dans nos cuisines, à côté des épices, du sel, de l'huile, du vinaigre, du sucre...

La culture est une chance

 

Hier, alors que je faisais partie d'un jury de concours pour une grande école, j'ai mieux mesurer la chance inouïe que j'avais eu d'avoir été le fils de celui qui fut cet extraordinaire Bernard This (https://sites.google.com/view/bernardthis/accueil).
En effet, pour réussir dans une telle école, il faut se dépenser sans compter pour les matières théoriques qui sont enseignées. Mais pour se dépenser sans compter, il faut en avoir le goût.  C'est un peu ce que je cherchais à savoir en  interrogeant les candidats (puisqu'il s'agissait d'un oral de concours) : avaient-ils le goût des choses théoriques ? 

Je leur ai demandé quel était le dernier livre qu'ils avaient lu, le dernier film qu'ils avaient vu, quel objet intellectuel leur semblait merveilleux (j'avais donné des exemples pour ce qui me concerne),  et j'espérais qu'ils me diraient de l'admiration pour des choses intellectuelles.
 

Pour pour ce qui me concerne je me souviens parfaitement des éblouissements que j'ai eu alors que j'étais très enfant : l'eau de chaux qui se trouble quand on souffle dedans, une bougie qui s'éteint quand elle se trouve privée d'oxygène, les phénomènes extraordinaires montrés au Palais de la Découverte, le courant alternatif, le soulèvement considérable d'un fil que l'on met autour de l'équateur de la Terre et qu'on allonge de 20 cm. 
A peine plus tard, j'ai eu entre les mains des ouvrages merveilleux, le Paradoxe sur le comédien, l'Herbe rouge, la Dernière harde... Je dois tout cela à mon père indirectement car quand nous avons déménagé (j'avais un peu moins de 6 ans), dans le nouvel appartement, il avait construit une bibliothèque où il y avait aussitôt posé ses livres. Je vois encore la scène : il m'avait conduit devant et m'avait dit : "Tu vois, tu peux prendre n'importe quel livre sans me demander la permission". 

Quelle ouverture extraordinaire ! 

Mais il y avait aussi sa curiosité, pour la mythologie et l'étymologier. Cette dernière a été vraiment fondatrice pour moi parce que c'est une clé parfaite pour les sciences :  Lavoisier et bien d'autres ont répété à l'envi l'importance des mots en relation avec les concepts. 

Pour la mythologie, il s'agissait surtout de comprendre le fonctionnement de nos sociétés humaines et les relations de pouvoir qu'il fallait... démystifier : tel roi disait descendre d'Hercule pour légitimer un pouvoir qu'il avait confisqué indûment. 


Surtout, mon père nous donnait une pièce de monnaie quand nous lui posions une question à laquelle il ne savait pas répondre. La question de l'argent était secondaire et la récompense aurait pu être autre, mais c'est la dynamique du questionnement qui était essentielle,  et je ne dois pas m'étonner trop d'avoir été si passionné à la lecture de Platon quelques années plus tard, quand j'ai eu l'âge de 16 ans. 

Dans toutes ce relations, il  y avait un goût pour la chose intellectuelle,  pour la compréhension du fonctionnement du monde...

J'allais oublier l'essentiel d'ailleurs : il m'a offert une boîte de chimie alors que je n'avais que 6 ans et m'a laissé entièrement libre de l'utiliser : quelle confiance ! Mais surtout quelle chance pour moi : c'est ainsi que j'ai pu commencer mes propres expérimentations avant d'aller faire plus au Palais de la découverte, à ce merveilleux Palais de la découverte qui montre aussi bien les phénomènes ...  que nous devons montrer sans faute à tous les enfants afin de faire briller leurs yeux.

lundi 22 avril 2024

Méfions-nous des théories culinaires, même par les plus grands des chefs

Le livre signé par Paul Bocuse, La cuisine du marché, est intéressant a bien des égards, et notamment parce qu'il dit souvent bien les techniques employées. 

 En revanche, consultant la partie consacrée aux rôtis, je suis atterré par l'accumulation d'erreurs. Je n'aime guère toucher aux idoles, mais je pense surtout aux plus jeunes, aux apprenants, et si on peut leur éviter de gober des fadaises, c'est d'utilité publique. Voici donc le texte : 

 Les rôtis
Rôtir, griller ou sauter une pièce de boucherie, une volaille, un gibier, c'est cuire par concentration de la chaleur qui pénètre peu à peu vers le point central du morceau en traitement. Cette pénétration calorique refoule devant elle les sucs des substances et les emprisonne dans une enveloppe rissolée. Ce premier temps de l'opération de rôtissage est suivie d'un phénomène inverse qui constitue le second temps.
La pénétration calorique étant accomplie, la pièce est retirée de l'action directe de la chaleur nue (broche) ou rayonnante (four) et mise à reposer. Alors, les sucs emprisonnés et refoulés, qui étaient soumis à une forte compression, se libèrent et refluent lentement vers l'extérieur jusqu'à l'enveloppe rissolée. Ils s'insinuent dans les tissus, achèvent leur cuisson en leur communiquant une jolie couleur rosée.
L'enveloppe rissolée elle-même s'amollit légèrement, son épaisseur tend à disparaître pour ne devenir qu'une mince ligne brune qui cerne à peine et souligne la tranche de viande rouge ou blanche, de laquelle s'échappent des perles de jus grassouillet, rosé ou doré suivant la nature de la viande. 


Où sont les erreurs ? 

Rôtir, sauter, griller, ce n'est pas "cuire par concentration" : cette terminologie fautive a été supprimées des programmes ("référentiels") de l'Education nationale depuis plusieurs décennies. 

Et, de surcroît, le "calorique" n'existe pas : c'était une idée de physico-chimie fautive, introduite vers l'époque de la Révolution française ! 

Parler de chaleur ? Pourquoi pas : cela est maintenant clairement défini par la thermodynamique... mais il ne peut pas exister de "concentration de la chaleur". Pourquoi évoquer une notion que l'on ne maîtrise pas ? Pour être simple et juste, il suffirait de dire que, quand on chauffe la pièce, elle s'échauffe par "conduction", avec une température à coeur qui augmente progressivement, l'échauffement à coeur étant plus lent que sur les bords. 

Cet échauffement "refoulerait" les "sucs des substances" ? D'abord, il n'y a pas de place, au coeur de la viande, pour quoi que ce soit. Donc impossible de refouler quoi que ce soit. Et pour ceux qui ne restent pas convaincus, je les invite à s'interroger sur le fonctionnement des vérins hydrauliques ! 

D'ailleurs, lisons lentement : ce fameux calorique qui n'existe pas refoulerait quoi ? Les "sucs des substances" ? Savez-vous bien ce qu'est un "suc", d'une part, et, d'autre part, de quelles substances s'agit-il ? La phrase est incompréhensible, ou, plus exactement, elle est insensée. 

L'enveloppe rissolée, maintenant : le fait que de la fumée s'élève d'une viande qu'on rissole suffit  à démontrer que cette couche superficielle n'est pas imperméable, qu'elle n'emprisonne rien du tout. D'ailleurs, le mot "emprisonné" est connoté, sans raison : littérairement, cette phrase est mal conduite, en plus d'être erronée.
Ajoutons aussi que la cuisson de la partie externe produit la contraction de cette partie, ce qui a pour effet de faire sortir les jus des parties contractées : c'est ce liquide qui fait le brun (du jus dont l'eau a été évaporée) que l'on déglace ensuite.

Un phénomène inverse, qui serait le second temps ? Voyons le paragraphe suivant, pour comprendre ce dont il peut s'agir (l'inverse de quelque chose de faux pouvant être faux !). 

On nous parle de pénétration calorique "accomplie" : qu'est-ce que cela veut dire ? Accomplir, selon le dictionnaire, c'est mener à son terme. Mais qu'est-ce que peut être ce terme ? Que la température serait partout égale ? Certainement pas, puisque la viande d'un rôti, à coeur, reste rouge. Alors ? Alors cela n'a toujours pas de sens. 

On nous dit alors de retirer la  pièce de l'action directe de la chaleur nue ou rayonnante. Disons simplement que l'on arrête de chauffer, non ? Car stricto sensu, en bon français, on ne retir pas la pièce de l'action de la chaleur. 

La broche correspondrait à de la chaleur nue ? Ouille ! Le feu cuit par rayonnement. Et, dans un four, c'est bien le rayonnement qui cuit, à moins que ce soit par contact avec de l'air chaud, ce qui n'est donc pas rayonnant : tout faux, à nouveau ! 

Bon, on met la viande à reposer. Là, je comprends, même si ce n'est guère précis : combien de temps ? 

Les auteurs enchaînent en parlant à nouveau des sucs "emprisonnés et refoulés", dont nous avons vu qu'ils n'existent pas. La seule chose qui soit juste, c'est que les jus aient été évaporés dans la partie superficielle, mais pas dans la partie interne, et que la partie interne soit restée quasi crue, alors que la partie superficielle est "cuite" (coagulée).
Oui, les zones périphériques étaient contractées, comme dit plus haut, et oui, elles se détendent, de sorte qu'elles peuvent aspirer des jus du coeur.
Et comme, de plus, les fluides migrent souvent, en moyenne, des zones où ils sont abondants vers les zones sèches, les jus du coeur peuvent migrer vers l'extérieur, quand la viande se détend. 

Le mot "insinuer" est connoté, mais passons, et la question de la couleur pourrait être discutée, mais la faute est mineure. 

En revanche, quand la viande se détend, il n'y a pas ce perlage dont on nous parle : celui-ci se fait dans la première phase, et pas ensuite. 


Bref, c'est du charabia. Pourquoi un cuisinier qui n'est ni physicien ni chimiste, et l'auteur du livre (celle qui a tenu la plume), qui n'avait pas non plus les connaissances nécessaires, se sont-ils laissés aller à dire n'importe quoi ? Leur nom est entaché à jamais, en quelque sorte.

De la mousse de yaourt ? Facile !


