jeudi 30 novembre 2023

Bien manger, de quoi s'agit-il ?


 Il y a « manger », et « bien manger ». Jean-Anthelme Brillat-Savarin (j'ai scrupule à le citer : n'importe quel gourmand le connaît) disait que l'animal se repaît, l'homme mange, et seul l'homme d'esprit sait manger, mais je n'aime guère la citation, qui oublie la femme et qui distingue des hommes et des hommes d'esprit. Nous sommes tous d'esprit, puisque nous sommes humains, et je propose de donner à chacun la possibilité de ne pas tomber dans une catégorie trop définitive. D'ailleurs, les prétendus (ou soi disant) hommes d'esprit en manquent parfois gravement, et, d'autre part, je crois que c'est une grave erreur que de sous-estimer nos semblables. 

Bref, je préfère penser qu'il y a manger, d'une part, et bien manger. Ce n'est pas une question de classe, mais une question d'attention, et d'analyse. 

Manger, on sait ce que c'est : absorber des aliments. Bien manger, c'est quoi ? C'est manger de la géographie : que l'on se remémore la querelle du cassoulet de Toulouse ou de Castelnaudary, par exemple ; que l'on examine la consommation des grenouilles, d'un côté ou de l'autre de la Manche ; que l'on se souvienne de la France partagée en pays d'Oc et pays d’Oïl... 

Ce qui nous conduit, puisque nous parlons de temps anciens, à considérer le fait que nous mangeons de l'histoire. Un cas important est l'association du jambon cru avec le melon, qui est une réminiscence de ce temps où les humeurs étaient la garantie de la santé, où il fallait combattre le « chaud » avec le « froid », le « sec » avec l' « humide ». 

Ce n'est qu'un exemple, mais, en réalité, la quasi totalité de nos mets sont historiques ! La choucroute ? Si on la mange en Alsace, c'est parce que c'est en Alsace qu'elle a évolué, notamment avec un climat qui permettait à la fois la culture du chou et la production de choucroute. 

Ce serait bien trop long d'enchaîner les exemples, mais il suffit de penser que si nous mangeons un plat particulier, alors que d'autres (les Allemands, les Anglais, les Belges, les Chinois, les Indiens...) ne le mangent pas, c'est que ce plat a été sélectionné dans l'histoire. 

En réalité, nos aliments ne sont légitimés que par leur consommation ancienne. Nous mangeons aussi de la socialité, de la religion, de l'art... 

Bref, nous mangeons de la culture, parce que nous sommes humains... mais je propose de penser, quand même, que cette culture n'est pas une sorte d'étincelle divine, et que, au contraire, elle est un « habillage de la bête ». Le chocolat ? C'est du gras pour moitié, et du sucre pour la seconde partie. Or il nous faut du gras pour construire les membranes de nos cellules, et du sucre pour l'énergie. La viande ? Ce sont des protéines, c'est-à-dire des atomes d'azote pour la construction de nos propres protéines. Les féculents, si universels (riz, blé, maïs...) ? Ce sont des polysaccharides qui vont lentement libérer ce glucose qui est le carburant de notre organisme. 

Bref, nous mangeons de la physiologie, de la biologie, et, mieux encore, de la biologie de l'évolution. La culture me semble n'être qu'une façon de ne pas nous résoudre à être des bêtes, qui mangent, se reproduisent, échappent aux prédateurs et trouvent des proies ; une façon de ne pas admettre que nous sommes des sortes de machines qui ont besoin d'énergie pour se perpétuer... 

Autrement dit, bien manger, ce serait à la fois faire marcher la machine et lui donner le sentiment qu'elle échappe à sa condition de machine. Mais la machine a inventé une foules d'artifices (au sens littéral du terme) pour se donner le sentiment de ne pas être machine... jusqu'à l'idée de dieu, avec lequel elle entretiendrait des relations privilégiées. Nous y revenons : bien manger, c'est manger de la religion, laquelle met des limites dont l'arbitraire est souvent merveilleux.

mercredi 29 novembre 2023

A propos de pain

On m'interroge sur la chimie du pain, et voici quelques éléments de ma réponse : 

 

1. Le gluten est une matière qui peut (ou non) être sur la forme d'un réseau, et ce réseau est effectivement "viscoélastique", ce qui signifie qu'il s'écoule quand on tire dessus, mais qu'il revient sur lui-même (élasticité) quand on le relâche.

Il est formé de deux types de protéines  : LES gliadineS, et LES gluténineS.

 

2. Une protéine est un composé dont les molécules sont des enchaînements chimiques de "résidus d'acides aminés" (plutôt que d' "acides aminés").
Et pour la définition de protéine, le Modernist ne vaut pas l'International Union of Pure and Applied Chemistry  :

Naturally occurring and synthetic polypeptides having molecular weights greater than about 10000 (the limit is not precise).
See also: peptides
Source: PAC, 1995, 67, 1307. (Glossary of class names of organic compounds and reactivity intermediates based on structure (IUPAC Recommendations 1995)) on page 1361 [Terms]

 

3. Le gluten a-t-il été découvert par Jacoppo Beccari ou Jacopo Beccaria ? Pour en avoir le coeur net, rien ne vaut mon article
Hervé This, « Who discovered the gluten and who discovered its production by lixiviation? », Notes Académiques de l'Académie d'Agriculture de France/Academic Notes from the French Academy of Agriculture, vol. 3, no 3,‎ 2002, p. 1-11. DOI 10.1098/rstb.2001.1024).

Qu'est-ce qu'un produit "chimique"

 Lors d'une conférence au Lycée français de New York, Sasha m'a demandé ce qu'est un produit chimique, et je lui ai promis une réponse... distribuée à tous. 

Un produit chimique, c'est d'abord un produit, quelque chose qui a été fabriqué, produit. 

Cela dit, il y a de nombreuses façons de produire un produit. Par exemple, quand on lave une betterave à sucre, qu'on a râpe, qu'on fait infuser les râpures dans de l'eau chaude, que l'on récupère l'infusion, puis quand on évapore de cette infusion, on obtient du sucre de table. Le sucre de table est donc un produit de l'industrie alimentaire ! 

Ce produit est-il « chimique » ? C'est une question trop difficile pour commencer. Je propose donc de partir d'un produit chimique plus simple : l'eau de Javel. Cette fois, c'est un produit, puisqu'il a été produit, mais, ce qui est plus spécifique, c'est qu'il a été obtenu par une « synthèse » : à partir de divers produits, l'industrie a  obtenu un produit nouveau, avec des propriétés nouvelles. 

Parfois, lors des transformations chimiques, les modifications sont mineures, mais les modifications des propriétés sont considérables. Par exemple, quand on part de la vanilline, qui est le produit qui donne essentiellement son odeur à la vanille, on sait facilement fabriquer de l'éthylvanilline, qui donne la même odeur mais mille fois plus puissamment. 

Le sucre, pour y revenir ? La question est difficile, parce que, s'il est vrai que l'on pourrait obtenir du sucre comme indiqué plus haut, l'industrie du sucre utilise une foule de composés qu'elle ajoute au sucre pour en faire le sucre que nous utilisons. Par exemple, l'industrie du sucre ajoute au « sucre pur » (on dit « saccharose ») des agents anti-mottants, qui facilitent la séparation des grains, qui évitent la formation de « mottes ». Du coup, le sucre n'est plus un produit extrait simplement de la betterave, et il contient des composés variés. Le sucre de table est un produit qui est donc fait des produits extraits des plantes, et de produits synthétisés. C'est bien compliqué, n'est-ce pas ? 

Terminons donc plus simplement

La chimie est une science qui explore les transformations des "espèces chimiques", minérales ou organiques. Lors de son travail, elle est parfois conduite à produire des composés nouveaux. Ces composés-là sont "chimiques". 

Puis l'industrie reproduit ces synthèses, ces préparations, ces productions... Et là, ce n'est plus de la chimie. Autrement dit, l'eau de Javel fut un produit chimique la première fois qu'elle fut obtenue ; puis elle est devenue un produit d'une industrie des applications de la chimie.

mardi 28 novembre 2023

La science et ses applications

 Lors d'un récent voyage, j'ai entendu une présentation de « gastronomie moléculaire »... où je n'ai pas reconnu mon activité. Ou, plus exactement, j'ai entendu des choses fausses, ou des choses anciennes, et je ne retrouvais pas l'excitation qui est la mienne, lors de mon activité professionnelle, celle de l'exercice de la gastronomie moléculaire. 

 

Analysons. 

Pour la gastronomie moléculaire, comme pour la chimie ou la physique, il y a d'abord l'activité de recherche, l'activité de production de connaissances, par l'emploi de la méthode scientifique, cette méthode qui conduit à penser que toute théorie est insuffisante, cette méthode qui est dans la réfutation, plutôt que dans la démonstration. 

Il s'agit de recherche scientifique, à savoir une activité qui tend vers la découverte, mais la découverte d'on ne sait jamais quoi. 

Puis il y a l'activité d'enseignement, qui transmet les résultats de cette recherche. Certes, on peut imaginer qu'un enseignement des sciences soit un enseignement de la méthode scientifique, mais le fait est que, le plus souvent, l'on enseigne plutôt les résultats des sciences. 

Or ces résultats sont les « théories », lesquelles sont toujours insuffisantes, pour ne pas dire fausses. On ne doit pas s'étonner, donc, que les scientifiques qui font de la recherche scientifique soient désarçonnés par les enseignements des sciences qui sont des transmissions des résultats, plutôt que l'invitation à la mise en œuvre de la méthode scientifique ! 

Enfin il y a la vulgarisation, et, cette fois, l'emploi des équations, qui subsiste dans l'enseignement, disparaît. 

Dans son premier livre de vulgarisation, Stephen Hawkins explique que son éditeur lui avait formellement décommandé de placer la moindre équation. Car il est vrai que le langage mathématique est comme une langue étrangère : pour ceux qui n'ont pas appris le vocabulaire et la grammaire, les « phrases » (les équations) sont incompréhensibles. Il en va de même du langage de la chimie, et voilà pourquoi les vulgarisateurs sont des « traducteurs ». 

 

Il en va là de la gastronomie moléculaire comme de la physique par exemple.

lundi 27 novembre 2023

Bouger sa tête plutôt que ses doigts !

Un stage, c'est de l'expérience professionnelle... mais faut-il bouger les doigts ou la tête ? 

Les étudiants qui viennent en stage méritent des explications, parce que trop souvent, ils croient que leur travail consistera à « faire des expériences ». 

Chaque fois que j'ai proposé un sujet « théorique », à savoir la rédaction d'une publication à partir de résultats expérimentaux obtenus, ou des calculs, éventuellement théoriques, les stagiaires repoussaient rapidement cette possibilité. Pourquoi ? 

Je crois que la méconnaissance du travail scientifique est la cause de cette confusion. Pour beaucoup, faire de la science « en vrai » (dans un stage, c'est-à-dire un milieu professionnel), c'est faire ce qu'ils ont fait en TP, avec l'idée (fausse, donc) que les cours théoriques étaient les données permettant d'arriver à ce moment si merveilleux qui serait l'expérience. 

Je vois aussi, comme cause, le fait que beaucoup calculent de façon « insuffisante », fragile, et que l'expérience est une sorte de refuge où ils croient qu'ils seront en sécurité. 

Et puis, il y a parfois l'attrait pour les grosses machines : de même que les enfants rêvent de conduire de grosses voitures, certains se disent qu'ils seront des tarzans s'ils font marcher une RMN, une GC-MS… Pourtant, oui, un enfant peut conduire une voiture… mais il peut aussi aller dans le décor. Et puis, appuyer sur des boutons sans comprendre ce que l'on fait ? 

Bref, il y a bien des raisons pour détourner les étudiants de ce qui est le vrai travail scientifique, et les mettre sur la voie de l'expérience… généralement mal faite, parce que la recherche scientifique n'est pas le TP ! 

Tout d'abord, les TP manipulent des quantités visibles, alors que nous manipulons (quand nous manipulons de la matière : je répète que, le plus souvent, nous manipulons des équations) des milligrammes, à peine visibles à l'oeil nu. 