Des étudiants me demandent de les aider à faire une mousse de yaourt. Ils sont allés en cuisine, ont fait des essais, et ne sont arrivés à rien. Mais, à l'analyse, ils s'y sont très mal pris... parce qu'ils n'ont que très superficiellement utilisé l'organe qu'ils ont entre les oreilles (j'espère) et, surtout, parce qu'ils manquaient de méthode : pour obtenir un tel résultat, il ne faut surtout pas aller en cuisine, mais faire un travail technologique... qui commence avec un tableau pour travailler de manière systématique. 

 

La question posée  ? Il est facile de remplir le tableau : comment faire une mousse de yaourt ? L'analyse la question : l'objectif est donc de faire une mousse de yaourt, mais, avant de nous demander comment faire, nous aurions intérêt à nous demander ce qu'est une mousse de yaourt, et pourquoi faire une telle mousse ! Dans mon cas, après avoir interrogé mes interlocuteurs, j'ai appris qu'un industriel leur avait posé la question... de sorte que leur répondre revenait à donner gratuitement de l'expertise à cet industriel. Pas d'accord, il n'a qu'à payer ! En réalité, on voit que je réponds... mais c'est parce que, agent de l'Etat, je veux montrer : 

- aux étudiants qu'il faut de la méthode 

- aux industriels, que la science est la base de l'innovation? 

Et je mets l'analyse en ligne afin que les concurrents de l'industriel l'aient également. 

Des mousses ? il y en a d'innombrables, avec des textures différentes, entre le blanc en neige, la crème fouettée, le sabayon, etc. Et s'il y a d'innombrables solutions, il est inutile que nous nous lancions tête baissée dans la construction d'une mousse particulière, sans savoir de précisions sur la "commande". La première chose à faire, pour un "bureau d'études" (puisque c'est bien de technologie dont il s'agit), c'est de bien demader aux commanditaires de préciser leur commande. Maintenant les étudiants des écoles d'ingénieur doivent savoir que le lait, le blé, le sucre, sont des fantasmes, en ce sens que le lait est d'abord fractionné, en eau, matière grasse, protéines sériques, caséines, etc., 

Le yaourt, de ce fait, est aujourd'hui composé à partir de ces fractions, de sorte que l'idée qui consisterait à foisonner un yaourt serait naïve, même si l'on a ajouté de la gélatine ou une des innombrables protéines foisonnantes qui sont à notre disposition. D'abord, le produit ne serait plus exactement une mousse de yaourt, mais une mousse au yaourt, ce qui nous ramène à la question de la mousse au chocolat et de la mousse de chocolat, le chocolat Chantilly, que j'ai discutée dans un autre billet. 

Faire foisonner du yaourt ? Il y a dans le yaourt tout ce qui est nécessaire pour y parvenir, mais le le problème est surtout de stabiliser la mousse formée, pas de la produire, comme on s'en aperçoit en battant de l'eau pure : on voit des bulles d'air s'introduire, mais elles ne tiennent pas, alors que le blanc d'oeuf, lui, accepte également les bulles d'air, mais les ne retient, parce que les protéines viennent entourer les bulles. Dans la crème fouettée, la matière grasse cristallise au froid, et, quand elle est en quantité suffisante, elle stabiliser la mousse. 

Toutefois, on peut aussi imaginer des systèmes où des composés forment un gel "chimique", bien plus stables que des gels physiques. Les possibilités sont innombrables... La question n'est donc pas de foisonner un yaourt, mais plutôt de stabiliser la mousse obtenue. Quels composés du yaourt stabiliseront-ils la mousse ? Et puis ne peut-on pas chercher à obtenir des "mousses de yaourts" à partir des fractions évoquées plus haut, mais en séparant les étapes et en prévoyant immédiatement la stabilisation ? 

Supposons que nous partions du petit lait des yaourts, c'est-à-dire de l'eau et des protéines et, plus précisément, de protéines sériques, qui peuvent coaguler. Alors la mousse obtenue pourra être passé au four à micro-ondes, de sorte que l'on déclenchera la coagulation et que la mousse sera stabilisée. Une autre façon consiste à reprendre l'idée de la crème fouettée, mais avec les composés du yaourt, c'est-à-dire essentiellement l'acide lactique obtenu à partir du lactose. 

On n'oublie pas que, historiquement, le yaourt a sans doute été une découverte de nos lointains ancêtres qui, n'ayant pas les gènes du métabolisme du lactose à l'âge adulte, étaient privés de la possibilité de consommer le lait, donc ont produit des yaourt, des fromages, etc. 

Ajoutons (en vrac : on se souvient que je ne suis pas là pour répondre à la question de l'industriel qui n'a rien payé) que l'acide lactique donne un petit goût acidulé et frais, qui est intéressant, mais évidemment ce n'est pas le seul composé à faire le goût des yaourts, car la fermentation par les deux micro-organismes essentiels utilisés pour faire les yaourts conduit à une série de produits, qui sont soit solubles dans l'eau, soit solubles dans l''huile, de sorte que l'on peut récupérer les deux fractions pour les ajouter à la préparation finale. 

Finalement on voit que l'on pourra faire mille mousses de yaourts, avec mille consistances différentes, et mille goût différents. Rien de tout cela n'est difficile, à condition d'avoir bien analysé la chose. Passons donc maintenant à la troisième ligne du tableau : la proposition de solution. Comme on a vu qu'une infinité de solutions étaient envisageables, nous sommes bien en peine de remplir cette ligne, sans indications supplémentaires. 

D'ailleurs, voici un conseil à mes jeunes amis : ne répondons pas aux questions mal posées. Au minimum, reformulons les questions pour les poser mieux, et répondons à des questions bien formulées. Vient enfin l'évaluation de la proposition trouvée. Pour ce qui me concerne, elle est faite : j'ai dénoncé un commanditaire qui a passé une mauvaise commande, ce qui est le cas dans nombre de discussions technologiques, et, surtout, j'ai montré le bon exemple à des étudiants. 

Mais il manque quand même de leur avoir signalé que la cuisine, c'est de la technique, de l'art, du lien social. En cuisine, le "bon", c'est le beau à manger... de sorte que nos jeunes amis devraient se rapprocher d'artistes, pour leur projet. Le pire serait qu'ils s'imaginent qu'ils vont être capables de faire "un bon goût" ! En architecture, rien n'est pire que les ingénieurs qui se prennent pour des architectes : il faut des artistes pour dessiner... et les ingénieurs seront là pour rendre les dessins possibles, comme cela a été le cas pour la Philharmonie, à Paris, récemment ! Moralité : avant de nous lancer, analysons correctement, méthodiquement, les questions qui nous sont adressées, et ayons suffisamment de culture (scientifique) pour y répondre. Sans quoi, nous ferons comme les étudiants qui m'avaient interrogé, à savoir produire un travail technique qui n'aboutit même pas, et qui, au mieux, est minable gustativement. Bref, j'invite tous mes jeunes amis à utiliser le tableau précédent avec excès !

Répéter ? Là n'est pas la question

Alors que je regarde classe de maître de musique, je tombe sur un professeur qui répète tant les choses que je me lasse, ayant le sentiment que l'on me prend pour un imbécile. Quand on m'a  dit quelque chose une fois et que l'on me l'a dite correctement, j'ai compris et je trouve pénible qu'on répète, car on me fait alors perdre mon temps. 

Je croise cette observation avec ma propre pratique de professorat, qui fait l'hypothèse qu'il faut apprendre sept fois pour savoir puisque, comme nous apprenons trop vite et que nous sautons un mot sur sept, il nous faut sept lectures pour arriver à avoir tous les mots.
 

Un dilemme ? En réalité non, car il doit toujours y avoir d'abord la question de savoir à qui l'on s'adresse. Si on s'adresse à ceux qui apprennent vite, alors il faut parler vite. Si l'on s'adresse à ceux qui apprennent lentement, il faut parler lentement. 

Un problème résulte évidemment de l'hétérogénéité des classes... mais c'est une erreur des professeurs de vouloir enseigner de la même manière à des personnes très différentes et il serait temps, au 21e siècle,  de trouver des moyens de faire plus intelligemment qu'on a fait par le passé. Il a été dit mille fois que le tutorat était une meilleure solution et notamment parce que c'est l'étudiant qui apprend, le professeur se limitant à proposer un cadrage des étude, un déblogage éventuel, à indiquer des pistes, à proposer des évaluations qui visent surtout à dépister des incompréhensions qui seraient passé inaperçues. 


Bref, c'est seulement dans une vision périmée du professeur que se posent des problèmes qui n'ont pas lieu d'être et l'on ne répétera jamais assez que la question n'est pas pour les professeurs d'enseigner ou de professer (mieux). La question est, pour les étudiants, d'étudier ! 

dimanche 21 avril 2024

La question des questions scientifique


Lors d'évaluations des travaux scientifiques, qu'il s'agisse de juger des rapports écrits ou des présentations orales, il y a souvent la question des questions scientifiques : lesquelles ont-elles été retenues pour les travaux effectués ? 

Les évaluateurs, s'ils font bien leur métier, doivent distinguer les questions scientifiques des questions technologiques. Les unes ne sont pas mieux que les autres, ou les autres que les unes, mais il y a des différences de nature : dans un cas (les sciences de la nature), on cherche à repousser les frontières de l'inconnu, mais, dans l'autre, on veut perfectionner des techniques, introduire des méthodes nouvelles, inventer et non pas découvrir. 

Ici, je m'interroge sur les questions scientifiques, et non pas sur les questions technologiques, faisant l'hypothèse (bien exagérée, hélas) que nos évaluateurs sauront faire la différence. Comment sélectionner nos questions (scientifiques, donc) ? 

Pourquoi avons- nous choisi les questions que nous explorons ? Cette... question est évidemment très difficile, et si l'on se reporte à d'autre billets, on verra que je propose moins d'y répondre que de s'être interrogé, en vue de pouvoir y répondre un jour de façon claire. Oui, je propose que nous sachions répondre clairement à : 

1. quelles questions scientifiques explorons-nous ? 

2. pourquoi avons-nous choisi ces questions plutôt que d'autres ? 

Etre capable de dire quelle est la question que nous explorons, c'est la clé de voûte de l'ensemble du travail, car la réponse à cette question conditionne le choix des méthodes que nous mettons en œuvre. Si l'objectif est connu, alors le chemin qui y mène pourra être choisi, mais l'inverse est plus hasardeux. Certes, il se peut fort bien qu'une question soit inaccessible et moins intéressante que le chemin que l'on empruntera, chemin au cours duquel nous ferons mille découvertes, et peut-être même des découvertes importantes, si l'esprit est préparé, mais on conviendra que la méthode est quand même hasardeuse, et manque de réflexion. Pour ce qui concerne les raisons pour lesquelles nous choisissons une question plutôt qu'une autre, c'est là, à nouveau, un sujet de discussion que je propose d'avoir, car les scientifiques savent bien que certaines questions sont plus "porteuses" que d'autres, en termes de frontières de l'inconnu repoussées. 

Certaines études trouvent une réponse à une question, et font faire des progrès très locaux, ce qui n'est pas mal, mais sans plus. En revanche, dans d'autres cas, les études ouvrent des champs, et l'on ne peut s'empêcher de penser que le travail est alors bien supérieur. On aura compris que, évaluateur (des autres ou de moi-même), je préfère les questions qui ouvrent des champs aux questions qui se limitent à apporter des réponses ponctuelles. Bien sûr, il y a toujours le risque qu'une ambition démesurée conduise à des travaux stériles, et il est sans doute de bonne stratégie d'avoir des travaux à des échelles de temps différentes : petites questions, moyennes questions, grandes questions. 

Pour autant, peut-on faire une carrière sur de petites questions ? C'est peut-être dommage, sauf si l'accumulation de petites questions finit par faire un champ de grande ampleur, une belle construction. Mais on se souvient surtout que, pour les question aussi difficile que celle qui est traitée par ce billet, je n'ai aucune certitude… et surtout des questions. Je demande essentiellement que nos communautés aient des discussions claires à ce propos, afin d'aider les jeunes scientifiques à forger leurs stratégie.

samedi 20 avril 2024

Les Ateliers Science et Cuisine

 
En 2001, nous introduisions les Ateliers Expérimentaux du Goût dans les écoles primaires, sous la houlette du Ministre de l'Education nationale. Rapidement des extensions furent trouvées pour les collèges et les lycées. 

Puis, en 2004, furent créés les Ateliers Science & Cuisine, en relation avec les programmes scolaires, pour les collèges et les lycées. Un groupe de professeurs a alors travaillé, sous la houlette de l'Inspection de l'Académie de Paris, pour préparer des activités sur ce thème, fournissant des documents pédagogiques utilisables par les collègues. 

Les "fiches" de ces Ateliers, aujourd'hui souvent préparéees par Marie-Claude Feore et Laure Fort, dans le cadre du Centre international de gastronomie moléculaire AgroParisTech-Inra, sont en ligne, soit sur le site de l'Académie de Paris, soit (c'est plus complet) sur le site du Centre International de gastronomie moléculaire AgroParisTech-Inra : http://www.agroparistech.fr/-Les-Ateliers-Science-Cuisine-colleges-lycees-.html 

Le succès de ces ateliers ne se dément pas : environ 30 demandes pour des TIPE ou des TPE arrivent chaque jour au Centre (icmg@agroparistech.fr). N'hésitez pas à utiliser les fiches, ou bien à les faire utiliser, en diffusant l'information dans votre entourage !

vendredi 19 avril 2024

Mousse au chocolat : ancien. Chocolat Chantilly : nouveau !

 
De nombreuses personnes m'interrogent sur la "mousse au chocolat", sans doute parce que mon nom est associé à une invention que j'avais faite en 1995, à savoir le "chocolat chantilly", lequel n'est pas une mousse "au" chocolat, mais une mousse "de" chocolat. 

Expliquons... en utilisant un système utile : le "formalisme des systèmes dispersés", ou DSF (l'acronyme de "disperse systems formalism"). Pour cette description, c'est tout simple : il considérer que les matières sont faites de gaz (G), de liquides (L), de solides (S), et que les phases sont organisées les unes par rapport aux autres. Par exemple, une mousse de savon, ou un blanc d'oeuf battu en neige) est faite de bulles de gaz (l'air, G) dispersées dans un liquide (l'eau savonneuse, le blanc d'oeuf). Pour décrire une dispersion "aléatoire" (au hasard) des bulles, on utilise un symbole qui est "/". Ajoutons, aussi, que les liquides peuvent être des solutions aqueuses (jus de fruit, bouillon, thé, café, vin...), ce que l'on note W (pour water, en anglais), ou des matières grasses liquides (huile, chocolat fondu, fromage fondu...). 

Pour décrire une mousse de blanc en neige, on notera donc G/W. # De même, un gel de gélatine est fait d'un liquide (une solution aqueuse) dispersées dans un réseau solide : leas protéines de la gélatine forment une sorte d'architecture qui inclut l'eau. Toutefois, ici, l'eau n'est pas sous la forme de gouttes isolées, mais forme une phase liquide, interpénétrée avec le réseau solide, d'où l'usage d'un autre symbole : x. 

 

Tout d'abord, la mousse au chocolat classique

Ayant vu un début de formalisme, revenons à la mousse au chocolat, et, tout d'abord, à une recette classique. Pour faire une mousse au chocolat, on commence par fondre du chocolat... lequel est principalement fait de cristaux de sucre (très petits, solides) dispersés dans une matière grasse, liquide quand le chocolat est fondu. Eventuellement (mais ce n'est pas obligatoire), on ajoute du beurre ou du jaune d'oeuf, mais cela ne change pas grand chose : le chocolat fondu est décrit par S/O, où S représente les cristaux de sucre, et O la matière grasse liquide. Puis, à part, on bat des blancs d'oeufs en neige, et l'on fait donc une mousse : G/W. Ayant ces deux matières, on ajoute le chocolat fondu à la mousse, et l'on obtient donc une mousse "au" chocolat. 

 

Ensuite, le chocolat chantilly

Tout le monde faisait ainsi des mousses au chocolat, jusqu'à ce que, en 1995, j'invente le "chocolat chantilly". De quoi s'agit-il ? En 1995, donc, j'ai analysé la fabrication de la crème fouettée, laquelle est obtenue par foisonnement (on bat) de la crème (on verra qu'il n'y a pas de crème dans le chocolat chantilly) . La crème est obtenue à partir du lait, lequel est une "émulsion", parce que des gouttelettes de matière grasse sont dispersées dans de l'eau ; la formule est donc O/W. 

Quand on laisse le lait reposer, les gouttes de matière grasse viennent flotter en surface, ce qui fait la crème, et la crème est donc une émulsion concentrée : encore O/W. Puis, si l'on bat, on introduit des bulles d'air, de sorte que l'on obtient (G+O)/W. Mais, comme on fait cela à froid, une partie de la graisse fige, et forme un réseau qui stabilise la crème fouettée. 

Terminons en signalant que la différence entre crème fouettée et crème chantilly tient seulement à la présence de sucre dans la crème chantilly : le sucre se dissout dans l'eau de l'émulsion. 

Mon idée a été de généraliser le procédé : d'une émulsion, on passe à une émulsion foisonnée qui est "figée" par le froid. Comment cela fonctionne-t-il ? Partons d'une casserole, où nous mettons 200 g d'eau : W. Puis déposons dans la casserole un morceau de chocolat (250 grammes), puis chauffons : le chocolat fond, et libère les cristaux de sucre, qui viennent se dissoudre dans l'eau, tandis que la matière grasse vient s' "émulsionner" : des gouttes de matière grasse se dispersent dans l'eau sucrée. Si l'on fouette, on voit que le fouet pousse des bulles d'air dans l'émulsion, de sorte que l'on obtient le système (G+O)/W... mais on voit bien que les bulles d'air remontent à la surface, ne sont pas bien piégées dans l'émulsion. En revanche, si l'on pose la casserole sur des glaçons, la matière grasse liquide solidifie, cristallise, et les bulles sont piégées... et l'on obtient une mousse "de" chocolat : c'est cela, le chocolat chantilly ! 

Bref, il n'est pas nécessaire d'oeuf pour faire une mousse chocolatée (je n'utilise ni "de", ni "au"). C'est même un gâchis, du point de de l'économie familiale. Et puis, si l'on est gourmand, pensons que l'eau utilisée peut être thé, infusion de menthe, jus d'orange, vin... <strong>Et une question</strong> Tout cela étant posé, venons en finalement à une question reçue ce matin d'une élève de Première S, qui fait un "travail personnel encadré" (TPE) : # Bonjour Monsieur, je me permets de vous contacter pour des questions à propos de la mousse au chocolat pour notre tpe. Est ce que vous pourriez m'indiquer où se passe l'émulsion dans la mousse au chocolat, à quel moment ? Auriez vous une explication scientifique à me donner quand le chocolat fond au bain marie, ce qui se passe au niveau moléculaire par exemple. Que se passe-t-il quand nous mélangeons le chocolat avec les blancs en neige ? Je détaille chaque étape de la mousse au chocolat au niveau moléculaire mais je bloque. Je suppose que notre jeune amie s'intéressait plutôt au chocolat chantilly plutôt qu' à la mousse au chocolat. A quel moment se fait l'émulsion ? Je l'ai indiqué : quand le chocolat fond dans l'eau. Que se passe-t-il au niveau moléculaire quand on fond du chocolat, au bain-marie ? Dans le chocolat, la matière grasse est sous la forme de cristaux, avec les molécules empilées régulièrement les unes sur les autres. Les molécules ? Ce sont majoritairement des "triglycérides", des molécules analogues à des "peignes à trois dents". Le manche du peigne, c'est trois atomes de carbone ; les dents sont des "résidus d'acides gras" (et non pas des acides gras), avec principalement des atomes de carbone attachés en une chaine, avec des atomes d'hydrogène liés aux atomes de carbone. La chaleur, c'est de l'agitation des molécules : les molécules qui étaient tranquillement empilées se détachent, et vont flotter dans le liquide, sans rester associées. Que se passe-t-il quand on mélange du chocolat fondu avec des blancs en neige ? Cette fois, notre jeune amie ne discute plus le chocolat chantilly, mais la mousse au chocolat. D'un côté, une graisse liquide (comme l'huile) et, d'autre part, une mousse. En pratique, la mousse vient dans la matière grasse liquide, et l'on a des "blocs" de mousse dans la graisse liquide. Au refroidissement, la matière grasse du chocolat recristallise... et les blocs de mousse sont piégés.

jeudi 18 avril 2024

Vulgarisation et enseignement

 
Je me demande finalement si la vulgarisation ne nuit pas un peu à l'enseignement. La question est ancienne de savoir quelle est la différence entre la vulgarisation scientifique et l'enseignement des sciences. 