Ensuite les TP sont des séances où l'on obtient toujours un résultat, alors que 95 % du temps de science expérimentale se passe à concevoir et à mettre au point des expériences qui donneront -peut-être- un résultat dans un avenir bien plus lointain que les deux mois que durent souvent les stages. Et, d'ailleurs, le plus souvent, les expériences ne marchent pas, pour mille raisons, qui vont de la non détection de signaux trop faibles à l'absence de réactifs qui tardent à venir.
Enfin, dans les TP, on sait ce que l'on fait, parce que l'on sait ce que cherche. Dans la vraie vie scientifique, le but est la découverte ; or si l'on savait quelle découverte on va faire, ce ne serait pas une découverte, de sorte que la conclusion est claire : on ne sait pas ce que l'on cherche. 

 

Finalement, il faut absolument expliquer que la recherche scientifique est un travail essentiellement théorique : - imaginer des expériences pour tester une conséquence d'une théorie - planifier l'expérience, l'organiser dans les moindres détails - s'assurer que l'expérience a des chances de donner un résultat, soit « faire l'expérience théoriquement » avant de la faire (peut-être) en réalité, afin de savoir si les effets que l'on cherche seront visibles - modéliser le phénomène étudier, afin de savoir à quoi confronter les résultats expérimentaux. Puis : - transformer les points expérimentaux en courbes - calculer les incertitudes de mesure - chercher un modèle théorique pour relier les points - chercher des mécanismes compatibles avec les modèles trouvés Et j'en passe ! On le voit : on se trompe si l'on veut « faire des expériences » !

dimanche 26 novembre 2023

Je suis un mauvais compagnon : les savoirs anciens sont souvent périmés !

Relisant les Etoiles de Compostelle, de Henri Vincenot, j'ai été émerveillé, comme chacun peut l'être, de tout ce savoir des compagnons, lesquels auraient eu un savoir merveilleux, caché, à l'origine de ces extraordinaires cathédrales que nous admirons tous (pourquoi ? parce qu'elles donnent à voir des intentions que notre cerveau, machine à reconnaître des formes, a pour fonction de chercher à décoder ?). 

Et Vincenot de nous dire - rappelons-nous toutefois  que son livre est un roman, c'est-à-dire une invention, une fiction - qu'aucun savoir moderne ne surpasse les savoirs anciens transmis depuis des générations par des initiés. 

Transmission, initiation, savoir ancien... Tous les ingrédients sont là pour nous faire imaginer quelque chose de merveilleux. 

 

Toutefois, ayant compris récemment (voir un billet sur les médecines traditionnelles) que ce qui est ancien est le plus souvent périmé, j'ai repris le livre, et j'ai considéré en détail les pages où il est question de géométrie, sujet que j'aime. 

 

Notamment quand on considère les triangles pythagoriciens, tel celui dont les côtés de l'angle droit font respectivement 3 et 4, de sorte que l'hypoténuse a une longueur de 5, il est dit anciennement que l'angle au centre est une fraction simple de pi. L'arc tangente de ¾ est égal à 0.6435011088... ce qui n'est pas un sous-multiple entier de pi, ni de 2 fois pi. 

Et, quand on creuse un peu la question, on découvre que les bâtisseurs ajustaient toujours un peu l'angle. Il est vrai que l'on peut faire un angle de presque pi sur 7 à la règle et au compas... mais pas pi sur sept exactement, car cet angle n'est pas ce que l'on nomme aujourd'hui "un angle de Fermat". 


De sorte qu'un bon rapporteur vaux mieux qu'un savoir ancien, rudimentaire. 

En pratique, il sera difficile de voir la différence entre l'angle des bâtisseurs de cathédrale et l'angle réel, mais quand même, la manière des bâtisseurs n'est pas juste... et une erreur minime qui est répétée beaucoup de fois peut conduire à une erreur considérable : ne l'oublions pas. 

 

Cette question de la péremption des savoirs est essentielle. 

 

Oui, la péremption des savoirs ancien se retrouve dans de nombreux champs techniques. On la retrouve par exemple en médecine, où nous n'avons aucune raison de nous émerveiller des savoir anciens : acupuncture ou autre. Et je plains ceux qui croient aux "panacées", car elles n'existent pas.

La question est également  cruciale en nutrition, diététique, toxicologie : il n'est pas certain que les aliments traditionnels, fumés par exemple, soient très sains (je parle par antiphrase : en réalité, ces produits sont mauvais pour la santé !). 

La question est cruciale dans l'enseignement  : il n'est pas certain que nos méthodes pédagogiques traditionnelles soient très efficaces (taper sur les doigts avec une règle ? moi élève, je n'achète pas cette méthode). Et ainsi de suite. 


Pourtant, cette espèce de nostalgie de l'enfance qui nous afflige, nostalgie qui se transforme sans doute en la croyance en un âge d'or passé, nous empêtre à tout instant.

Bien sûr, la pensée magique y est pour beaucoup : cela serait si merveilleux que les médecines nous guérissent à tout coup, que des méthodes pédagogiques soient efficaces, et que l'on puisse quarrer le cercle. 

Quarrer le cercle ? Il s'agit de savoir si l'on peut construire un carré de même aire qu'un cercle donné à l'aide d'une règle et d'un compas. Il a été démontré, prouvé formellement, que ce problème n'a pas de solution, et, il y a plus de deux siècles déjà, l'Académie des sciences a décrété, en conséquence, qu'elle ne répondrait plus aux courriers qui lui sont adressés quand l'auteur prétend trouver une démonstration. Cela est impossible, et par conséquent, c'est une grande misère intellectuelle que d'être à la recherche de cette quadrature. 


Bien sûr, la quête est parfois plus intéressante que le résultat, mais faut-il vraiment lancer nos jeunes amis  sur des pistes dont nous savons de façon absolue, certaine, qu'elles sont des culs de sac ? Je propose, au contraire, de leur réserve  nos plus belles questions : celles dont il y a la possibilité d'une réponse utile au terme d'un travail intelligent, celles qui nous semblent fructueuses.

samedi 25 novembre 2023

Ça frémit, ça rougeoie, ça tressaille

 Il a fallu du temps mais ça commence à venir : de plus en plus, il est question de cuisine de synthèse (pour la technique) et de cuisine note à note (pour l'art), et l'on me demande de présenter cela, de l'expliquer, de l'enseigner... 

J'y reviens : la cuisine note à note, c'est le nom donné à la forme artistique de cette cuisine de synthèse que j'ai proposée en 1994 dans un article de Scientific American

Il s'agit de cuisiner avec des composés plutôt qu'avec les ingrédients classiques que sont les viandes, poissons, légumes ou fruits. 

Bien sûr c'est une révolution et les plus classiques d'entre nous ont bien du mal à avaler cela, surtout à une période où il est question d'une toxicité prétendue des aliments qui sont prétendument dit ultra transformés. 

Mais oublions les idéologies et considérons plutôt que cette forme de cuisine est la seule proposition artistique véritablement nouvelle, puisque Michel Bras cuisinait déjà des plantes sauvages il y a un demi-siècle, et que les mousses et autres émulsions ont été proposées dans le cadre de la cuisine moléculaire dès 1980. 

Bref, l'art culinaire tourne en rond, et les prétendus originalités qui consistent à utiliser des herbes ou à faire des fermentations ne sont guère nouvelles. Il n'y a qu'une nouveauté en cuisine : la cuisine note à note. 

 

Or c'est là que je vois du mouvement : environ depuis le mois de septembre 2023, je reçois des demandes d'associations de cuisiniers, d'instituts de formation, et cetera, pour que j'aille expliquer cette cuisine de synthèse, cette cuisine note à note. 

 

Je me réjouis évidemment parce que je pense qu'il y a un terrain extraordinaire de développement de l'art culinaire. Évidemment, je ne peux pas répondre à toutes les demandes, mais qu'importe, tout avance bien, tranquillement, à son rythme, et, ayant déjà eu l'expérience de la cuisine moléculaire, qui avait mis 20 ans à s'imposer, je ne suis pas impatient :  viendra le temps où la cuisine de synthèse s'imposera également à côté de la cuisine moléculaire, et à côté de cuisine plus classique. 

 

Je prédis ici solennellement qu'avec l'avènement de la cuisine de synthèse, il y aura d'extraordinaires et virulentes critiques, par des journalistes ringards ou malhonnêtes qui s'empareront de la chose pour vendre du papier. 

Mais là aussi, j'ai déjà l'expérience et mon cuir s'est durci de sorte que ces gens peuvent toujours causer :  le développement de la cuisine de synthèse ou note à note continuera son petit bonhomme de chemin. 

Après tout, il ne faut pas oublier que je n'ai  rien à vendre et que je ne cherche pas une notoriété que j'ai déjà et dont je me moque : c'est mon travail scientifique qui m'intéresse.

vendredi 24 novembre 2023

Du général au particulier, ou du particulier au général ?

Un étudiant m'interroge sur la stratégie à avoir, car, dans certaines circonstances, je lui avais conseillé d'aller du général au particulier, et, dans d'autres cas, du particulier au général. 

Ma réponse est essentiellement que pour des activités différentes, il n'y a pas lieu d'avoir la même méthode, que l'on ne tient pas un marteau comment tient un tournevis,  que selon les cas l'un ou l'autre s'impose. 

Par exemple, quand on veut construire un texte, un discours, un roman, un rapport, et cetera, il s'agit d'avoir un plan général avant de fignoler les détails. Il faut une organisation et ensuite on peut se préoccuper de chaque point particulier. 

En revanche, pour la recherche scientifique, on part toujours d'un phénomène que l'on explore et c'est ensuite qu'il y a cette merveilleuse étape de l'induction qui a été si bien discuté par Henri Poincaré par d'autres : l'induction, ce n'est pas la déduction, mais, au contraire, cela consiste à  partir de particulier et d'arriver à au général. 

La science veut aussi, comme le disaient Lavoisier, Gay-Lussac ou Chevreul, notamment, trouver des catégories générales à partir des cas particuliers, et l'on va alors  du particulier vers le général. 

 

Deux activités très différentes, deux méthodes très différentes

jeudi 23 novembre 2023

Je viens de m'apercevoir que mes billets discutent souvent des questions épistémologiques ou d'analyses culinaires. Pourquoi si peu de science, alors que ma passion pour la recherche scientifique est « primordiale », fondatrice ?

  Je viens de m'apercevoir que mes billets discutent souvent des questions épistémologiques ou d'analyses culinaires. Pourquoi si peu de science, alors que ma passion pour la recherche scientifique est « primordiale », fondatrice ? 

Autrement dit, pourquoi n'y a-t-il pas, dans ces billets, la présentation de résultats personnels ? Pourquoi si peu de « vulgarisation » ? Bien sûr, il y a ce fait que, essayant de faire de la bonne recherche scientifique, je m'interroge pesamment sur mes pratiques en vue de les améliorer : on ne fonde pas la production de connaissances nouvelles sur des données douteuses. Toutefois il n'en reste pas moins que le Groupe AgroParisTech-INRA de gastronomie moléculaire obtient de nombreux résultats scientifiques, que nous publions dans des revues professionnelles, et que j'ai très peu présentés ces résultats dans ces pages. 

Autre raison : je suis toujours bien plus intéressé par les problèmes posés, les questions dont nous n'avons pas la réponse, que par les solutions que nous avons trouvées, sauf si ces dernières sont en plein cours de l'activité. 

Certes, lors de mes conférences, je suis bien « obligé » de présenter les résultats, ce que je fais d'ailleurs d'une manière très idiosyncratique, sans faire état des innombrables particularités expérimentales auxquelles je tiens pourtant absolument et qui, seules, permettent d'obtenir des résultats de qualité. Comme le dit un ami, « donnée mal acquise ne profite à personne », de sorte qu'il est essentiel de bien « serrer les boulons », c'est-à-dire nous assurer que nos expérience sont faites aussi bien que possible, validées, contrôlées, vérifiées... très longuement. 

Cela explique notamment que notre groupe publie si peu : avant de nous taper sur la poitrine avec fierté (prétention?), je préfère multiplier les angles d'études, ruminer les quelques résultats obtenus, les confronter à d'autres, valider les résultats, etc. Je ne dis pas que nous sommes exemplaires, mais il est exact que nous faisons de notre mieux. 

 

Tout cela étant dit, un ami m'a demandé d'expliquer au moins un résultat récent, et je profite d'une publication récente dont je n'ai pas honte pour répondre à sa sollicitation. 

 

Dans ce travail, il s'agissait d'explorer les performances d'une méthode analytique que j'ai inventée il y a quelques années et que j'ai nommée spectroscopie de résonance nucléaire quantitative in situ.
Ouf ! C'est bien long, et il faut expliquer ce dont il s'agit. Commençons par la « spectroscopie de résonance de résonance magnétique nucléaire ». Spectroscopie : cela signifie que nous produisons des « spectres », c'est-à-dire des groupes de signaux que nous devons apprendre à déchiffrer. Résonance : pensons à une balançoire sur laquelle se trouve un enfant que l'on pousse. Si nous poussons par petites poussées très fréquentes, la balançoire n'ira pas loin. Si nous poussons par petites poussées trop espacées dans le temps, là non plus la balançoire ne se balancera guère. En revanche, si nous poussons au bon moment, c'est-à-dire exactement quand la balançoire est entièrement revenue vers nous et qu'elle commence à repartir vers l'avant, alors nous aurons un mouvement qui s'amplifiera, s'amplifiera… C'est cela, la « résonance ». Magnétique ? Cela signifie que l'on ne pousse pas mécaniquement, mais avec un champ magnétique. Nucléaire ? Là, il faut signaler que, contrairement à ce qu'un public apeuré pourrait croire, il n'y a pas de matériaux radioactifs dans cette affaire, car le mot « nucléaire » signifie seulement « relatif au noyau », sous entendu au noyau des atomes.
Finalement la spectroscopie par résonance magnétique nucléaire est une méthode d'étude de la matière que je trouve éblouissante, car elle est très élégante : en substance, on plonge un échantillon dans un fort champ magnétique, puis on applique un second champ magnétique perpendiculaire au premier ; on le supprime et l'on enregistre, par un effet analogue à celui qui allume les lampes d'un vélo équipé d'une dynamo, le retour à l'équilibre (magnétique) des noyaux d'atomes figurant dans les molécules qui constituent l'échantillon.
Soyons pratiques : on place un tube contenant de l'eau dans un aimant. L'eau, c'est un ensemble d'objets tous identiques (pardon pour ceux qui savent, mais il y a les autres : nos amis qui ont besoin d'explications), et que l'on a décidé de nommer des molécules. Pour un composé particulier (l'eau, ou bien l'éthanol, ou encore le saccharose, ou la glycérine, etc.), toutes les molécules sont identiques. Et, pour l'eau, les molécules d'eau sont toutes faites d'un atome d'oxygène qui est lié, de part et d'autre, à deux atomes d'hydrogène. Chaque atome est fait d'une partie « centrale », que l'on nomme le noyau, et d'une partie « périphérique », avec des électrons. Il se trouve que les noyaux des atomes d'hydrogène se comportent comme de petits aimants qui s'alignent soit dans le même sens que le champ magnétique dû à l'aimant, soit dans le sens opposé. Là, tout va bien : le système est à l'équilibre. Enroulons maintenant un fil électrique (par exemple un fil de fer, ou de cuivre, par exemple) en une bobine (comme une bobine de fil de couturière), et plaçons cette bobine perpendiculairement à l'aimant. Faisons circuler un courant électrique dans la bobine : cela produit un champ magnétique perpendiculaire au premier. Ce champ magnétique agit sur les aimantation des noyaux des atomes d'hydrogène, et les « bascule ». Puis, quand on cesse de faire passer du courant électrique dans la bobine, l'aimantation des noyaux d'atomes d'hydrogène revient à l'équilibre à une certaines vitesse. Lors de ce retour, un courant électrique apparaît dans la bobine (rappelons-nous l'histoire de la dynamo de vélo), et c'est ce courant électrique que l'on enregistre. Or les noyaux d'atomes ne reviennent pas tous à l'équilibre à la même vitesse, si l'on peut dire, de sorte que le courant électrique qui est enregistré laisse apparaître des comportements différents. Pas pour les molécules d'eau, mais pour d'autres molécules où les atomes d'hydrogène sont liés de façon différente à d'autres atomes de la molécule, souvent des atomes de carbone ou d'oxygène. Par exemple, si l'on a mis dans le tube non pas de l'eau mais de l'éthanol, alors on peut distinguer des atomes d'hydrogène de différentes sortes : les molécules d'éthanol sont toutes faites de deux atomes de carbone liés entre eux ; le premier est attaché, également, à trois atomes d'hydrogène, tandis que le second est attaché à deux d'hydrogène et à un atome d'oxygène qui, lui, est également attaché à un atome d'hydrogène.
On voit ainsi des atomes d'hydrogène de trois « sortes », ou, plus justement, des atomes d'hydrogène qui sont dans trois environnements atomiques différents.
Et c'est ainsi que les « spectres » que l'on enregistre laissent apparaître des signaux électriques de trois sortes, de sorte que, par cette méthode, on « voit » les atomes d'hydrogène dans les molécules de l'échantillon ! Oui, il suffit de deux champs électriques et d'un peu d'intelligence pour « voir atomes ». Extraordinaire, non ?
Ajoutons, pour terminer, que l'on peut faire de même avec les atomes de carbone, de fluor, etc. L'analyse par spectroscopie de résonance magnétique nucléaire (on dit « RMN », en abrégé) est une technique déjà classique, et il existe différentes sortes d'appareils. Certains analysent les liquides, d'autre les solides, par exemple. 

Dans notre laboratoire nous avons utilisé un appareil de RMN dédié aux liquides pour analyser... tout d'abord des haricots verts. Les haricots verts, alors qu'ils sont solides ? Mon idées, il y a plusieurs années, était de penser que les haricots sont solides, certes, mais plein de liquide. Oui, les haricots, mais aussi les carottes, les navets, les fruits, les légumes, les viandes, les poissons… sont solides en apparence, mais ils sont liquides, à l'échelle microscopique. Ou, plus exactement, ce sont des « gels », puisqu'ils sont majoritairement composés de liquide, piégé dans une « matrice » solide. Et c'est pour cette raison que j'ai proposé d'appliquer la RMN des liquides aux haricots verts entiers, ou aux autres aliments. Au lieu faire ce qui était classiquement fait, c'est-à-dire broyer les haricots vert, filtrer le liquide et l'analyser par RMN des liquides, j'ai proposé de mettre directement les haricots dans les tubes d'analyse et d'appliquer les mêmes procédures que pour l'analyse de liquides. Il a été très simple, une fois la difficulté intellectuelle passée, de montrer que cette méthode d'analyse « in situ » permet d'analyser le contenu liquide des carottes, oignons, etc.
Nous en étions là quand j'ai voulu savoir les performances de cette nouvelle méthode d'analyse in situ. Avec une jeune collègue remarquable, Elsa Bauchard, nous avons appliqué la méthode à des carottes : elle a découpé dans des carottes des échantillons très petits (quelques centimètres de long, une section d'environ un millimètre carré) et nous avons analysé ces échantillons par RMN in situ quantitative.
Première observation : la méthode est très répétable, et très précise : sur ces échantillons minuscules, nous parvenons parfaitement à doser les sucres qui sont présents dans les carottes, ou les acides aminés, par exemple. Les sucres ? Les végétaux contiennent tous du glucose, du fructose, et du saccharose, ou sucre de table. Les acides aminés ? Ce sont les constituants des protéines qui font une large partie des viandes, par exemple. Évidemment, dans notre laboratoire, puisque nous faisons de la recherche scientifiques, les adjectifs et adverbes sont interdits, de sorte que, dans nos travaux scientifiques, nous n'avons pas utilisé les termes « précis » ou « répétable » : nous avons quantifié cette précision, cette répétabilité, et c'est cela que nous avons récemment publié.
Bref, notre méthode est très bonne, et en tout cas bien meilleure que les méthodes précédentes. Toutefois, ce qui est mieux, c'est que, quand on découpe les morceaux de carottes dans les parties différentes de la carotte, dans la partie supérieure ou dans la partie inférieure, vers le cœur ou vers la périphérie, on peut doser les sucres dans les différentes parties, et observer les variations de la concentration en ces divers sucres dans la carotte. Quand je dis « sucre » je dois ajouter immédiatement que tous les composés organiques en solution dans le tissu végétal sont analysables, à condition d'être en quantité suffisante. Mais il y a déjà beaucoup d'information à analyser, et donc beaucoup de découvertes à faire. Je ne poursuivrai sans doute pas les études de cette méthode pendant des décennies, mais elle est maintenant raisonnablement au point, et nous pouvons l'utiliser pour des analyses intéressantes de tissus variés. 

 

Terminons en discutant la question de la science et de ses relations avec la technologie. L'amélioration d'une technique est une question technologique. Cela étant, dans notre cas, nous avons appliqué la nouvelle méthode à une question de connaissance pure : à savoir la répartition des sucres dans une racine de carotte. C'était là un travail scientifique. Je ne cherche pas à tout prix à imposer à mes amis des étiquettes, mais je crois qu'il est plus juste de reconnaître honnêtement la nature des choses. Notre idée initiale était-elle technologique ou scientifique ? Elle était certainement technologique, mais ma passion pour les sciences a automatiquement détourné ce travail vers la science : nous savons maintenant comment les sucres se répartissent dans une carotte. Et nous pouvons passer à la question suivante !

mercredi 22 novembre 2023

Une question ? Une réponse.

Comment utiliser de la broméline pour attendrir la viande ? 

Comment utiliser la broméline sur une pièce de bœuf ? Et comment éviter que la viande n'ait un goût de salade de fruit ? 

La broméline est une enzyme que l'on trouve notamment dans l'ananas frais. C'est une protéase, c'est-à-dire une protéine qui a la capacité de couper les autres protéines (pas toutes, bien sûr, mais quand même). Notamment, elle peut couper les protéines de type collagène, actine et myosine qui constituent 60 pour cent des viandes. 

Bref, on peut l'utiliser pour attendrir des viandes… comme l'avaient découvert les Indiens d'Amérique, mais avec la papaye (l'effet est le même, bien que l'enzyme soit cette fois la papaïne) : ils enveloppaient les viandes dans des feuilles de papaye. Pour l'ananas, il suffit d'utiliser une seringue pour injecter du jus d'ananas frais à l'intérieur, et il faut laisser agir un temps qui dépend du résultat que vous voulez obtenir. Après plusieurs heures, on obtient parfois comme une sorte de hachis à l'intérieur. 

Comment éviter le goût de fruit ? Soit utiliser une petite quantité de jus, en sachant que les enzymes sont des catalyseurs, à savoir qu'elles ne sont pas détruites quand elles agissent, et qu'il faut seulement leur donner du temps pour diffuser, ou bien utiliser l'enzyme séparée du jus : la papaïne, la ficine (de la figue), la broméline (de l'ananas)… tout cela s'achète !

mardi 21 novembre 2023

Fâchons-nous rapidement

 Il vaut mieux se fâcher très vite avec ceux avec qui l'on se fâcherait un jour : cela simplifie les choses. 

Avec le billet qui suit, je risque de perdre des amis... ou pas : je compte sur les vrais amis pour me rectifier si je suis dans l'erreur. Pardonnez mon esprit un peu faible, et contribuez s'il vous plaît à l'amélioration de mon esprit (Michael Faraday avait ainsi un "club d'amélioration de l'esprit). 

 

Bref, commençons le calcul : Soit une personne qui travaille 35 heures par semaine, 47 semaines par an, pendant une carrière de 40 ans: n:= 35*47*40; n := 65800. 

Cette personne (qui n'aime pas beaucoup son travail) passe du temps à ne pas l'exercer (tâches administratives, pauses, discussions avec collègues, arrêts de travail...), ce qui réduit son temps effectif d'un facteur deux (en réalité, j'ai fait des statistiques, et ce serait plutôt 3, mais soyons charitable): f:=2; f := 2 n/f; 32900.

 On compare avec quelqu'un qui aime son travail, et fait donc 105 heures par semaines, pendant 52 semaines par an (pourquoi s'arrêter de faire ce que l'on aime?), toujours sur 40 ans de carrière : Nmax := 105*52*40; Nmax := 218400. 

 

 Le rapport entre les deux est : Nmax/(n/f); 312 --- 47 evalf(%); 6.638297872 # Soit, une avance, en années, de : (40*%)-40; 225.5319149. 

 Si le facteur 2 semble exagéré, supposons qu'un quart seulement du temps de (1) ne soit pas efficace. L'avance reste de : (40* (Nmax/(n/(4/3))))-40; 6440 ---- 47 evalf(%); 137.0212766

 

 Soit un siècle et demie d'avance pour une vie! 