Pour la vulgarisation, une règle communément admise (mais que je propose de questionner ici) est d'éviter les équations, au point même que le physicien britannique Stephen Hawkings, dans l'introduction d'un livre de vulgarisation qui date d'il y a quelques années, raconte que son éditeur lui avait recommandé d'éviter les équations sous peine de perdre tous ses lecteurs. 

On sait, d'autre part, combien les scientifiques tels que Richard Feynman ou Pierre-Gilles de Gennes ont promu ce que l'on a nommé la physique avec les mains, c'est-à-dire un discours de vulgarisation qui évite complètement les équations et donne l'idée des phénomènes, leur compréhension. Leurs interlocuteurs comprennent alors, certes, les mécanismes des phénomènes, mais, je ne sais pourquoi, j'étais gêné quand je trouvais dans des devoirs d'étudiants des discours analogues, tout faits de mots. 

A la réflexion je comprends que ces discours sont des discours, et que leur validité n'est jamais assurée. Je veux dire par là que l'on peut me dire tout et son contraire, sans que je sois en mesure de savoir sir le discours proposé est juste. Pour être fixé, il n'existe qu'un seul recours, à savoir les équations, le formalisme, le calcul, ce qui est, d'ailleurs, la "marque de fabrique" des sciences de la nature. 

Et voilà pourquoi je commence à me demander si l'on ne devrait pas éviter, dans l'enseignement scientifique, ce type de descriptions, de procédés, pour revenir de façon bien plus certaine au maniement des équations. Certes nos étudiants en sciences des aliments ne seront pas plus ignorants à chaque nouvelle connaissance générale qu'ils auront. Par exemple, ce sera bien s'ils savent que le blanc d'oeuf est fait de 90 pour cent d'eau et de 10 pour cent de protéines, mais cela sera bien mieux s'ils savent qu'il existe des protéines de deux sortes au moins, globulaires ou fibrillaires, et s'ils connaissent la constitution chimique de ces dernières, les distances de liaison, leurs énergies, non pas pour faire une collection de papillons, mais plutôt pour être capables d'envisager des réactivités. 

La prétendue réaction de Maillard est un exemple éclairant, car nombre de personnes évoquent cette réaction, en mélangeant tout. Dès qu'un aliment brunit quand il est chauffé, on invoque la réaction de Maillard, et le tour est joué. Ce vernis n'est ni une connaissance, ni une compétence. De même pour la partie physique de l'affaire, par exemple quand, à propos de systèmes colloïdaux, telles les glaces, on met un nom tel "maturation d'Ostwald" sur le phénomène, et hop, à nouveau, le tour est joué : les cristaux de glace grossissent. En réalité, la seule vraie question, c'est "combien ?". Oui une maturation d'Ostwald peut faire grossir des cristaux de glace, mais de combien ? A quelle vitesse ? Et là, la connaissance du nom du phénomène ne suffit pas : il faut savoir manipuler les équations, savoir calculer... de sorte que c'est cela qu'il nous faut donner à nos étudiants. 

Si l'on distingue maintenant la science des aliments et la technologie des aliments, cela revient à faire une différence entre la production de connaissances scientifiques et leur utilisation. Les ingénieurs n'ont pas besoin d'être capables de produire des connaissances, mais ils ont besoin de savoir les utiliser et, de ce point de vue, on comprend que c'est l'utilisation des équations qui s'impose. A la limite, le maniement des équations est la seule chose qui compte, et ils n'auront pas besoin de savoir comment ces équations ont été établies. Pour autant, bien sûr, ils ne deviendraient pas plus bêtes à le savoir, à l'avoir vu une fois. 

Il en va de même pour la chimie et, là, si l'on reprend le cas des réactions fautivement dite de Maillard (il faut dire "amino-carbonyle"), on peut s'interroger sur ce que serait ce maniement. Le versant scientifique de l'affaire serait certainement, d'un côté la compréhension des mécanismes détaillés, avec ses modulations, c'est-à-dire savoir comment les réactions amino-carbonyle changent selon la nature des composés particuliers mis en œuvre, et, d'autre part, l'utilisation consiste à connaître ce fait que des sucres réducteurs et des acides aminés peuvent réagir pour former des composés d'Amadori ou de Heyns, lesquels se modifieront ensuite par une foule de réactions qui ne sont plus des réactions amino-carbonyle, mais des dégradations de Strecker, des hydrolyses, des condensation, etc. 

 

Revenons à notre question de la vulgarisation. Quel est l'objectif ? Produire un discours ? Ce serait bien limité. Combattre la pensée magique ? Là, l'enjeu est absolument merveilleux, et c'était en tout cas l'engagement qui était le mien quand je travaillais à la revue Pour la science. Au lieu de dire "la fusée à décollé", l'objectif était de rendre nos amis lecteurs capables de faire décoller la fusée, en expliquant bien le principe du moteur. 

Mieux, un des plus beaux articles produits par la revue fut signé par Kenneth Wilson, prix Nobel de physique, qui avait expliqué la théorie de la renormalisation : il n'y avait pas d'équation, dans ce texte, mais les équations étaient dites avec des mots, et, dans ce cas particulier, on aurait pu en traduire les mots de l'article en équations que l'on aurait ensuite été en mesure de juger du point de vue du calcul. C'était une vulgarisation d'excellente qualité, bien qu'un peu difficile pour un public non averti, non pas en raison d'une difficulté intrinsèque, mais surtout parce que l'article était très long : il avait fallu une vingtaine de pages de journal imprimé pour arriver à débobiner la totalité de l'explication. Mais quel bonheur ! 

Finalement la différence entre vulgarisation et enseignement scientifiques ou technologiques paraît claire : dans un cas, on lutte contre la pensée magique, et l'on donne des clés pour montrer que le monde n'est pas fait de lutins, fées, diables, etc. Dans l'autre, il faut soit communiquer des connaissances mobilisables dans une usine par un ingénieur, soit mettre sur la piste de la recherche scientifique, laquelle est du maniement d'équations, et non pas de discours vaguement poétique. 

Et ici j'utilise le mot "poésie" à bon escient, car, je crois qu'une partie de la vulgarisation est de cette nature, à savoir qu'il y a des sons, des évocations, des couleurs, qui sont transmises par une certaine vulgarisation. Une sorte de ronronnement rassurant qui s'apparente à la poésie, puisque l'on est dans l'ordre de l'émotion. Certes c'est ainsi que l'on vend des livres, mais ce n'est pas ainsi que l'on fait tourner une usine ou que l'on produit des connaissances nouvelles. 

Finalement, sur les copies d'étudiants en sciences des aliments ou en technologies des aliments, je ne demande qu'une chose : des équations. Pour les ingénieurs, il faudra savoir s'en servir. Pour les scientifiques, il faudra savoir comment les produire. Voilà les compétences exigibles dans nos enseignements de science et technologie des aliments, je crois. Qu'en pensez-vous ?

mercredi 17 avril 2024

Eloge de la technique... faite avec la tête


Certains croient que la technique est une activité mécanique, où l'être humain pourrait être remplacé par une machine, un robot... Les idées de ce genre méritent d'être réfutées, et notamment en considérant qu'il y a souvent une composante artistique et une composante sociale dans l'acte technique. 

Pour la cuisine, le soin, par exemple, est essentiel, parce que c'est une façon de se préoccuper du bonheur de ceux que l'on nourrit. En outre, le technicien culinaire qui ne se préoccuperait pas de faire bon serait vite ramené dans le droit chemin, ce qui prouve, à nouveau, que la question technique est merveilleuse : vive la technique intelligente ! 

Ce matin, je reçois une question, par des élèves en classe de Première S, qui me fournit un merveilleux exemple à l'appui de la thèse précédente. Voici :  

Au cours de nos expériences où nous utilisons seulement les matières premières ( oeuf, sucre et huile), nous avons remarqué que la sphérification avec l'oeuf et l'huile n'était pas possible. Nous avons utilisé la sphérification basique, inversée et aussi avec l'agar agar. Nous voudrions savoir si c'est un problème de technique ou de dosage, ou si effectivement c'est impossible avec ces matières ? Alors la sphérification ne serait pas possible avec toutes sortes d'aliments ?

 

Analysons tout d'abord en reprenant les termes de la question

 

Nos jeunes amis ont voulu faire des objets avec un coeur liquide et une peau gélifiée, en mettant au coeur du système soit de l'oeuf, soit du sucre, soit de l'huile (leur message n'est pas clair), soit un mélange des trois. L'oeuf est un liquide, de sorte qu'il faut interpréter : ils ont voulu faire soit du blanc d'oeuf, dans une peau gélifiée, soit du jaune dans une peau gélifiée, soit un mélange des deux. 

Pour le sucre, je suppose que ce n'est pas du sucre qu'ils ont voulu inclure, car le sucre n'est pas liquide. Pour l'huile, je comprends la question. 

Puis nos amis nous disent que la sphérification d'oeuf ou d'huile n'est pas possible. Là, ils vont trop loin : ils auraient dû seulement dire qu'ils n'ont pas réussi ! 