 

Erigeons cela en loi générale : imaginons qu'un élève commence à aimer les mathématiques en classe de Sixième. Il arrivera en Maths Spé avec 50 ans d'avance environ sur les autres. Et ainsi de suite. Décidément, "D'r Schaffe het süssi Wurzel un Frucht", comme on dit en Alsace (le travail a des racines et des fruits délicieux). Je vous avais bien que ce serait politiquement incorrect. Qui me remet dans le droit chemin ?

lundi 20 novembre 2023

Distiller, en cuisine ?

Dans un billet précédent, j'ai évoqué les pertes qui se font au-dessus des casseroles, et j'ai promis de considérer des manières de les éviter. 

 

Dans ce billet, je propose de considérer deux techniques voisines, bien que, différents : l'hydrodistillation et la distillation fractionnée. 

 

L'hydrodistillation est une technique simple : on récupère les vapeurs qui s'échappent d'une casserole chauffée, on les refroidit et l'on obtient de l'eau un peu parfumée, et, surtout, qui porte à sa surface un liquide d'apparence huileuse, nommé « huile essentielle ». 

Pour faire une hydrodistillation en cuisine, une cocotte minute suffit : au lieu de cuire sous pression, on adapte à la soupape de sécurité un tuyau et l'on refroidit les vapeur en enroulant le tuyau dans une marmite d'eau froide, tandis que son extrémité vient déboucher dans un récipient qui recueille l'eau et l'huile essentielle. Le mécanisme qui fonde le procédé est le suivant : les molécules odorantes sont des molécules qui partent facilement dans l'air, et l'évaporation de l'eau produit en abondance de la vapeur qui emporte ces molécules, le tout étant recondensé ensuite par le dispositif de refroidissement (tout cela est détaillé dans un chapitre particulier de mon livre « Mon histoire de cuisine », juste paru aux éditions Belin). 

 

Une autre méthode, qui n'est pas, hélas, utilisée couramment par les cuisiniers, est la distillation fractionnée : cette fois, il faut adapter une colonne en verre au dessus de la casserole, et cette colonne doit être d'un type particulier, avec un gainage externe où l'on fait circuler de l'eau froide. Quand le liquide est chauffé, les divers composés évaporés montent dans la colonne jusqu'à des hauteurs qui dépendent de leur température d'évaporation (le haut de la colonne est plus froid que le bas). Par exemple, imaginons que nous chauffions de l'eau, dont la température d'évaporation est de 100 °C, et de l'éthanol, qui s'évapore à seulement 76 °C. Les vapeurs d'eau et d'éthanol monteront dans la colonne, mais les molécules d'eau se condenseront plus bas que les molécules d'éthanol. Si l'on s'y prend bien, les molécules d'éthanol pourront donc être récupérées, et séparées des molécules d'eau. 

 

Je ne vois pas pourquoi les cuisiniers ne pourraient s'équiper de systèmes de distillation, pour distiller non pas des alcools, mais des mets variés, et l'on peut imaginer des résultats merveilleux. Il y a plus de 30 ans que j'ai fait cette proposition, mais ça traîne. Pourquoi des fabricants ne feraient-ils pas des systèmes pour les cuisiniers ? Sans quoi les cuisiniers devront se rabattre sur les systèmes qu'utilisent quotidiennement les chimistes. 

 

En touts cas, gardons à l'idée que nous avons la possibilité de séparer l'eau évaporée au dessus d'une casserole de tous les merveilleux composés qui sont emportés avec elle. Et c'est ainsi que la cuisine peut encore grandir, avec des goûts inédits. PS. Une autre façon de s'y prendre consiste à chauffer les casseroles à des températures fixes, et à récupérer les vapeurs à ces différentes températures. C'est quand même bien moins pratique, mais nécessité fait parfois loi.

dimanche 19 novembre 2023

Ne créons pas de poussière dans le monde

 Le « pari de Pascal » (Pensées, 1670) est célèbre : « Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir : l'erreur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. » 

 

Ne pourrions-nous proposer, de même, de faire le pari de la bienveillance, de l'intelligence et de la culture, sans prétention ? 

 

D'une part, il y a les malfaisants, les jaloux, les méchants, les malhonnêtes, les paresseux, les autoritaires… qui nous nuiront quoi que nous fassions. 

D'autre part, il y les bienveillants et ceux qui n'ont pas d'idée a priori de nos travaux. Si nous mettons de l'intelligence dans nos productions, les individus de cette seconde catégorie, les seuls à qui il soit digne de s'adresser, nous seront redevables des pétillements que nous aurons glissés dans notre version des faits. 

Là, il faut que je demande pardon à mes amis, et que je rectifie une erreur que j'ai faite dans un de mes livres et quelques articles : ébloui par le moine Shitao, ce théoricien chinois de la peinture et de la calligraphie, je l'avais suivi quand il évoquait la « poussière du monde ». 

La poussière du monde ? Ce sont les modes, les « chiens écrasés », les potins, les agissements des grenouilles qui veulent se faire plus grosses que le bœuf (ceux qui prétendent diriger, alors qu'il n'est pas certain qu'ils se dirigent eux-mêmes : je pense aux « dirigeants » dont les enfants sont délinquants, ou s’entre-tuent pour des histoires de mœurs sordides, sans compter ceux qui affichent impudiquement leur vie publique… minable). Bref, il y aurait la « poussière du monde ». 

Toutefois, dire un mot ne fait pas exister l'objet « matériellement » ! Le manteau du père Noël n'est ni rouge ni bleu… puisque le père Noël, n'existant pas, n'a pas de manteau. La poussière du monde ? L'idée est fascinante, mais si nous nous efforçons de mettre de l'intelligence dans nos actes, pensées, discours, rien n'est anodin, rien n'est poussière. Et c'est ainsi que nos productions seront plus belles, adressées à des « amis ».

samedi 18 novembre 2023

Un bon professeur ?

 Hier, une discussion avec des étudiants à propos de ce qu'est un bon professeur. 

Je me demande si c'est manier excessivement le paradoxe de proposer que le professeurs puissent être de mauvais pédagogues à condition d'être de bons scientifiques ? 

 

Expliquons l'idée, en partant de la « montagne du savoir » que les étudiants doivent gravir, afin que, à partir du sommet, ils puissent poursuivre l'œuvre collective de production de savoir. 

C'est un fait qu'il leur est difficile -et improductif - de retracer tout le chemin qui a conduit jusqu'à ce sommet : difficile, parce qu'ils n'auraient que quelques années pour refaire des siècles ; improductif, parce que la recherche scientifique est extraordinairement « hésitante », en ce sens que, sans stratégie possible, elle doit défricher beaucoup avant de pouvoir repousser les limites du connu ; sans compter qu'elle s'est souvent fourvoyée, et que seul l'état de l'art le plus actuel est essentiel (même s'il est vrai qu'il n'est pas inutile de connaître l'histoire des sciences, au contraire). 

 

Bref, il semble clair que les étudiants doivent maîtriser les notions les plus modernes du temps où ils étudient. Et qui d'autre que ceux qui produisent le savoir le plus moderne peut avoir connaissance de ce savoir ? 

Cette idée justifie d'ailleurs la pratique universitaire de nommer professeurs ceux qui publient le plus, sans considération de leur mérite pédagogique. A l'inverse, on peut proposer que des individus soient de « bons » enseignants s'ils se tiennent au courant de la production du savoir et s'ils font l'effort de mettre les notions les plus modernes à la disposition des étudiants. 

Dans cette hypothèse, les enseignants n'auraient pas à publier de publications scientifiques, mais ils pourraient être jugés sur leur travail de « facilitation ». 

C'est souvent là l'alternative commune, mais d'autres options sont également possibles : Aristophane disait qu'« enseigner, ce n'est pas emplir des cruches, mais allumer un brasier ». Cette fois, peu importe que l'enseignant produise des connaissances nouvelles ou les explique bien, mais il doit surtout donner l'impulsion, contribuer à ce que les étudiants aillent d'eux-même construire leur savoir. 

Cette troisième option a plusieurs mérites, mais notamment elle montre que le manichéisme n'est pas une solution raisonnable. En outre, elle a le mérite de montrer combien il est bien difficile d'avoir des certitudes sur « la » méthode qui s'impose dans l'enseignement, et, de ce fait, combien il est difficile d'évaluer des enseignants… d'autant que la perception de la qualité des enseignants peut changer : le même professeur qui est mal évalué par les étudiants, sur le coup, peut faire l'objet d'une excellente évaluation avec quelques années de recul. 

 

Bref, j'ai bien peur d'avoir peu de certitudes à propos d'enseignement, et je propose de craindre les certitudes de ceux qui en ont, à ce propos.


vendredi 17 novembre 2023

Traiter de sujets anciens

 Quand je travaillais à la rédaction de la revue Pour la Science, nous avons souvent rencontré le phénomène suivant : après un certain temps, chaque proposition d'article était reçue par un « On l'a déjà traité ». La mécanique quantique ? Déjà vu. Les micro-algues ? On l'a fait il n'y a pas si longtemps. La naissance de l'Univers ? Une vieille lune… 

Certains journaux, radio, télévision ne se seraient pas embarrassés de nos scrupules et auraient sauté sur la moindre actualité pour remplir leurs colonnes, mais, notre travail étant rigoureux et honnête, nous avons souvent conclu que nous ne pouvions pas traiter à nouveau des sujets que nous avions déjà abordés ; nous cherchions à ne pas nous répéter, afin de donner à nos lecteurs une information de valeur (et de qualité, mais c'est une autre affaire). 

 

En réalité, ce choix était peut-être erroné, pour plusieurs raisons. 

 

D'une part, les lecteurs de la revue ne lisent pas tous les articles, de sorte que, en supposant une proportion de lecture de 50 %, nous aurions dû accepter de nous répéter au moins une fois. 

D'autre part, il y avait la question de la nouveauté : si le sujet se présentait à nouveau, nous devions le traiter, afin de ne pas priver nos lecteurs d'informations dont ils avaient envie ou besoin. Autrement dit, il fallait traiter ces sujets, mais les traiter, mais avec un angle nouveau. Au lieu de rabâcher les même métaphores explicatives, il nous revenait d'en trouver de nouvelles, d'originales... 

 

Je me vois aujourd'hui dans le même type de questionnement, car il est vrai que bien rares sont les sujets culinaires dont je n'ai pas fait état, par le passé, dans un de mes livres, articles, interventions, etc. Mais prenez mon jeune « neveu », âgé de moins de 20 ans, et qui se passionne pour la cuisine. Doit-il aller rechercher dans le fouillis de mes publications anciennes l'information dont il a besoin aujourd'hui ? Et les travaux effectués depuis 35 ans n'ont-ils pas conduit à une vision épurée, clarifiée, qui permet donc de donner des explications bien plus simples et plus justes que par le passé ? 

Mon enthousiasme étant intact, la réponse est claire : même si j'ai déjà discuté la confection de la mayonnaise, je ne dois pas m'empêcher de la discuter à nouveau, mais c'est à moi d'aller inventer des mots nouveaux, des idées nouvelles à propos de sujets anciens. Le problème de l'âge qui rabâche ? C'est une question de paresseux, et la conclusion s'impose : à nous de nous émerveiller, sans naïveté toutefois, des extraordinaires sujets qui nous sont soumis, à nous de composer des discours originaux, éclairants, à nous d'utiliser une expérience supérieure pour communiquer de l'enthousiasme avec encore plus d'efficacité que nous ne le faisions naguère.

jeudi 16 novembre 2023

Des cigarettes bio : de qui se moque-t-on ?

 Je m'étais moqué récemment d'un patron de commerce "bio" qui fumait devant la porte de son magasin. 

L'un des commentaires demandait si les cigarettes était elles-mêmes bio, ce qui est quand même le comble (mais j'ai eu la réponse, un jour!). 

Là une information complémentaire, trouvée hier : The nicotine content of aubergines, a concentration of 0.01 mg per 100g, is low in absolute terms, but is higher than any other edible plant. The amount of nicotine consumed by eating eggplant may be comparable to being in the presence of a smoker, depending on the cooking method.[ Edward F. Domino, Erich Hornbach, Tsenge Demana, The Nicotine Content of Common Vegetables, The New England Journal of Medicine, Volume 329:437 August 5, 1993 Number 6] On average, 9 kg (20 lbs) of eggplant contains about the same amount of nicotine as a cigarette. 

La nicotine, il faut le rappeler, n'est pas sans danger : la DL50 (dose qui tue la moitié d'un groupe d'animaux) est de 50 mg·kg-1 (rats, oral), 3,34 mg·kg-1 (souris, oral), 9,2 mg·kg-1 (chiens, oral). Bref, toute cette question du "bon pour la santé" est une vaste rigolade (en revanche, la ciguë est certainement toxique).

Les profiteroles ?

 Profiteroles
Les profiteroles ? Observons que le dictionnaire n’y met qu’un seul « l ». Et quand le dictionnaire est bon, il reconnaît que c’est d’abord un petit pain farci, avant d’être un petit chou garni très conventionnellement de glace à la vanille et nappé de chocolat fondu.
Les profiteroles sont anciennes : dès 1549, on désignait ainsi une «pâte cuite sous la cendre» ; en  1690, un petit pain évidé, farci de béatilles et cuit en potage. Et c’est seulement en 1881 qu’on a nommé ainsi un petit chou empli d'une préparation sucrée.
Une recette pour le « potage profiterolles » ? On en trouve notamment une, en 1651, dans Le cuisinier françois de  Pierre de La Varenne : on prend des petits pains, on en ôte la mie par une petite ouverture, et on passe au saindoux ou au lard ; puis on fait mitonner avec du bouillon, on arrose de bouillon d’amandes, et on les emplit de crêtes de coq, de ris de veau, de champignons ; on arrose de bouillon de sorte que tout soit bu, puis on sert.
Il est amusant d’observer que, en 1758, on dise que cette recette est « ancienne ». François Marin, dans des Dons de Comus, donne la même recette que précédemment, mais avec un garnissage de farce de volaille, graisse de veau et lard, liaison de jaunes d’oeuf ; et il garnit d’ailerons de volailles, de culs d’artichaux, de ris de veau ou d’agnean, de crêtes ou rognons de coqs ; la sauce est un blond de veau.
En 1867, Jules Gouffé conserve la recette, et l’acception du mot « profiterolles », dans un « potage profiterolles au chasseur » : « Ayez 50 profiterolles, c'est-à-dire 50 petits pains faits avec la pâte de pain au lait de 2 centimètres et demi de large ; videz-les en dessous, enlevez la croûte du fond et la mie de l'intérieur ; puis remplissez-les de farce de gibier  ; beurrez un plat à sauter ; faites pocher au four les profiterolles, et lorsqu'elles sont pochées, rangez-les dans la soupière ; versez dessus 3 litres de consommé de gibier ; servez. »
Et un an plus tard, Urbain Dubois écrit également :  « Potage aux profiteroles. Tenez en ébullition, dans une casserole, 4 litres de bon consommé de volaille. — Cernez une vingtaine de petits pains à profiterole, en faisant une ouverture ronde sur le haut, pour les vider de la mie, mais en réservant le couvercle; emplissez le vide avec une macédoine de légumes coupés en très-petits dés ; couvrez les profiteroles, rangez-les dans une casserole en argent ou un plat creux, arrosez-les avec du bon dégraissis frais de marmite, faites les gratiner au four, en les arrosant de temps en temps; versez le consommé dans la soupière; envoyez les profiteroles séparément. »
Hélas, Joseph Favre, dont le Dictionnaire universel de la cuisine pratique est souvent si bien, détourne la définition. Puis le Guide culinaire poursuit l’erreur.
Il faut donc le dire et le redire : des profiteroles sont de petits pains farcis et mitonnés dans du bouillon, avant d’être le dessert très convenu que l’on trouve sur bien des tables.

mercredi 15 novembre 2023

J'ai longtemps tourné autour du pot, à propos de la dénomination de la science qui explore les réarrangements d'atomes, mais je crois que j'y suis.

  J'ai longtemps tourné autour du pot, à propos de la dénomination de la science qui explore les réarrangements d'atomes, mais je crois que j'y suis. 

 

Je reprends : 

Attendu 1 : on nommera "assemblage d'atomes" une molécule, un cristal, un métal... bref, un groupe d'atomes liés par la "mise en commun" d'électrons, ce que l'on pourrait également dire "échange d'électrons", ou "recouvrement d'orbitales", ou toute autre dénomination qu'il serait plus juste de trouver pour bien décrire des associations un peu stables. 

Attendu 2 : l'activité qui consiste à explorer les assemblages d'atomes est nommée depuis longtemps la "chimie" (il y a eu des hésitations avec "alchimie", mais la question semble réglée. 

Attendu 3 : la production de nouveaux assemblages d'atomes, est une activité technique. 

Attendu 4 : il y a une différence entre science et technique, puisque la première produit des connaissances tandis que la seconde produit des artefacts matériels. 

Conclusion intermédiaire : il faut un nom particulier pour la science qui explore les modifications d'assemblages d'atomes, disons notamment les réorganisations d'atomes, entre assemblages que l'on met en présence. 

Attendu 5 : une telle science est une science de la nature, donc une partie de la "physique". 

Attendu 6 : une telle science est une partie de la physique seulement, et notamment la partie qui concerne la chimie. 

Conclusion : il faut donc que cette science soit nommée "chimie", et que la production technique de composés prenne un autre nom. 


mardi 14 novembre 2023

À propos du film Dodin Bouffant

 

Le film Dodin Bouffant, qui est sorti en salles la semaine dernière, est tiré d'un livre de Marcel Rouff. Je connais quasiment par cœur ce roman qui raconte l'histoire d'un gastronome "absolu"  et de ses cuisinières.

L'intrigue est  mince parce que le livre n'est pas un livre d'intrigue : en substance, le gastronome vit des repas heureux avec la première cuisinière, d'un grand talent, mais cette dernière meurt ; notre gastronome est désemparé jusqu'à ce qu'il trouve une perle rare, qu'un prince cherche à lui débaucher.
À ce propos, il y a une petite péripétie, à savoir que le prince, ayant entendu la réputation du célèbre gastronome, l'invite à dîner et veut l'épater par la quantité des mets servis, ce qui est évidemment grossier, alors que le gastronome, pour lui rendre sa politesse, lui prépare un simple pot-au-feu, mais un pot-au-feu parfait. Tout est là deux : la qualité contre la quantité. Pour faire bonne mesure, il y a trois amis du gastronome qui partagent sa gourmandise, seuls invités -parce que seuls dignes- à déguster les mets extraordinaires qui sont préparés.

Le livre, plus qu'un roman, est une évocation de gourmandise, à la façon de Lucien Tendret, auteur de La table au pays de Brillat-Savarin, également un livre de gourmandise, tout comme le fut avant celui d'Alexandre-Balthazar Grimod la Reynière ou celui de Jean-Anthelme Brillat-Savarin lui-même.
C'est bien de la "littérature gastronomique", parfois de la description, ce qui s'apparenterait à du documentaire, parfois de l'imagination, de la poésie...

Pour en revenir au film, la difficulté du cinéaste était évidemment de produire une œuvre qui ne soit pas infidèle, qui ne heurte pas les connaisseurs du livre, et la seule façon d'y parvenir était de prendre un parti. Ici, le parti a été de présenter une histoire d'amour entre le gastronome et la cuisinière, qui est -dans le film- moins une domestique qu'une femme de tête.
Il y a un personnage secondaire, à savoir la très jeune fille d'un couple d'agriculteur voisin, qui a un palais d'une remarquable sensibilité et qui veut absolument faire un apprentissage chez le gastronome.

Comment tout cela peut-il faire deux heures de (bon) spectacle ? C'est que en réalité, c'est plutôt la cuisine, sa gestuelle, ses ambiances, ses images, qui font le film. Pierre Gagnaire a été le conseiller culinaire du film, et on retrouve sa patte dans l'ensemble de ces éléments : de la cuisine élégante plutôt que gargantuesque, de la qualité plutôt que de la quantité.

Ce qui pose la véritable question de la gourmandise :  n'est-elle de l'abondance ou plutôt l'idée qu'on s'en fait ? Bien sûr, le film nous montre une extraordinaire brioche, énorme, que déchirent  les trois amis gourmands du gastronome, mais, même là, tout épuré : la brioche est un profil isolé, dans un contre-jour où les gourmands sont des ombres chinoises. On sent dans leurs gestes, d'ailleurs, la consistance de la brioche, et ceux qui aiment cette préparation savent combien la mie très particulière d'une brioche réussie a quelque chose de merveilleux, une souplesse qui rappelle une sorte de gros édredon bien gonflé d'un lit accueillant.

Le film tient donc bien sûr sur quelques acteurs, mais, surtout, sur une ambiance :  une ambiance de campagne, bourgeoise, ancienne, mais modernisée parce qu'elle est ensoleillée, fleurie, un peu comme dans la Comédie érotique d'une nuit d'été, de Woody Allen, mais en plus fleuri, plus frais. Surtout, il y a des ambiances sonores :  certaines scènes sont comme des natures mortes, vivantes pourtant, sur lesquelles le réalisateur a la merveilleuse idée d'y mettre une sorte de bruit de souffle, comme un grand vent qui n'aurait pas les effets qu'on en attendrait. Cela embellit des scènes, leur faire prendre une dimension qui dépasse un aspect visuel bien limité ;  une sensorialité supplémentaire est ainsi donnée.

Au fond, le film me permet de me reposer la question du fantasme en cuisine. Pour bien comprendre l'affaire, il faut rapprocher ce film de la nouvelle des Trois Messes basses par Alphonse Daudet. Dans les Trois Messes basses, le curé se damne parce que son garçon de messe est en réalité le diable, qui lui fait abréger le service divin en lui faisant miroiter des mets merveilleux qui seront servis à la table du soir. Des dindes truffées, par exemple (en écho, il y a des poulardes en demi-deuil dans le film de Dodin Bouffant).  Certes, il y a  cette idée de Pierre-François la Varenne selon laquelle "les morceaux caquetés en paraissent meilleurs", à savoir que quand on mange, ce dont on parle prendre une autre dimension. Mais il y a surtout l'évocation avant le repas et cette évocation est sans doute bien plus puissante que sa monstration. La gourmandise veut beaucoup, mais, à montrer beaucoup on risque de tomber dans une certaine vulgarité goinfre... qui n'est plus la gourmandise. Inversement, si l'on montre peu mais raffiné, alors la gourmandise risque de ne pas trouver son compte... sauf si l'on parle.
Finalement, je crois que pour ce qui me concerne le montrer est bien, le donner à sentir est encore mieux, et en parler permet de gagner l'ensemble des territoires sensoriels. On ne dit pas, on ne dira jamais le goût, mais on donnera l'envie de le connaître.
Et c'est ainsi qu'il y a des termes merveilleux : lièvre à la royale façon du sénateur Couteaux, faisan à l'Albuféra, poularde demi-deuil... Dans chaque cas, on ne sait pas parfaitement ce dont il s'agit, mais l'incertitude ou l'ignorance augmente la gourmandise. Et quand on sait exactement ce dont il s'agit, il y a la perspective de comparer la prochaine expérience avec les précédentes.
La gourmandise ? Un beau Mystère.

La cuisine, statistiquement



Dans Mon histoire de cuisine, j'ai discuté la question de 14 commandements de la cuisine, ce que je nomme personnellement les bases de la technique culinaire. C'est un message d'espoir qu'il n'y ait que 14 phénomènes essentiels à considérer, contre bien plus si l'on reste au niveau culinaire.
Cependant, j'aurais également pu examiner les transformations culinaires en termes statistiques, et comprendre que nous mangeons essentiellement des tissus végétaux (fruits, légumes) ou animaux (oeufs, viandes, poissons).
Ainsi,  au-delà de préparations particulières telles que les sauces, il y a d'abord lieu de se préoccuper de ses cuissons-là.

Pourquoi la cuisson ? Parce que l'on assainit biologiquement et chimiquement, que l'on change  la consistance, que l'on augmente la bio-activité des nutriments et que l'on donne du goût.
Pour l'assainissement biologique, il faut considérer que les tissus animaux et végétaux sont contaminés à l'extérieur par des micro-organismes pathogènes, et à l'intérieur par les parasites. Un traitement thermique peut inactiver les deux types d'organismes nuisibles à notre santé.
D'autre part, le traitement thermique peut rendre comestibles certains ingrédients (pensons aux haricots) en dégradant  certains composés toxiques naturellement présents, telles les lectines (hématoagglutinantes).  
Pour la question de la consistance, il y a des cas où l'on veut l'augmenter, tel l'oeuf que l'on fait coaguler, et des cas où l'on veut le réduire, telles des tissus végétaux très durs. L'amollissement que provoque la cuisson  a pour effet une augmentation de la bioactivité des nutriments :  certains composés présents dans les tissus végétaux ou animaux sont peu assimilés quand ces tissus sont crus, mais ils  sont bien plus disponibles quand les tissus sont cuits. Par exemple, c'est le cas de composés tels que le bêta-carotène les carottes, par exemple, ou encore des sucres et des acides aminés. Il a été proposé que l'espèce humaine ait évolué par rapport aux grands singes parce que  le fait de manger des aliments cuits permettait de gagner du temps sur des mastications interminables.
Enfin la cuisson change le goût, et c'est un fait que nombre de mammifères préfèrent le goût des aliments cuits à celui des ingrédients crus.