Ils parlent de "sphérification basique et inversée", mais ils font sans doute état de la méthode directe et de la méthode inverse. Dans la méthode directe, on met du calcium dans un bain d'eau, et l'on fait tomber dans ce bain des gouttes d'une solution qui dissout de l'alginate de sodium. Dans la méthode inverse, on dissout l'alginate de sodium dans de l'eau (qui ne doit pas contenir de calcium, sans quoi la gélification se fait avant qu'on ait pu faire la manipulation), puis on y dépose un liquide qui contient du calcium. 

Avec l'agar-agar, rien de tout cela n'est possible, sauf par des méthodes différentes, telles celles que j'avais introduites il y a longtemps (voir http://www.pierre-gagnaire.com/#/pg/pierre_et_herve/travaux_precedents/55). 

Enfin, il y a cette question : la sphérification serait-elle impossible avec toutes sortes d'aliments ? Pour laquelle je propose de répondre que, avec une voiture dont la vitesse maximale est de 150 kilomètres à l'heure, il n'est pas possible de faire du 200 ! 

 

Puis analysons plus avant. 

 

Soit du blanc d'oeuf (auquel on aura donné du goût, sans quoi c'est peu intéressant), que l'on veut mettre dans une couche gélifiée. Ne suffit-il pas de faire un oeuf poché ? On a bien un coeur liquide dans une peau gélifiée, puisque c'est cela que fait l'oeuf qui cuit : un gel. 

OK, nos amis voudraient une peau transparente. Alors la méthode inverse fonctionne très bien : en mettant du calcium dans le blanc, et en le faisant tomber dans une solution d'alginate, on obtient ce qu'ils souhaitent... Ce qui m'alertent, d'ailleurs, c'est la brièveté de leur description : j'ai souvent vu des personnes s'étonner de ne pas obtenir la gélification de l'alginate... alors qu'ils n'utilisaient pas d'alginate, ou pas de calcium. Il faut les deux ! 

Soit maintenant du jaune, que l'on veut mettre en sphères liquide : là encore, tout va bien par la méthode inverse... ou en déposant un jaune d'oeuf quelques secondes dans de l'azote liquide : une coque gélifiée se forme, avec le jaune liquide au centre. Pour le sucre, on a vu plus haut que l'on ne peut pas obtenir un liquide avec un solide... sauf bien sur si l'on dissout le sucre dans l'eau, pour faire un sirop. Et là, rien de plus facile que de faire des perles de sirop, qui remplacement avantageusement le sucre que l'on met dans le café. La méthode directe fonctionne très bien, tout comme la méthode inverse, d'ailleurs. 

Avec l'huile, enfin ? On se souvient que, si l'on emploi de l'alginate de sodium et des ions calcium (souvent sous forme de lactate de calcium ou de chlorure de calcium), il faut dissoudre un des deux partenaires dans le produit que l'on veut mettre en perles à coeur liquide, et l'autre partenaire dans le bain où on dépose le premier liquide. Et là, il y a effectivement un problème... car les ions calcium ne sont pas solubles dans l'huile, ni l'alginate de sodium. 

Pour autant, il y a de nombreuses façons de faire, comme je l'ai indiqué dans ma rubrique "Science &amp; gastronomie" de la revue Pour la Science (http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/a/article-de-l-huile-en-perles-31124.php).

samedi 13 avril 2024

Comment faire une découverte scientifique ?

 Comment faire une découverte scientifique ? Si je savais ! 


Je parlerais volontiers d'épistémologie, mais je sais que le mot fait peur : beaucoup d'amis que je rencontre se ferment comme des huîtres à l'évocation de ce mot, craignant une certaine philosophie de petit marquis, où le sens des mots n'est pas fixé, de sorte que les discours sont soit tautologiques, soit pas réfutables. Et puis, il a plus de trois syllabes, de sorte que l'on peut craindre des complexités théoriques inutiles. Certes la discipline est pratiquée par des individus qui sont pas toujours d'une clarté absolue, à l'aune des critères scientifiques (je parle des sciences de la nature, bien sûr). Certes la discipline est encombrée par quelques uns qui croient que les sciences ne sont qu'une activité sociale, en rien différente des religions… mais c'est là de l'idéologie et cela ne concerne pas l'activité réelle qui est désignée par ce mot : "épistémologie" vient d'épistémé, savoir, et de logos étude. L'épistémologie, donc, c'est l'étude du savoir et, en pratique, l'étude des sciences. Il y a, comme dans tout champ, des épistémologistes remarquables, et l'on ne saurait manquer d'évoquer Jean Largeault, décédé il y a quelques années, ou encore, avant lui, Emile Meyerson... ou Henri Poincaré, dont La science et l'hypothèse devrait être la lecture de tout jeune scientifique ! 

 

Epistémologie, philosophie des sciences... mais lesquelles ? 

Le mot "sciences" est plus court qu'épistémologie, mais -je me répète un peu par rapport à d'autres billets- il n'est pas moins ambigu, car il confond les sciences de la nature et les sciences de l'être humain et de la société, deux activités qui n'ont le plus souvent rien à voir, non pas que j'accuse nos amis géographes ou historiens de faire du mauvais travail, mais seulement que la base de ces sciences n'est pas l'acte de foi selon lequel le monde est écrit en langage mathématique. 

Autre ambiguïté que j'ai discuté ailleurs abondamment : la confusion des sciences de la nature et de la technologie, c'est-à-dire leur application, alors que, là encore, les deux activités sont bien différentes. 

Bref laissons de côté le mot "épistémologie" et gardons le mot "sciences" pour son acception réduite à "sciences de la nature", et posons cette question extraordinairement pratique, qui est celle que tous les scientifique des sciences de la nature doivent se poser (ou peuvent se poser, puisque je n'ai pas à juger de ce que les autres doivent faire) : comment faire une découverte ? Il me semble que, pour atteindre un objectif, il vaille mieux avoir une méthode raisonnable de l'atteindre, un chemin (methodon, en grec), et l'on voit mal pourquoi la découverte scientifique s'échapperait à la règle. Mais là encore, je peux me tromper, et c'est la raison pour laquelle je propose à mes collègues de répondre à ce billet afin que leur réponse soit publiée à côté du débat. 

 

Comment donc faire une découverte ? 

 Il est remarquable d'observer que les Grands Anciens, les Lavoisier, Faraday, Einstein, Galilée..., ne sont pas des individus d'une seule découverte, mais de plusieurs, ce qui corrobore mon hypothèse qu'ils auraient eu une méthode permettant la découverte. Laquelle ? Bien sûr, on peut balayer la question d'un revers de main, en disant que seuls comptent le travail, l'activité et l'intelligence, mais si j'accepte l'idée du travail, le mot "intelligence" m'arrête, car il en existe des formes innombrables : celle du corps (les athlètes), celle du coeur, celle des équations, celle de la chimie, celle de l'expérimentation… Et puis, s'il y a une intelligence de la découverte scientifique, en quoi consiste-t-elle ? Soit donc la question : comment faire des découvertes ? J'ai posé cette question à de grands scientifiques contemporains, et je m'intérese depuis longtemps à l'histoire des sciences et à l'épistémologie, notamment parce que ces disciplines peuvent nous livrer des méthodes restées implicites. Je livre ici un résultat rapide de mes enquêtes. Tout d'abord, il y a une méthode qui consiste à mettre en oeuvre une saine compréhension du travail scientifique, lequel consiste en (1) identification d'un phénomène ; (2) quantification de ce phénomène ; (3) réunion des données quantitatives en lois synthétiques (des équations) ; (4) recherche de mécanismes quantitativement compatibles avec ces lois ; (5) recherche de prévisions expérimentales fondées sur les théories ainsi établies ; (6) test expérimental des prévisions. 

La recherche des mécanismes, par l'application de cette méthode est une façon de faire. Est-elle bonne ? En tout cas, elle est saine. D'autre part, dans la même veine, il y a ceux qui partent des théories, qu'ils cherchent à réfuter. On observera que c'est là se focaliser sur un autre aspect de la méthode scientifique. Autrement dit, on sait que les sciences de la nature produisent des théories insuffisantes que l'on cherche à réfuter afin de produire des théories meilleures. Ici, c'est l'écart à la théorie qui est important, et je nomme cela un symptôme. En pratique, imaginons que l'on ait fait des mesures et que l'on ait vu des régularités, telles que 1, 2, 4, 8, 16… , alors une irrégularité est intéressante, puisqu'elle nous met sur une piste nouvelle qui n'est pas dans la régularité. Il y a donc une méthode qui consiste à se focaliser sur ces symptômes, nos mauvaises descriptions théoriques. 

Troisièmement il existe des scientifiques pour qui le travail scientifique consiste à "résoudre un problème". Je n'ai pas très bien compris ce qu'ils entendent pas là, mais je pressens la question : il y aurai un problème à creuser, une incompréhension, par exemple, de sorte que cette méthode serait analogue à la première. Une quatrième méthode consiste à construire une sorte de "microscope" particulièrement puissant, et à observer le monde avec ce nouvel outil. Par "microscope", je ne désigne pas le classique microscope optique, mais tout nouveau moyen d'observation, par exemple aussi bien un synchrotron, qui délivrera des faisceaux avec lesquels on sondera la matière, qu'un microscope à force atomique, ou même des appareils de spectroscopie qui, révélant les signatures de phénomènes ou objets, nous mettront sur la piste de ces phénomènes ou objets. Bref, si nous avons un moyen d'observation que nos prédécesseurs n'avaient pas, alors nous pourrons observer des phénomènes ou objets qui n'avaient pas été vus, et c'est bien là ce qui se nomme "découverte" : ce qui était couvert est découvert. 

Enfin il y a cette méthode qui tient dans une phrase : "tout fait expérimental, tout résultat de calcul sont des cas particuliers de théories générales que nous devons inventer". Cette fois, il semble que l'activité proposée soit différente, puisqu'elle relèverait de l'invention et non de la découverte, mais je crois en réalité que la construction théorique est bien de cette nature. Il s'agit de construction ; non pas une construction au hasard, non pas une construction poétique, mais une construction extraordinairement encadrée par de nombreuses mesures expérimentales des phénomènes, de nombreuses caractérisations quantitatives, et par les équations qui ont réuni ces données en lois synthétiques. Nous avons fait des mesures pour explorer un phénomène, nous avons obtenu de très nombreuses données quantitatives, nous avons regroupé ces données en lois synthétiques et nous cherchons maintenant des explications mécanistiques de ces lois. Les mécanismes sont des phénomènes que l'on peut exprimer en termes d'équations, et les sciences de la nature se nourrissent de cela. 

Par exemple, quand fut établie la mécanique quantique, il y avait des phénomènes étranges pour des objets très petits, et les données quantitatives furent à l'origine de deux constructions théoriques qui semblaient initialement différentes, à savoir les matrices et les opérateurs. Je passe sur les détails historiques, mais j'observe surtout que, finalement, ces deux formalisme furent réconciliés, et ils devaient l'être, car ils correspondaient aux mêmes phénomènes et aux mêmes données quantitatives. Bref il y a cette nécessité d'élaborer un cadre théorique associé à des mécanismes, à des objets particuliers. Par exemple, l'électron : il fut d'abord vu comme une espèce de petite boule de billard ; puis on lui découvrit une nature ondulatoire, comme des rides de la surface de l'eau, et l'on découvrit finalement que les particules subatomiques -tels les électrons- ne sont ni des particules ni des ondes, mais des objets subatomiques qui, quand on les regarde d'une certaine façon apparaissent comme des ondes, et quand on les regarde d'une autre façon apparaissent comme des particules ; d'ailleurs, on peut les regarder d'une troisième façon elles apparaîtront alors d'une troisième façon. Surtout les électrons qui étaient des particules initialement supposées pour expliquer des phénomènes sont devenus une sorte de dossier de plus en plus le gros, parce que correspondant à des mesures de plus en plus nombreuses . On a caractérisé (quantitativement !) l' électron, ses interactions avec la matière, et notre connaissance s'est augmenté. Notre dossier a gonflé à mesure que nous découvrions les propriétés de l'électron. Ces découvertes se sont évidemment faites sur la base d'expériences, mais ces expériences ont conduit à des propositions théoriques, qui ont constitué la théorie actuelle, théorie que les sciences de la nature doivent continuer à réfuter, car on ne dira jamais assez que l'on ne peut pas démontrer des théories, puisque celles-ci sont insuffisantes ; on peut seulement chercher à les réfuter pour en trouver de meilleures, plus proches des résultats expérimentaux. Voilà ce que j'ai glané, et c'est assez clair, de sorte qu'il ne nous reste plus qu'à nous retrousser les manches soit pour mettre en œuvre les méthodes que je viens d'énoncer, soit pour en trouver d'autres, et les partager avec la communauté, car il est vrai que, au moins pour certains, le monde des sciences de la nature est un monde éblouissant, enthousiasmant, au point que nous voulons partager avec tous les bonheur de nos travaux. 

 

Comme on dit en alsacien, ans Bràtt, au travail !

vendredi 12 avril 2024

La recherche bibliographique

 
A propos de bonnes pratiques scientifique se pose immanquablement la question de la bibliographie, puisque c'est une des activités auxquelles se livrent les scientifiques. 

Je propose que nous nous étonnions de ce que, dans la description de l'activité scientifique qui commence par l'observation d'un phénomène et dont le cycle s'achève avec la réfutation des prévisions expérimentale fondée sur les théories (voir http://www.agroparistech.fr/Les-etapes-de-la-recherche-scientifique.html), il manque ce pan important de l'activité scientifique qu'est la recherche bibliographique. 

C'est d'autant plus étonnant que, dans les formations scientifiques et technologiques actuelles (et c'est un fait que le mot "science" est bien souvent détourné par la technologie, contre laquelle je n'ai rien, bien au contraire, mais qui ne se confond pas avec la science, quand même), le moindre étudiant est éduqué à commencer toujours son travail par une telle recherche. Doit-on considérer que, si l'étude bibliographique ne figure pas dans la description des étapes de la science, c'est que la description qui a été donnée est fautive ? 

Reprenons les étapes de la méthode scientifique les unes après les autres pour voir où l'étude bibliographique trouve sa place. Nous avons dit que le travail scientifique commence avec l'observation d'un phénomène. Ce qui n 'a pas été dit, c'est que nous voyons les phénomènes avec des yeux théoriques, si l'on peut dire. C'est parce que nous avons des théories, implicites ou explicites, que nous pouvons chercher à les tester, et l'on se reportera aux discussions énergiques d'il y a quelques décennies entre René Thom et Anatole Abragam, à l'Académie des sciences, par exemple, pour comprendre que les phénomènes ne sont pas toujours aussi évidents qu'on pourrait le penser.

 

 La bibliographie, dans les étapes scientifiques 

Oui la surrection d'une montagne est un phénomène évident, qui parle à tous, tout comme l'échauffement d'un conducteur traversé par des électrons, mais il y a des phénomène dont on ne s’aperçoit qu'en creux, en négatif. Par exemple, imaginons qu'on laisse tomber une bille dans un liquide peu visqueux, simple. Après quelques instant très brefs, la bille atteint une vitesse de croisière dont on peut calculer la relation avec la viscosité. Toutefois, si on laisse tomber la bille dans un liquide très visqueux, on verra que, en pratique, la relation préalablement trouvée entre vitesse et viscosité ne tient plus. Cela se comprend : le calcul fait usage de la force de Stokes, qui suppose un un écoulement laminaire, alors que est dans un liquide visqueux, cet écoulement est gêné par les parois du récipient où l'on fait l'expérience. 

On voit sur cet exemple que l'écoulement anormal est un phénomène, mais que ce phénomène dépend de connaissances a priori. Autrement dit les connaissances que nous avons (une "théorie", donc) interviennent déjà dans la première étape du travail scientifique, et c'est la raison pour laquelle la recherche bibliographique s'impose d'emblée. 

 

Il n'est pas interdit de reproduire un travail !

Ici, un commentaire, avant de passer à la suite. Parfois, il est dit que la recherche bibliographique doit éviter de refaire des travaux qui ont déjà était faits... et j'ai moi-même proposé cette idée dans des documents intitulés "Comment faire une recherche bibliographique", en stipulant que l'introduction des articles scientifiques devait comporter les étapes suivantes : - la question initialement posée - les résultats de la recherche bibliographique - la question mieux posés, à la lumière de cette recherche bibliographique - l'annonce de l'étude qui a été faite et qui est présentée dans l'article. 

Oui, la recherche bibliographique peut éviter de refaire des études qui ont été faites... mais, dans la mesure où nous ne nous limitons pas à des caractérisations, dans la mesure où nous réfutons des théories, nous pourrions très bien refaire des études qui ont déjà été faites, en y mettant une "intelligence" différente. 

C'est ainsi que, il y a plusieurs années, le mathématicien français Joseph Oesterlé a produit de belles mathématiques, en reprenant les Disquisitiones arithmeticae de Carl Friedrich Gauss, mais ce n'est là qu'un exemple, et l'histoire des sciences en montre mille ! 

Bref, mettons fin à cet oukase contre la reproduction des études expérimentales. Bien sûr, ce ne doit pas être une excuse pour ne pas faire une étude bibliographique soigneuse, mais n'évitons pas nécessairement de passer là où d'autres sont passés... afin d'y chercher autre chose, que nous avons en nous, en quelque sorte, que nous verrons avec d'autres yeux... 

 

Des études spécifiques, avec des objectifs différents 

Revenons donc à la méthode scientifique, et, plus précisément, passons maintenant à la deuxième étape : la caractérisation quantitative des phénomènes, avec la mise en oeuvre des systèmes expérimentaux, des outils d'analyse, de mesure, d'observation (quantitative, toujours quantitative !). Là encore, on perdrait souvent du temps à réinventer la poudre, à mettre au point des dispositifs expérimentaux, si l'on ignore qu'il en existe déjà, de sorte que l'étude bibliographique nous montre des possibilités... mais on voit que, enchâssant la bibliographie dans la méthode scientifique, nous lui assignons maintenant une place bien particulière, une fonction bien plus précise. 

Comme précédemment, à propos du choix de l'étude, nous pouvons être un esprit fort et penser que ce qui a été fait avant nous est nul et non avenu, mais pourquoi se priver de la possibilité de voir la paille dans l'oeil du voisin afin d'éviter de voir la poutre dans notre propre œil ? Là encore, on voit qu'une recherche bibliographique s'impose, mais ce n'est pas la même, et la présente discussion conduit à penser qu'il est peut-être bon de séparer les différentes étapes de la recherche bibliographique, avec l'hypothèse que les petites bouchées sont plus faciles à avaler que les grosses. 

La troisième étape, de réunion des caractérisations quantitatives en lois synthétiques, nécessite-t-elle une étude bibliographique particulière ? Oui, mais la question posée lors de l'étude bibliographique est alors très spécifique, et l'on voit mal comment elle aurait pu avoir lieu d'emblée. C'est donc une possibilité d'observer que la recherche bibliographique doit se faire à toutes les étapes de la recherche scientifique, mais différemment. Ici, il s'agit d'apprendre à faire des "ajustements", à chercher des lois générales à partir de donnés. La quête porte sur des méthodes qui ont leur champ propre, avec des communautés différentes de celles qui ont produit les travaux considérés précédemment. Il faut beaucoup de "culture scientifique", pour bien faire, et l'on pressent que notre bibliographie devra comporter aussi bien des livres généraux que des documents techniques très particuliers. 