La "cuisine", c'est ainsi d'abord la cuisson des tissus végétaux ou animaux. La cuisson ? Cela correspond à un traitement thermique, qui peut se faire de différentes façons : par conduction, par rayonnement, par des réactions avec des composés variés (sel, sucre, éthanol, acide, base).
Pour la conduction, elle peut se faire  par contact avec un solide chaud, un gaz chaud, un liquide chaud, qui peut être soit une solution aqueuse, soit une huile. Selon les procédés, on chauffe  une face seulement de l'aliment, comme dans les friture plate, ou au contraire plusieurs faces, comme pour dans un rôtissage ou dans une friture.  Et, dans tous les cas, l'effet est le même :
- pour les viandes : dissolution du tissu collagénique, coagulation des protéines des fibres musculaires, pertes éventuelles dans le milieu de cuisson
- pour les légumes : amollissement du tissu végétal par dégradation des pectines des parois végétales.

Voilà des "bases" simples et utiles ! 




lundi 13 novembre 2023

Le gastronome Jean Antelme Brillat-Savarin évoque avec éloquence les grenadins de veau, ces pièces de veau si tendres qu'on peut les manger à la cuillère. A la cuillère ?

 Le gastronome Jean Antelme Brillat-Savarin évoque avec éloquence les grenadins de veau, ces pièces de veau si tendres qu'on peut les manger à la cuillère. A la cuillère ? 

La viande serait-elle suffisamment tendre, naturellement, pour que l'on puisse ainsi la diviser ? Il est vrai que certaines viandes extraordinairement persillées se défont facilement, au point que certains cuisiniers les reconnaissent en les pressant entre deux doigts : ces derniers s'enfoncent comme dans du beurre. Ou bien est-ce le résultat d'une cuisson particulière ? Quand une viande est très tendre, la cuisson doit absolument éviter de la durcir, de la maltraiter. Comment faire ? 

Pour un tel cas, on se souvient que la viande est faite de fibres musculaires, sortes de sacs allongés, collés les uns aux autres. La cuisson coagule l'intérieur des fibres, tel du blanc d'oeuf qui cuirait, de sorte que l'on comprend, en conséquence, qu'il faut cuire très peu, à une température assez basse pour assurer la coagulation sans évaporer l'eau qui fait la jutosité ni former trop de réseau protéique, qui, tel un œuf dur caoutchouteux, « solidifierait » trop l'eau. 

Deux cas se présentent : soit on met la viande dans un liquide parfumé, et l'on chauffe pendant très peu de temps à très petits frémissements, soit on chauffe sur une poêle très chaude, et l'on colore rapidement de chaque côté. Pour les viandes dures, l'analyse est différente. Ces viandes sont celles dont le tissu collagénique est plus abondant, plus résistant. Dans un tel cas, la viande est dure initialement, et la question est de l'attendrir. 

 

La clé de la solution est la suivante : à partir de 55°C le tissu collagénique se dissout dans le liquide qui environne la viande. C'est là que la cuisson à basse température s'impose : on met la viande dans un liquide, et l'on chauffe à une température comprise entre 60 et 70° pendant très longtemps, afin d'assurer la dissolution du tissu collagénique. L'intérieur des fibres coagule délicatement, ce qui durcit la viande, mais le tissu collagénique se dissout, ce qui permet aux fibres de se séparer mollement. Une conséquence en est que si le liquide de cuisson a bon goût, il peut entrer dans la viande par capillarité, ce phénomène physique qui fait monter l'encre entre les poils des pinceaux. 

 

Pourquoi cette montée capillaire ? Parce que les molécules d'eau sont composées d'atomes d'hydrogène et d'oxygène, et que, dans les molécules d'eau, les atomes d'oxygène attirent plus les électrons que les atomes d'hydrogène, ce qui crée l'apparition de charges électriques sur les deux types d'atomes. D'autre part, le collagène qui gaine les fibres, et qui est présent à l'extérieur de ces dernières, a également des atomes d'hydrogène et d'oxygène, chargés électriquement, de sorte que, puisque des charges électriques de signes opposés s'attirent, tels des aimant, les molécules d'eau collent au tissu collagénique, et, de proche en proche, remontent vers l'intérieur de la viande. De la sorte, à l'issue d'une longue cuisson, la viande se gorge de liquide de cuisson, tandis qu'elle s'attendrit. 

 

A cette description, on aura compris qu'il existe une véritable possibilité de donner du goût à une viande : il faut cuire dans un liquide qui a du goût. C'est pourquoi les professionnels ne cuisent jamais dans l'eau, mais dans du vin, un fond corsé, etc. On observera d'ailleurs que ce liquide , qui ne doit pas être trop salé, peut-être réduit en fin cuisson : quand la viande est tendre, on récupère le liquide, et on le fait bouillir sans couvercle, afin que l'eau s'évapore.

 Certes, on perd nombre de composés odorants (il faudra considérer dans un autre billet comment on pourrait éviter ce gâchis) mais on concentre en espèces solubles et non volatiles : acides aminés, sels minéraux, sucres… 

 

De sorte que l'on obtient finalement un liquide qui a beaucoup de goût, avec lequel on nappera la viande. Finalement les grenadins de Brillat-Savarin ne sont pas un doux rêve, mais une réalité accessible à qui connaît les bases de la gastronomie moléculaire.

dimanche 12 novembre 2023

Combien ?

Dans notre groupe de recherche, adjectifs et adverbes sont proscrits La science, ce sont les mots : nous avons déjà discuté la question plusieurs fois, mais je propose aujourd'hui une « recette » simple, pour nous mettre sur la voie de la science : éviter les adjectifs et les adverbes. 

D'ailleurs, dans notre groupe de recherche, ils sont interdits, nous les chassons, dans nos discours, dans nos écrits… car nous savons bien que « petit » ne signifie rien, sauf si l'on a une échelle de référence, auquel cas on peut dire « petit de combien » ; ou bien encore « important », qui ne signifie rien d'autre que « jugé important par certains », ce qui appelle une référence ; ou encore « bon », qui ne signifie rien d'autre que « j'aime », ce qui est idiosyncratique, sans intérêt général. 

 

Bref, nous pourchassons les adjectifs et les adverbes, et c'est peut-être un bon conseil à donner aux jeunes scientifiques ou technologues que de se doter progressivement d'une sorte de petit radar interne pour dépister les adjectifs, qui sont souvent utilisés comme des cache misères, ou comme des instruments de mauvaise foi, de pouvoir, etc. 

 

Plus positivement, je me souviens de ce moment merveilleux, dans un des séminaires de Jean-Marie Lehn, au Collège de France, où je me suis rendu compte qu'il y avait des recettes « robustes » (le rôti de porc) ou « fragiles » (la mayonnaise), et qu'il fallait alors inventer un paramètre quantitatif pour déterminer quantitativement cette robustesse (voir, par exemple Hervé This. Molecular Gastronomy, a chemical look to cooking. Accounts of Chemical Research, May 2009, vol 42, N°5, pp. 575-583, Published on the Web 05/19/2009 www.pubs.acs.org/acr, doi10.1021/ar8002078). 

Ou encore, ce moment extraordinaire (pour moi) où j'ai compris que le mot « bioactif » méritait une détermination quantitative, ce qui m'a conduit à une « théorie de la bioactivité » (Hervé This, Solutions are solutions, and gels are almost solutions, Pure Appl. Chem., http://dx.doi.org/10.1351/PAC-CON-12-01-01, 2012, pp. 1-20.). 

 

Bref, je ne saurais trop inviter mes amis à faire la chasse aux adjectifs et aux adverbes, qui doivent être remplacés par la réponse à la question « Combien ? ». Et c'est ainsi que la science est merveilleuse !

samedi 11 novembre 2023

Les commandements de la cuisine

 
Dans le livre  "Mon histoire de cuisine", je donne 14 commandements : 

1. Le sel se dissout dans l'eau (c'est une métaphore, voir le livre pour mieux comprendre) 

2. Le sel ne se dissout pas dans l'huile (idem) 

3. L'huile ne se dissout pas dans l'eau (idem) 

4. L'eau s'évapore à toute température, mais elle bout à la température de 100 degrés.

5. Le plus souvent, les aliments sont faits principalement d'eau (ou d'un autre fluide)

6. Les aliments sans eau ni autre fluide sont durs 

7. Certaines protéines (dans les oeufs, la viande, le poisson) coagulent. 

8. Le tissu collagénique se dissout dans l'eau quand la température est supérieure à 55 degrés. 

9. Les aliments sont des systèmes dispersés 

10. Certaines réactions (de Maillard, de Strecker, des oxydations, des caramélisations, des pyrolyses...) engendrent des composés nouveaux 

11. Quand une préparation blanchit, c'est souvent qu'il y a foisonnement ou émulsion 

12. La capillarité fait migrer les liquides 

13. L'osmose a lieu quand des liquides de concentrations différentes sont séparés par une membrane appropriée 

14. Les composés peuvent migrer par diffusion 

 

Evidemment le texte du livre est là pour expliquer en détail. Par exemple, quand on dit "le sel se dissout dans l'eau", cela signifie à la fois que le sucre, aussi, se dissout, et qu'il y a une valeur limite (pour le sel, le sucre, pas pour l'éthanol), par exemple. Bonne lecture

vendredi 10 novembre 2023

L'ajout de sel à du blanc d'oeuf que l'on bat en neige permet-il d'augmenter le volume de mousse formée ?

 
Dans de nombreux livres de cuisine, dans les recettes où il est prescrit de battre du blanc en neige, il est conseillé d'ajouter une pincée de sel ou une goutte de jus de citron. Est-ce efficace ? 

 

Il y a au moins 15 ans, nous avons voulu le savoir et, à cette fin, nous avons cherché un protocole expérimental bien pensé pour élucider la question. En substance, nous allons battu des blancs en neige avec un peu de sel, un peu plus de sel, encore plus de sel... 

Comment évaluer les résultats ? La mousse formée a une surface irrégulière, de sorte que, finalement, nous nous sommes aperçu qu'il était nécessaire de transvaser le blanc en neige formé dans un récipient transparent gradué. Toutefois ce transvasement induit des incertitudes sur le volume de la mousse. 

Cela étant, l'étudiante qui faisait l'expérience est venue un jour me voir avec une courbe qui semblait montrer une croissance du volume en fonction de l'ajout de sel, et elle m' a fièrement annoncé que l'ajout de sel contribuait à l'augmentation du volume de mousse. 

Hélas le graphique qu'elle me montrait était fautif de plusieurs façons, et, notamment, parce que les points de mesures n'étaient pas assorti de barres d'incertitude, soit des incertitudes estimées, soit des « écarts types » déterminés par la répétition de l'expérience au moins trois fois. 

 

Nous nous sommes donc attelés à la détermination de ces incertitudes, et avons observé que ces incertitudes étaient si grandes que l'on aurait tout aussi bien pu faire passer une courbe décroissante par les mesures. 

Bref, l'expérience effectuée, malgré tout le soin mis, les efforts consacrés, ne donnait pas la réponse à la question. En pratique, donc, il faut conclure qu'il est illégitime de prétendre que le sel augmente le volume de blanc en neige. 

 

Autrement dit, il est absolument exclu, intellectuellement interdit, de dire que le sel augmente le volume de mousse. Car on pourrait tout aussi bien dire que le sel diminue ce volume. Il faut donc trouver d'autres expériences pour explorer cette relation sur la quantité de sel et le volume de blanc en neige formée.

jeudi 9 novembre 2023

La difficile question de l'évaluation

Les êtres humains sont diversement constitués, et leurs réactions dans une circonstance particulière sont donc variées. Toutefois la question des évaluations est épineuse pour la plupart d'entre nous, je le sais d'expérience, de sorte que cette généralité mérite d'être discutée… paradoxalement à partir d'une expérience personnelle.
Le moi est haïssable, nous sommes bien d'accord, mais un cas personnel peut devenir au moins un exemple à partir duquel on peut essayer d'analyser. 