Passons à la quatrième étape, d'induction théorique. Cette fois, l'éloignement par rapport à ce qui est couramment nommé recherche bibliographique est encore plus important ! Jamais, d'ailleurs, je n'ai vu considérer ce point, alors que de merveilleux esprits, tel Henri Poincaré, ont bien discuté la question. Il est amusant d'observer que nous sommes ici dans le domaine des théories de la connaissance, de l'histoire des sciences, de l'épistémologie. Manifestement, cette étape est la plus difficile, et l'on comprend que les documents qui pourraient nous aider sont d'un type bien différents des articles scientifiques les plus courants. D'ailleurs, il s'agit de méthodologie, de sorte que nous y gagnerions collectivement à regrouper ces textes, et à les faire étudier aux futurs scientifiques, ou, au moins, à les mettre à leur disposition, dans un lieu particulier (d'internet).

 La cinquième étape, de recherche de conséquences testables des théories ? Là encore, nous avons besoin de méthodologie, et, sans vouloir me débarrasser de la question, je crois que nous avons le même type de réponse que pour la quatrième étape. Mais, évidemment, les documents qui pourraient nous aider peuvent être différents.

 Puis la sixième étape, de tests expérimentaux des conséquences théoriques ? Je propose qu'il en aille comme pour les quatrième et cinquième étape.

 

 Finalement cet examen semble montrer (je suis prudent, et j'attends les retours des collègues) que des études bibliographiques s'imposent à chaque moment du travail scientifique, mais avec des spécificités qui dépendent de ces divers moments. La recherche bibliographique ne semble pas pouvoir être faite d'une traite, en début d'étude, mais, au contraire, elle s'étage spécifiquement, avec des types de documents différents. Les données factuelles doivent être distinguées des méthodes, des techniques, et, comme les petites bouchées sont plus faciles à avaler que les grosses, on a sans doute raison de ne pas se lancer dans une étude bibliographique qui durerait des semaines, sauf à bien vouloir connaître un champ que l'on décide d'aller explorer. Surtout, finalement, on voit que mettre la recherche bibliographique en préalable est une mauvaise méthode. Il vaut bien mieux mettre en premier la méthode scientifique, et insérer des études bibliographiques à l'appui de cette méthode !

jeudi 11 avril 2024

Les étapes de la recherche scientifique


Rédigeant un billet, et voulant renvoyer mes amis vers une description de la méthode scientifique (pour les sciences de la nature, ou sciences quantitatives), je m'aperçois que cette description figure dans mon livre "{Cours de gastronomie moléculaire N°1 : Science, technologie, technique (culinaires), quelles relations ?}" (éditions Quae/Belin), mais qu'elle ne figure pas dans ce blog. 

 


Il faut absolument réparer cela. A noter que la description que je donne a été testée devant les assemblées scientifiques les plus élevées, et notamment devant plusieurs lauréats du prix Nobel, ainsi que devant des sommités des sciences chimiques, en de très nombreuses occasions, et tout particulièrement, le 4 juillet 2015, à Strasbourg (voir [http://www.canalc2.tv/video/1347-&gt;http://www.canalc2.tv/video/1347]2). 

Comme personne ne m'a fait observer que j'étais dans l'erreur, je continue de propager ma vision des choses (fondées, quand même, sur un examen soigneux de l'histoire des sciences et de l'épistémologie). Je propose donc de considérer que la recherche scientifique se fait par les étapes suivantes, lesquelles constituent la "méthode scientifique" (pour les sciences de la nature, ou sciences quantitatives) : 

1. identification d'un phénomène 

2. quantification du phénomène 

3. réunion des données quantitatives en "lois" synthétiques 

4. par un processus d'induction, recherche des mécanismes quantitativement compatibles avec les lois identifiées, ce qui constitue une "théorie", un "modèle" 

5. recherche de conséquences de la théorie 

6. tests expérimentaux de ces conséquences, ou "prévisions théoriques", en vue d'une réfutation, qui permettra de revenir à 1, et ainsi de suite à l'infini. 

 

On ne dira jamais assez que toute théorie scientifique est fausse (disons insuffisante), et que l'on ne peut donc pas "démontrer scientifiquement", mais seulement réfuter. Autrement dit, l'activité scientifique produit des connaissances en réfutant les théories qu'elle produit. On ne dira jamais assez, d'autre part, que les sciences de la nature ne sont pas un discours comme les autres : les théories, même si elles sont insuffisantes, comme on l'a vu plus haut, sont quantitativement compatibles avec les caractérisations quantitatives des phénomènes. Les lois sont, évidemment, des façons synthétiques de donner des faits le plus juste possible, compte tenu des moyens de mesure à un moment donné, et les mécanismes proposés ne le sont pas au hasard, mais parfaitement en accord avec les caractérisations quantitatives. Et c'est ainsi que les sciences de la nature sont particulières... et merveilleuses !

mercredi 10 avril 2024

L'habit ne fait pas le moine, en matière de cuisine

Alors que nous sommes tôt en saison, je me suis laissé aller acheter des fraises et des tomates :  les fraises étaient bien rouges et les tomates aussi... mais rien de tout cela n'avait de goût. 
Et cela me rappelle un débat que j'avais organisé à propos de ce que le monde de la cuisine nomme de "beaux produits" et que je préfère nommer de beaux ingrédients. 

De quoi s'agit-il ? La question est difficile, mais en tout cas, on comprend bien ce que, a contrario, sont de mauvaise ingrédients : les tomates et les fraises d'hier étaient si médiocres qu'on n'en fera jamais de la bonne cuisine. Ce n'est pas l'ajout de sucre qui paiera l'absence de l'ensemble des composés ayant une action organoleptique. 

Car dans le goût, il y a certes l'odeur anténasale, la couleur, la consistance, mais il y a également la saveur, l'odeur rétronasale, la texture, les sensations trigéminales, la perception du cacium, l'oléogustation...

Ajouter du sucre, c'est seulement... ajouter du sucre et, d'ailleurs, c'est oublier que les végétaux ne contiennent pas seulement du saccharose (le "sucre de table") mais également du D-glucose et du D-fructose, qui ont des saveurs distinctes.  De même pour les acides aminés, puissamment sapides. 

Pour pas pour faire de bonnes fraises, de bonnes tomates, il faut certainement de bonnes variétés végétales,  mais il faut aussi un bon sol, une bonne exposition soleil, un bon arrosage, et bien d'autres choses encore sans doute. Ce n'est pas en mégotant sur une lumière insuffisante que l'on obtiendra tout cela et n'ayant pas de composition relativement intéressante des fruits et des légumes produits, on ne fera rien avec eux. Et ce n'est pas  une sorte de maquillage qui pourra tromper ceux qui ont déjà mangé de beaux ingrédients

mardi 9 avril 2024

Comment faire une thèse ?

 Comment faire une thèse ? Ce matin, je reçois un e-mail d'une ancienne étudiante du groupe, qui me dit s'apprêter à commencer une thèse. Je la félicite... et lui demande aussitôt si elle s'est demandée comment faire une thèse, puisque c'est là la méthode que je propose : pour chaque acte que nous faisons, ne devons-nous pas "retenir nos mains", qui ne savent pas faire si elles ne sont pas guidées par notre tête, et chercher une stratégie, une méthode, tant il est vrai que pour aller d'un point à un autre, il faut avoir choisi le chemin que l'on va emprunter avant de parcourir celui-ci ? 

Dans notre groupe de recherche, nous avons, en conséquence, une série de documents intitulés « Comment faire » : "Comment peser", "Comment mesurer une température", "Comment utiliser un appareil de résonance magnétique nucléaire", "Comment décomposer un groupe de signaux dans un spectre", etc.
Ces « Comment faire » ne se rapportent pas seulement à des gestes techniques, mais aussi à des comportements : "Comment présenter un poster dans un congrès", "Comment se comporter dans un laboratoire", etc. Ici, la question est : "Comment faire une thèse ?"... et nous avons évidemment un document qui propose des réponses. 

L'objectif est clair : notre jeune amie va passer trois ans dans un laboratoire pour faire un travail. Et il faut donc qu'elle sache comment le faire. Je pourrais bien sûr lui donner immédiatement notre document, mais n'est-il pas plus formateur de lui poser la question : Comment faire une thèse ? N'est-il pas mieux qu'elle réfléchisse, par elle-même, avant de proposer sa réponse, qui pourra ensuite être confrontée à celle que nous avons trouvée ?

Évidemment, mes billets précédents ont largement expliqué que, pour répondre à cette question comme à toutes les autres, il aura fallu définir l'objectif, c'est-à-dire avoir bien compris ce qu'est une thèse, car c'est seulement en connaissance de l'objectif que l'on pourra déterminer le chemin qui y mène... mais je crois que je dois la laisser réfléchir, sans quoi je risque de lui voler le bonheur de trouver la réponse à la question qu'elle se (me) pose, et cela n'est pas bon. Bref, il faut que j'évite de répondre à la question à sa place, et que je me limite à donner quelques indications. 

 

Des indications utiles

Tout d'abord, il faut bien expliquer que, selon la loi, selon les règles internationales, dans le cadre d'accords interuniversitaires, les doctorants ne sont plus des étudiants. C'est la loi, et toute équipe qui n'appliquerait pas la loi serait hors la loi, donc passible de poursuites. 

Cette première observation s'assortit de conséquences, et la première est que, l'étudiant étant un jeune chercheur, il a les droits et les devoirs des chercheurs, même si, pour des raisons matérielles, on leur octroie une carte d'étudiant. Droits : lesquels ? Devoirs : lesquels ? Tout cela est bien détaillé sur les sites du ministère de la recherche ou des écoles doctorales, par exemple. 

D'autre part, les réseaux sociaux et divers forums sont l'occasion de voir des doctorants se plaindre des conditions terribles dans lesquelles ils font leur thèse. J'ai même vu un livre sur ce sujet, dans une librairie. Il est de bon ton, pour ces doctorants, de dire que les "encadrants" (responsable d'équipe, directeur de thèse, etc.) ont des comportements désagréables, qu'ils n'ont pas les conditions nécessaires à l'accomplissement de leurs travaux, qu'ils sont stressés par le manque de temps, le salaire insuffisant, et ainsi de suite.
J'invite ces doctorants-la à se référer aux règles qui figurent sur le site du ministère de la recherche, lequel a bien encadré l'exercice de préparation du doctorat. 