 

Personnellement, donc, je déteste l'évaluation, parce que, faisant de mon mieux, je vois mal comment je pourrais faire mieux que ce que je fais. Il est vrai, aussi, que je déteste l'idée de subir l'appréciation, parce que je ne vois pas dans mes évaluateurs des personnes qui auraient plus de compétences moi-même sur mon propre travail (je fais souvent l'hypothèse -évidente puisque je consacre tout mon temps à ma recherche, sans répit, vacances, etc.), de sorte que je suppose que leur compétence est moindre que la mienne, donc leur évaluation illégitime. 

Mais je sais que c'est là un défaut personnel, largement partagée par ailleurs, qui consiste à se croire le nombril du monde, et en conséquence, à mal réagir face à ces évaluations. 

Dans mon cas, j'ai proposé des tas de « gesticulations » pour me sortir de cette situation, à savoir proposer ma propre évaluation, accumuler les démonstrations d'honnêteté, de travail et de droiture, à défaut de pouvoir proposer des compétences, etc. 

 

Toutefois le billet d'aujourd'hui reprend en écho celui que j'avais proposé à propos d'étudiants qui devaient faire un rapport. 

Sortant d'une évaluation, ou d'un concours ce qui revient au même, je me suis aperçu, en cours d'audition, que le jury n'était pas malveillant et, surtout, qu'il posait des questions afin de bien comprendre mon activité. 

En conséquence, j'ai constaté que je m'étais mal exprimé, dans mon document initial, ou que la matière était complexe, de sorte qu'elle méritait des explications, des éclaircissements. 

 

Vous vous souvenez que j'avais discuté le cas d'un étudiant qui avait été mal évalué, parce qu'il avait proposé une sorte de publications scientifique, en guise de rapport de stage. 

Ce n'est pas ce qu'on lui demandait : il aurait dû expliquer ce qu'il avait fait pendant son stage à des gens qui ne connaissaient pas son sujet ; Il y avait erreur à croire acquise des notions que n'avaient pas ses interlocuteurs. 

De même pour mon dossier de concours : oui, je travaille ; oui je place bonté et droiture parmi les qualités les plus grandes. Oui, j'essaie de contribuer à l'avancement des connaissance, au bien être de la collectivité qui m'emploie, etc., mais c'est une erreur, une légère erreur que ne pas expliquer bien l'ensemble des travaux, leur articulation, leur cohérence... 

Ainsi le jury m'a demandé comment il était possible que je puisse mener de front recherche, enseignement, communication : la question était légitime, et la réponse simple à donner (quand on fait 105 heures par semaine sans prendre de vacances, on peut faire bien plus.... que si l'on faisait moins). La question était légitime, la réponse était simple, et le fait qu'il y ait eu question prouve que le dossier envoyé n'était pas clair, au moins de ce point de vue. 

Un autre exemple : souvent, je réponds à des demandes d'institutions variées. Un ministre qui m'invite à développer la science dans les écoles, un recteur qui me convie à des formations, l'ambassadeur qui propose une série de conférences à l'étranger... Le jury a posé la question de savoir quelle était ma stratégie face à des demandes en nombre excessives. Cette activité ne nuirait-elle pas à la production scientifique ? La question est légitime la réponse était facile à donner, puisque, évidemment, je me suis posé depuis longtemps la question de savoir comment réagir à ces demandes, moi qui propose de toujours placer la méthode avant la réponse, la stratégie avant la tactique, pour prendre une métaphore guerrière que je n'aime pas. Quand une demande me parvient, elle est analysée, passé au crible d'un certain nombre de critères, le premier temps étant l'utilité sociale, en accord avec les missions qui me sont confiées, au moins tel que j' interprète la lettre de mission qui m'a été donné. 

Ce n'est pas une injure que l'on me fait de m'interroger sur la façon de répondre à ces demandes, et il est plus intelligent de considérer que, puisque cette question épineuse est lancinante, j'aurais dû l'anticiper et en donner une réponse simple dans le dossier écrit. Évidemment, on ne peut pas tout prévoir, surtout quand le nombre de pages du dossier écrit que l'on soumet est limité, mais en tout cas, je retiendrai – et je propose à mes amis (vous, donc) de le considérer aussi- qu'il y a une sorte de devoir d'explication, d'éclaircissement, qui s'impose avant tout. 

 

Au fond, si nous n'avons rien à cacher, montrons tout, n'est-ce pas ?

mercredi 8 novembre 2023

Qu'est-ce qu'un bon enseignant ?

 
Qu'est-ce qu'un bon enseignant ? Répondre à la question  serait naïf, parce que les mathématiciens savent bien que l'on ne peut discuter des propriétés d'un objet que si celui-ci existe. 

Je ne dis pas, ainsi, qu'il n'existe pas de "bon enseignant", mais qu'il n'existe pas "un bon enseignant", mais plutôt des bons enseignants ;-) (chers amis qui lisez ce blog, n'oubliez pas que je pourrai ajouter un smiley après presque chaque phrase). 

 

Bref, qu'est-ce qu'un bon enseignant ? Quelqu'un qui "explique" bien ? Quelqu'un qui fait travailler et apprendre ? Quelqu'un qui connaît bien la matière considérée ? 

J'ai déjà proposé de relire le Paradoxe du comédien, de mon ami Denis Diderot, mais je me répète : lisons le Paradoxe du comédien, et transposons vers l'enseignement. 

 

Toutefois, ici, ce n'est pas la question que je veux discuter. Je propose plutôt d'examiner la question de la relation entre l'enseignement et la recherche (scientifique, puisque c'est en réalité le champ qui m'importe. 

Je répète que l'université sélectionne les enseignants sur leur recherche, ce qui froisse certains, qui se décarcassent pour les étudiants, au détriment de leur production scientifique. Est-il donc juste de promouvoir de bons scientifiques pour faire de l'enseignement ? 

Ma réponse tiendra dans l'évocation de la "montagne du savoir" (scientifique), élaborée par nos prédécesseurs. Les étudiants n'auront pas le temps de tout retracer, mais, surtout, ils devront être, dès leurs études (courtes) terminées, en position de prolonger les travaux de production de connaissance. 

S'ils restent à des notions des siècles passés, il y a peu de chances qu'ils puissent produire beaucoup de nouveauté : comme disait Lewis Carroll, dans notre monde il faut courir très vite pour rester à la même place. 

 

Bref, c'est seulement si les étudiants maîtrisent les connaissances les plus modernes qu'ils ont des chances de pouvoir produire de la nouveauté. Il faut donc les aider à être très vite "au sommet"..., et, à cette fin, il faut bien connaître le sommet, et maîtriser les outils intellectuels relatifs à ce sommet.
Le mathématicien Emile Borel (1871-1956) produisait des mathématiques lors de ses cours, et deux de ses étudiants notaient, pour ensuite produire des livres d'enseignement ensemble. Quel merveilleux exemple ! 

 

De même que la recherche scientifique semble notamment être de l'enseignement à de jeunes chercheurs, ne peut-on considérer que l'enseignement est de la recherche en compagnie de "jeunes amis" ?

mardi 7 novembre 2023

La cuisine note à note continue de se développer

 Il y a quand même des moments plus importants que d'autres. Notamment quand fut publié en anglais mon livre sur la cuisine note à note. 

L'éditeur pensait que ce livre serait un succès. Commercialement, je m'en moquais un peu, mais la perspective que ce livre puisse servir de support à un développement international de la cuisine note à note me semblait essentiel. 

 

Et conformément à l'usage anglosaxon, l'éditeur a demandé à des "vedettes" des commentaires. Je trouve un peu humiliant d'être jugé ainsi (disons que je me moque des commentaires, et que je suis assez grand pour savoir ce que vaut ma production), mais je ne suis pas  resté insensible à l'amitié que m'ont faite les personnes sollicitées

lundi 6 novembre 2023

Les tests de QI mesurent en réalité... la naïveté et l'ignorance des mathématiques

 Un, deux, quatre, huit... Quel est le suivant ? Vous avez dit seize, mais, en réalité, il fallait répondre en 1013. 

Un autre : 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21... Et le suivant ? Vous avez répondu 34, ayant observé que chaque terme est la somme des deux termes précédents, et vous avez tort : il fallait répondre 1013. 

Alors, encore un autre : 1, 2, 4, 6, 3, 4, 6... Quel est le suivant ? Je sais que vous avez répondu 1013, mais réponse était 724. 

 

Analysons. Dans tous ces cas, qui sont analogues aux questions posées dans les tests de QI, on veut éprouver notre sens logique. Mais c'est ignorer que, par une suite finie de points, on peut faire passer un nombre infini de courbes, et que la multiplication par deux pour le premier cas, ou la suite de Fibonacci pour le deuxième exemple, etc., ne sont que des cas très particuliers qui ne sont ni plus simples n'est plus logique que d'autres. Par une suite infinie de points, on peut faire passer un nombre infini de courbes et toutes peuvent avoir leur justification. 

 

C'est là une leçon que la nature donne régulièrement aux scientifiques qui font des mesures : la nature n'a pas toujours choisi la solution la plus simple, la plus logique (de notre point de vue), et nous devons bien scruter les phénomènes pour rechercher les mécanismes. 

 

Mais je m'égare. Pour en revenir aux tests de QI, nous sommes en droit de répondre ce que nous voulons à ces tests... du moment que nous savons justifier notre réponse, mais il faut savoir que cette réponse sera très idiosyncratique, et qu'il vaut mieux répondre au hasard, puisque le nombre de réponses possibles est infini. 

En pratique, je doute (mais c'est sans doute une présomption idiote de ma part, pardon si certains sont éclairés) que vos examinateurs sachent que leurs tests sont naïfs à ce point. Évidemment, lors d'un entretien d'embauche, il vaut peut-être répondre quand même par la réponse attendue, mais vous n'y perdrez par si vous expliquez pourquoi la question ne teste que la connaissance de certaines régularités élémentaires, alors que vous êtes bien au-dessus de cela. Et puis, si votre interlocuteur se vexe, ce sera la meilleure démonstration qu'il ne vous mérite pas, qu'il ne faut absolument pas aller travailler avec cette personne, qui joint la naïveté à l'ignorance et à un amour-propre exagéré. 

 

Ne travaillons jamais avec des salauds !

dimanche 5 novembre 2023

Si la notion de molécule est inconnue du public, comment celui-ci pourra-t-il décider raisonnablement de l'utilisation d'organismes génétiquement modifiés ?

 
Dans un billet précédent, je discutais ce fait essentiel : les « petits marquis » (on pourrait dire aussi « les intellectuels coupés du reste du monde ») que sont certains d'entre nous doivent être conscients que, en première approximation « le monde » ne comprend pas ce qu'ils font. 

Je ne dis pas, évidemment, avec morgue ou supériorité, que le public est ignorant, mais je dis qu'il ne connaît pas les sciences. Il a pourtant d'autres connaissances. 

Par exemple, un confiseur sait parfaitement le degré exact de changement de la matière qu'il travaille, quand il fait un fondant... mais il ne sait pas résoudre des équations ; et, inversement, un physicien serait bien incapable de faire un feston en sucre filé. De même pour un ébéniste, un garagiste... 

 

Toutefois c'est un fait que notre monde est plein de techniques avancées, pour lesquelles des choix doivent être faits collectivement. Et c'est un fait que les objets techniquement avancés ne sont « compréhensibles » que si l'on dispose de connaissances scientifiques que peu ont, malgré les efforts admirables de l'Education nationale. 

 

Bref, le public connaît mal les sciences et les technologies : c'est un fait. Or, dans un billet précédent, j'avais pris l'exemple de la différence entre composé et molécule, très généralement incomprise en dehors du cercle des chimistes. Nous devons tirer les conséquences de l'observation selon laquelle cette différence n'est pas comprise/connue : si le public ignore ce qu'est une molécule, comment pourrait-il comprendre ce qu'est l'ADN ? Du coup, comment peut-il comprendre ce que sont les OGM ? Et si le public ne « comprend » pas ce que sont les OGM, comment peut-il rationnellement refuser une technique qu'il ignore (car beaucoup « refusent » l'utilisation des OGM, ou des PGM (plantes génétiquement modifiées)) ? Soyons plus positifs : comment expliquer à notre entourage ce qu'est l'ADN, afin que les décisions prises collectivement le soient en connaissance de cause ? 

 

L'ADN étant une molécule dans une cellule, l'expérience semble devoir montrer qu'il faut d'abord expliquer ce qu'est une cellule. Je ne suis pas certain (on aura compris qu'il s'agit là d'une figure de rhétorique) que l'ensemble de nos concitoyens savent que les levures (pas les poudres levantes !) sont des cellules, de petits sacs vivants ! 

Vivants ? L'explication est difficile mais on n'aurait pas tort, je crois, de commencer par dire que la possibilité d'une reproduction est essentielle. Évidemment je n'utiliserais pas le mot « reproduction » si je veux me faire comprendre, parce qu'il a plus de trois syllabes, et je préfère me contenter de dire qu’une cellule est un objet petit, visible au microscope et qui, à la bonne température et en présence de nutriments (là, il faut expliquer), grossit, grossit encore, puis se divise en deux objets identiques au premier. Mieux encore, je ne crois pas inutile de montrer, encore et encore, des images de cette division ou, mieux, des films ! Par exemple, j'ai trouvé ceci : <a href="www.snv.jussieu.fr/vie/images_semaine/imagealaune_38/imagealaune_38.html">www.snv.jussieu.fr/vie/images_semaine/imagealaune_38/imagealaune_38.html</a> 

 

Cela étant fait, sans oublier notre objectif (expliquer ce qu'est l'ADN), pourquoi ne pas nous limiter, dans un premier temps, à interroger nos amis -au lieu de leur déverser des connaissances ex cathedra - en leur demandant comment la division qu'on leur a montrée a pu avoir lieu ? 

La notion de molécule étant acquise (voir le billet antérieur), ne pourrait-on alors indiquer (OK, le chemin est long) comment un simple bricolage permettrait de construire une cellule, par exemple à l'aide de ces molécules de lécithine, dont on pourrait faire une vésicule ? 

Puis, d'autre part, à partir de l'idée de molécules, ne pourrions-nous pas arriver à celle d'ADN, et, mieux encore, à celle d'ADN auto reproducteur ? Il resterait alors à mettre un ADN auto reproducteur dans une vésicule auto reproductrice et l'on aurait... l'objet que je rêve de voir un jour, à savoir une cellule vivante artificielle. 

Je sais qu'un tel exploit ne réfutera pas le vitalisme, mais en associant la présentation de cette réalisation à des idées sur le mouvement moléculaire d'origine thermique, je crois que nous aurions avancé.

samedi 4 novembre 2023

Des podcasts audio et audiovisuels

 
L'animation scientifique et technologique ne doit pas faiblir ! Pour contribuer aux débats publics, pour donner au public les clés des choix collectifs éclairés, il faut sans doute que les scientifiques et les technologues expliquent des notions dont ils sont familiers, mais qui restent obscures pour le "public". 

Sur le site d'AgroParisTech, dans le cadre du Centre International de gastronomie moléculaire, créé le 3 juin dernier, nous venons de créer un espace pour des podcasts audios et pour des podcasts audiovisuels. On le trouve à http://www.agroparistech.fr/Des-podcasts-audio-et-audiovisuels.html. 

Sur ce site, nous venons de mettre : - une vidéo qui présente une méthode de "communication", nommée "méthode 1/3/9/27" : http://www.agroparistech.fr/podcast/Cours-de-communication-la-methode-1-3-9-27.html - un podcast audio, qui vante les beautés du calcul : le premier est en ligne : http://www.agroparistech.fr/podcast/Beautes-du-calcul-2046.html 

 

Chaque mois, des podcasts audio ou audiovisuel seront ajoutés. N'hésitez pas à vous abonner à ces pages !

C'est une chose amusante que de se retrouver deux fois dans la même situation et évidemment, la deuxième fois, on a plus de recul.

 
Dans les années 80, quand je cherchais à introduire la cuisine moléculaire, j'étais face à des résistances terribles :  tout le monde me prenait pour un fou avec mes pompes pour faire des mousses, mais sondes à ultrasons pour faire des émulsions, les évaporateurs rotatifs pour distiller les ingrédients alimentaires, les ampoules à décanter pour dégraisser les bouillons, et cetera. 

Mais progressivement, cette cuisine moléculaire s'est imposée au point qu'elle est partout dans le monde. 

Dans les années 90, une certaine presse un scandale s'était emparée de la chose et je ne compte plus le nombre d'articles dénonciateurs qui me sont tombés sur le poil. A l'époque, cela m'émouvais un peu, mais finalement, je n'en suis pas mort, d'autant que je n'avais rien à me reprocher, que je n'avais rien à vendre, et que j'étais seulement là au service du monde culinaire pour proposer une rationalisation des pratiques, et surtout pour faciliter le métier des cuisiniers. D'ailleurs, je continue dans cette lignée parce que nombre de techniques culinaires restent soit énergivore, soit épuisantes. Je maintiens, par exemple, que les cuisiniers devraient être beaucoup plus assis qu'il ne le sont.
 

Mais c'est là l'histoire ancienne et, depuis 94, il y a maintenant la cuisine de synthèse, que je développe de la même façon que j'ai promu la cuisine moléculaire, que je promeus de la même façon, toujours sans aucun intérêt financier. 

Et là, je rencontre exactement les mêmes hésitations de mes interlocuteurs, les mêmes arguments, les mêmes questions... 

C'est amusant de se retrouver exactement dans la même situation car la deuxième fois, on prend ça en souriant : toutes les critiques que l'on m'avait fait revienne exactement à l'identique deux.  

N'est-ce pas risible ? Là, alors que l'intérêt commence à se manifester, je vois que la presse va le faire aussi, et qu'il y aura des journalistes pour applaudir les nouveaux développements, et d'autres pour les critiquer. 

Mais comme je l'ai dit plus haut, je ne suis pas mort des critiques qui avaient été faites à la cuisine moléculaire et je ne mourrai pas non plus des critiques qui sont faites à la cuisine de synthèse. 

Par conséquent, je suis serein et je continue mon travail de promotion car il ne s'agit rien de moins que de faire grandir l'art culinaire.

vendredi 3 novembre 2023

"Mon parcours : il tient tout entier dans "quel travail passionnant vais-je faire demain" ?"

 
Pour des raisons qui restent à comprendre, de nombreux collégiens m'interrogent sur mon « parcours », et j'y vois le même questionnement que, récemment, quand de jeunes camarades de l'ESPCI ont voulu visiter mon laboratoire : au fond, quel intérêt ? 

 

Dans les deux cas, de quoi s'agit-il ? Pour les élèves de l'ESPCI, l'analyse était simple, parce que ces personnes connaissent très bien les équipements que nous avons dans notre laboratoire : spectroscopie infrarouge, ultraviolette, chromatographies, spectrométrie de masse, résonance magnétique nucléaire... 

Alors, « visiter » ? J'ai répondu à la question en leur faisant un « discours » à propos de quelques lieux particuliers du laboratoire ; bref, j'ai pris prétexte de quelques lieux, de quelques appareils, pour essayer de communiquer des idées, des méthodes. Les lieux m'ont servi de prétexte à faire de la pédagogie, de l'enseignement, et, mieux, de l'enseignement sous la forme de discussions méthodologiques. 

 

Bref, j'ai essayé de «mettre de l'intelligence dans le monde », d'acclimater intellectuellement des lieux. L'effort était analogue à ce que n'a pas réussi à faire André Breton dans Nadja : mettre de l'enchantement dans le quotidien. 

Pour la question des collégiens et lycéens, il y a une possibilité analogue... mais il faut lutter contre le diable qui nous met le nez dans la poussière, chaque seconde : il faut beaucoup d'efforts pour mettre de l'intelligence dans le monde. C'est un effort passionnant, et je vois surtout que, au lieu de nous taper sur la poitrine, nous avons un devoir de modestie qui tient plutôt dans l'observation suivante : peu importe ce que nous avons fait, et c'est ce que nous faisons, ce que nous ferons, qui a quelque intérêt. D'où finalement une réponse succincte  : mon parcours ? il tient tout entier dans « Quel travail passionnant vais-je faire demain ? »

jeudi 2 novembre 2023

La cuisson des pâtes

 
Cuire des pâtes ? La chose est si commune que l'on en oublie de s'interroger sur les mécanismes de la transformation. 

 

Ceux-là semblent tout simples : par exemple, pour un spaghetti, on part d'une tige cassante, on la met dans l'eau bouillante, et l'on obtient un spaghetti flexible qui, si l'on poursuit la cuisson, finit par se désagréger. 

 

Pourquoi cette transformation étonnante, au fond ? 

 

Pour comprendre le mécanisme du phénomène, il est bon de s'interroger sur la fabrication des spaghetti : on obtient de ces derniers en poussant un mélange de farine et d'eau dans une filière. 

Pas n'importe quelle farine toutefois : il s'agit de farine de blé dur, laquelle contient une quantité notable de protéines susceptibles de former un réseau, ce que l'on nomme le gluten (un terme bien périmé : il fut introduit au XVIIIe siècle, quand on n'avait pas encore la notion de protéines), entre lesquels les grains de l'amidon sont dispersés. L'amidon est une matière qui est très majoritairement composée de deux composés : l'amylose et l'amylopectine, dont les molécules sont, dans les deux cas, des enchaînements de résidus de glucose, mais avec une différence, à savoir que ces résidus sont enchaînés linéairement, comme une chaîne, pour l'amylose, alors qu'ils forment des sortes d'arbres dans le cas de l'amylopectine. Dans l'amidon, il y a d'autres composés : en surface des grains, par exemple, il y a des quantités faibles, mais non nulles, de composés variés, tels les phospholipides ; et puis, il y a aussi une foule de composés qui proviennent de la dégradation des grains de blé lors de la mouture... mais restons au premier ordre. 

Finalement, un spaghetti, c'est un groupe de grains enchâssés dans un réseau protéique, de gluten. Pour des nouilles, à l' alsacienne, des pâtes aux œufs, la structure est analogue, puisque ces pâtes, absolument merveilleuses et dont le goût est sans doute supérieur (;-)... mais il est vrai qu'il y a le goût du jaune, qui n'est pas présent dans les spaghetti) à celui des spaghettis, s' obtiennent par mélange de farine, d'eau et d'oeuf. 

L'oeuf apporte des protéines qui, à la cuisson, coaguleront, formant une sorte de filet, un réseau, fonctionnellement analogue au gluten. La farine apporte toujours les grains d' amidon, et l'eau, qui s'immisce entre les grains par capillarité, permet un liant qui joue son rôle tant que le réseau protéique n'est pas constitué, en début de cuisson. 

 

Considérons donc maintenant un échantillon de pâte, spaghetti ou nouille à l'alsacienne, que nous plongeons dans l'eau bouillante. Si cet échantillon est un échantillon de nouille, la température élevée de l'eau, qui devient immédiatement celle de la surface de l’échantillon conduit à la coagulation des protéines. 

Un réseau se forme ; il empêche la dégradation de l'ensemble. Puis, progressivement, quand la température augmente dans l'échantillon, en même temps que l'eau diffuse dans ce dernier, les grains d'amidon s’empèsent progressivement, à savoir qu'ils perdent des molécules d'amylose, dans l'eau entre les grains, tandis que des molécules d'eau s’immiscent dans les grains et les font gonfler. 

Simultanément les protéines coagulent à des profondeurs croissantes de l'échantillon, quand la température s’élève. 

Finalement, on obtient un ensemble de grains gonflés enchâssé dans le réseau protéique coagulé. 

 

Quand les spaghettis sont-ils cuits ? 

 

La "dimension" des spaghettis est égale à 1 quand ils sont crus : il suffit d'un nombre pour déterminer la position d'un point sur le spaghetti à partir d'une extrémité. 

Puis, au cours de la cuisson, la « dimension fractale » augmente. Par exemple, si on laisse tomber un spaghetti dans une assiette, et si l'on trace ensuite une grille n x n sur l'image, on compte le nombre N de carrés contenant une partie de l'image du spaghetti, et l'on calcule F=2 log(N)/log(n.n) ; enfin on cherche la limite de F pour n tendant vers l'infini (en pratique, on fait varier n de 2 à 10 et l'on estime la limite). Quand on reporte cette dimension en fonction du temps de cuisson, on voit qu'elle croit linéairement avec le temps , mais avec deux régimes : de 0 à 12 minutes, la croissance est rapide ; puis la croissance diminue. Or 12 minutes correspond à un temps de cuisson « raisonnable ». 

N'est-ce pas que la cuisine est une activité merveilleuse ?