Mais je les invite surtout à cesser de se plaindre (une plainte qui n'est pas suivi d'effet, c'est une sorte d'impolitesse) et à prendre activement des décisions immédiates : soit changer d'équipe, si la leur n'est pas aussi estimable qu'ils l'auraient voulu, soit ouvrir une discussion qui conduira à suivre les règles nationales, soit arrêter la thèse, soit... ce qu'ils auront décidé en fonction des circonstances particulières où ils se trouvent. Au fond, ne retrouve-t-on pas là le même comportement que celui des "travailleurs" qui se plaignent des patrons, ou des étudiants qui se plaignent des enseignants ? Oui, nous ne sommes pas toujours entourés de personnes absolument merveilleuses, mais n'est-ce pas une forme d'intelligence que de voir le verre plus qu'à moitié plein ? 

En tout cas, dans notre groupe de recherche, c'est une règle absolue... car je maintiens que l'optimisme s'apprend, que cet apprentissage demande de l'effort, du travail, du travail quotidien … dont on est immensément récompensé. Et puis, après tout, n'y a-t-il pas mille laboratoires avec des gens merveilleux, où ceux qui sont malheureux pourraient aller ? Pour terminer sur ce sujet de la "lutte des classes", signalons aussi qu'il y a beaucoup d'équipes très soudées, amicales, où la science et la technologie (puisque le mot "thèse" s'applique maintenant aux deux activités) s'exerce de façon joviale, enthousiasmante ! 

 

Autonomie ! 

Sans voler à ma jeune amie le plaisir de comprendre ce qu'est une thèse, je crois important de dire aux doctorants des sciences de la nature comment se passent les thèses en mathématiques : au tout début du travail, le doctorant rencontre son directeur de thèse, et ils discutent du sujet qui sera exploré ; le directeur fait des propositions, présente des possibilités, signale des questions ouvertes, des pistes qui pourraient être suivies... mais le doctorant n'est pas un étudiant ; c'est un jeune mathématicien, qui part ensuite, pour trois ans, faire ses calculs, sa recherche, et qui revient, au terme de ces trois ans (c'est la loi, actuellement), avec le travail qu'il a fait, et qu'il a mis en forme comme on réunit des fleurs en bouquet. 

Bien sûr, en cours de route, le doctorant peut avoir envie de discuter avec son directeur de thèse, comme on discuterait avec un collègue, mais il est parfaitement autonome, et c'est lui qui doit prendre l'initiative des rencontres avec son directeur de thèse. Cette méthode a son intérêt même en dehors des mathématiques, car un doctorant devient rapidement (ou doit devenir rapidement) l'unique spécialiste mondial d'un sujet, de sorte que le directeur de thèse n'est plus un maître qui disposerait des réponses aux questions que l'on se pose. 

"Autonomie" est le mot essentiel pour les thèses, et les doctorants ne sont plus des étudiants en stage ; ils ne sont pas des techniciens téléguidés par les directeurs de thèse... Un doctorant qui se laisserait aller à fonctionner ainsi devrait endosser la responsabilité de cet état de fait... et il ne mériterait pas le titre de docteur. Un autre point important : je sais d'expérience que certains doctorants ont une sorte de passage à vide à la fin de la première année, cette année qui consiste à faire la recherche bibliographique initiale, à mettre en place les méthodes expérimentales, à tester les conditions d'expérimentation qui seront utilisées, à poser des questions scientifiques (qui seront explorées lors de la deuxième année de thèse, la troisième année étant consacrée à la rédaction des publications et de la thèse). 

Pourquoi ce passage à vide et comment l'éviter ? D'abord la question du pourquoi. Parce que le poulain lâché dans le pré a gambadé çà et là, et qu'il a pris du retard ? Autrement dit, parce que le doctorant commençant était resté sur un rythme d'étudiant, sans comprendre que trois ans passent très vite ? Parce que, la recherche bibliographique faite, c'est le moment difficile d'être responsable de son questionnement, et que cela est bien plus difficile que ce que le doctorant a fait jusque alors ? Parce que le doctorant commence à s'apercevoir d'insuffisances scientifiques accumulées au cours de ses études, alors que le maçon est au pied du mur ? Je ne le sais pas, mais il est certain que trois ans passent vite, et que nos jeunes amis ne sont pas toujours assez conscients du temps qui passe, surtout quand ils sont en situation de responsabilité (parce que le directeur de thèse aura joué le véritable jeu de directeur de thèse, et non pas de patron qui fait suivre au doctorant une voie qui est la sienne propre, et n'aura pas laissé le doctorant suivre son propre chemin). 

 

Donnons-nous la possibilité du succès

Raison de plus pour bien poser aux étudiants, avant de commencer une thèse, des questions auxquelles ils devront répondre, des questions telles que celles que j'ai évoquées ici, à savoir comment faire une thèse, par exemple. Ne devrions-nous pas tenir des réunions préalables entre les différentes parties d'une thèse (le doctorant, l'équipe encadrante, le directeur de thèse, l'école doctorale), avant engagement ? Ne devrions-nous pas poser ces questions, en espérant que certains étudiants décident finalement de ne pas se lancer, à partir du moment où ils auraient connaissance de faits qu'ils ignoraient jusqu'alors ? 

Là encore, comme pour l'apprentissage (ce que d'autres nomment enseignement), je crois aux vertus d'un contrat, un contrat très explicite, un contrat discuté point par point, en détail, un contrat dont on se sera assuré que toutes les parties comprennent bien les termes. Je sais qu'il y a des étudiants qui se lancent en thèse, seulement en vue d'avoir une thèse, une sorte de diplôme supplémentaire, parce que cela se fait, parce que les oisillons ont peur de sortir du nid, d'aller dans l'industrie, mais ceux-là n'ont pas assez réfléchi, et je crois qu'ils seront déçus, mais il faut leur dire qu'il ne seront pas déçus du systèmes, mais d'eux-mêmes, ce qui est sans doute la pire des choses. 

Il faut donc agir très positivement pour éviter les déceptions tardives, et le temps perdu par tous. Il faut que les étudiants apprennent à ne pas se lancer dans une thèse s'il s'aperçoivent que le contrat proposé ne leur convient pas ; il faut que les équipes encadrantes n'acceptent pas en thèse les étudiants qui n'auraient pas accepté le contrat en parfaite connaissance de cause. Il faut que les équipes de recherche refusent absolument la pression des systèmes universitaires à accueillir beaucoup d'étudiants en thèse, car il n'est pas vrai que tous les étudiants puissent faire de bon doctorants. Il faut rappeler que la thèse n'est pas une sorte de master prolongé, mais, au contraire, une étape essentielle dont tout le monde n'est pas capable, non pas qu'on n'en est pas capable en théorie, car un travail acharné vient à bout de tout, mais dont on n'est pas capable en pratique, parce que tous n'ont pas l'étude comme objectif principal, et que cela se saurait si tous pouvaient faire de la (bonne) recherche scientifique. 

 

Et reste maintenant la question posée à notre jeune amie : qu'est-ce qu'une thèse ? Cette question s'assortira ensuite de la question : comment faire (bien) une thèse ?

Donner du goût, assaisonner, et plus encore

En matière de cuisine, on a oublié qu'il ne s'agit pas de délivrer les ingrédients vaguement transformés par un traitement thermique (une "cuisson") ; non, il s'agit plutôt de le leur donner du goût. Lequel ? Voilà toute la question. 

 

Commençons en signalant  quelques exemples notoires. Par exemple, les professionnels qui cuisent des marrons ont appris à ajouter du fenouil... pour donner le goût de marrons. Quand ils préparent des fraises, ils ajoutent jus de citron, sucre, eau de fleur d'oranger.... pour donner le goût de fraises. Quand ils cuisent des   courgettes, ils leur ajoutent un peu de menthe. 

Et ainsi de suite : il est très insuffisant de cuire un ingrédient et de croire qu'il aura le goût de ce qu'il est. Cette phrase doit nous faire penser à ce critique gastronomique nommé Maurice Sailland, qui signait  Curnonsky, et qui prétendait que les choses  auraient été bonnes  quand elles auraient eu  le goût de ce qu'elles sont. 

Cela est erroné, parce qu'il n'y a pas LE goût du poulet rôti, LE goût du marron, LE goût d'un mets, mais des possibilités innombrables, qui sont au choix des artistes culinaires. 

En tout cas, l'idée de Curnonsky dépasse l'idée précédente que je viens d'évoquer à savoir qu'il faut donner du goût aux ingrédients pour qu'ils aient le goût de ce qu'ils sont ou de ce que nous voulons qu'ils aient. 

Prenons l'exemple d'un sabayon aux pommes. Pour donner le goût de la pomme, il faudra les pommes dans du beurre, en leur ajoutant du gingembre, du poivre, une pincée de sel, du jus de citron, du sucre... 

Un poulet rôti ? Immédiatement, nous devons nous demander, de même, quoi  ajouter au poulet pour qu'il ait un bon bout de poulet rôti. Cela passe évidemment par le poivre, le sel, mais pourquoi pas le thym, le romarin, le citron, etc. 

Cela nous conduit à évoquer la question des assaisonnement, si importantes en cuisine. J'ai nombre d'amis cuisiniers qui reprochent à leurs jeunes collègues de ne pas goûter assez, de ne pas rectifier l'assaisonnement. 

Mais l'assaisonnement dépasse largement la question du sel ou du poivre :  il y a toute la palette possible que nous pouvons utiliser  pour donner aux ingrédients un goût qui les soutient, voire qu'il les emmène dans des directions différentes. 

Mon ami Pierre Gagnaire sait bien cela, lui qui travaille à l'infini le moindre de ses produits et non seulement pour s'arrêter à l'assaisonnement, mais  pour le dépasser  et arriver à des œuvres où les ingrédients ne sont plus seulement considérés isolément, mais où ce sont des instruments dans un orchestre complet.