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mercredi 4 décembre 2024

Beurre blanc, beurre nantais, sauce blanche

Alors que je faisais hier une sauce pour poisson, j'ai voulu savoir ce qu'en disaient les internautes, et c'est ainsi que j'ai vu la plus grande confusion entre le beurre blanc, le beurre nantais, la sauce blanche.
J'ai déjà consacré un billet terminologique à cette question, dans les Nouvelles gastronomiques (https://hervethis.blogspot.com/2023/12/beurre-nantais-beurre-blanc-non-sauce.html),   et j'ai montré combien il y avait de confusions et d'erreurs à propos de ces sauces.

Mais ce sont surtout les commentaires des internautes qui m'ont intéressés hier, parce que j'ai vu combien il manquait à celles et ceux qui cuisinent les bases chimiques et physiques pour comprendre que tout cela... est vraiment très simple.  

Il y a donc ces sauces qui sont faites d'une première réduction d'un liquide (du vin, du jus de citron, etc.) avec des échalotes, par exemple, et auxquelles on ajoute du beurre que l'on fouette pendant qu'il fond. 

Avec cette description qui reste à la pratique, sans compréhension des gestes, il est presque certain que l'on est conduit à une sauce qui tourne parce qu'il manque les informations physico-chimiques élémentaires pour obtenir une sauce bien faite, bien liée. 

De fait, les conseils culinaires classiques sont variés : il est dit de réduire à sec ;  mais il est aussi parfois conseillé d'ajouter une cuillerée d'eau ;  il est dit d'ajouter le beurre par petites quantités, il est dit de le faire bouillir, et ainsi de suite. Mais pourquoi toutes ces prescriptions incompréhensibles et pas nécessairement justes ?

Pour comprendre, il faut savoir l'objectif  : ce dernier est la production d'une émulsion, c'est-à-dire la dispersion de gouttelettes de matière grasse fondue dans un liquide aqueux (on parle de "solution aqueuse", ou de "phase aqueuse"). 

Cela impose d'avoir au minimum 5 pour cent  d'eau environ,  et de disperser dans cette eau la matière grasse liquide sous la forme de gouttelettes microscopiques : c'est parce que les gouttelettes seront finalement nombreuses, tassées, coincées les unes contre les autres, qu'elle bougeront difficilement et que la sauce s'écoulera difficilement, qu'elle aura une certaine viscosité, une certaine fermeté, qu'elle sera "liée". Plus généralement, l'émulsification  est un des procédés de la liaison des sauces. 

D'où viendra l'eau ? D'où viendra la matière grasse ? Pour la matière grasse, il est évident qu'elle vient du beurre qui fond. En effet, le beurre est fait en général de 82 pour cent  de matière grasse et de 18 pour cent d'eau... de sorte que l'on pourrait très bien faire une émulsion avec du beurre seulement : si chauffe doucement le beurre, on obtient  une phase aqueuse au fond du récipient et une phase grasse liquide par-dessus, le beurre clarifié ; si l'on décante ce système "biphasique", c'est-à-dire à deux phases, alors on peut récupérer  la phase grasse liquide à part, puis l'ajouter en fouettant dans la phase aqueuse restée dans la casserole, ce qui produire une émulsion très différente du beurre... et qui peut être une sauce pour des poissons. 

Toutefois cette sauce n'aura que le goût du beurre et l'on peut vouloir le rehausser un peu. C'est la raison pour laquelle on fait classiquement réduire des échalotes avec du vin blanc, de jus de citron ;  au cours de cette réduction, les composés odorants sont éliminés mais il reste des composés sapides, des ions minéraux, des acides, etc. 

Mais quand on fait une réduction à sec, il n'y a alors plus l'eau nécessaire  pour obtenir une émulsion, pour permettre la dispersion des gouttelettes de matière grasse. Sachant qu'il y a 18 pour cent d'eau dans le beurre, on pourrait s'en tirer, mais la cuisine classique, ignorant cela, a proposé plutôt d'ajouter une cuillerée d'eau à la réduction initiale : rappelons-nous qu'ils faut un minimum de 5 pour cent d'eau  pour obtenir une émulsion de type huile dans eau. 

Ensuite, c'est tout simple : il suffit de mettre le beurre dans la casserole et de chauffer doucement en fouettant. Le  beurre qui est chauffé fond, et le fouet divise la matière grasse fondue en gouttelettes qui viennent se disperser dans l'eau. Attention toutefois que ce travail se fait à chaud et que de ce fait, l'eau s'évapore, de sorte que, si l'on n'y prend pas garde, si on chauffe trop, trop longtemps, on risque de ne plus avoir assez d'eau pour faire l'émulsion, qui viendra à tourner.

Il y a un point important à savoir encore  : une émulsion à petites gouttelettes est plus visqueuse, plus épaisse, plus ferme qu'une émulsion avec de grosses gouttelettes. 

On peut voir ce phénomène si l'on donne un coup de mixeur plongeant dans une mayonnaise qui aurait été faite à la fourchette : à l'endroit où l'on a mixé, la sauce devient ferme et blanche. 

Cet effet peut s'obtenir ici, pour notre sauce chaude pour poisson : une fois la sauce terminée, si elle est un peu trop liquide, alors on la passe au chinois afin d'éliminer les morceaux d'échalotes, et dans l'émulsion récupérée, on donne un coup de mixeur plongeant qui va affermir la sauce. 

Évidemment, il y aura lieu de goûter la sauce terminée et surtout celle-là, parce qu'une émulsion à petites gouttelettes n'a pas le même goût que la même que la même sauce à grosses gouttelettes, ayant les mêmes ingrédients : pour expliquer la chose, je renvoie à ma discussion sur les sauces au vin montées au beurre, vannées ou fouettées (https://www.pourlascience.fr/sd/chimie/vannee-ou-fouettee-3166.php), mais en tout cas, une fois la sauce terminée, on la goûtera et on assaisonnera en se souvenant des conseils du merveilleux chef alsacien Emile Jung : une partie de violence, trois parties de force et neuf parties de douceur. Ici, la douceur est donnée par le beurre, la force est donnée par l'acidité, et il reste à régler la violence, qui peut-être celle du poivre, ou du piment de Cayenne, ou du piment d'Espelette, par exemple.

mardi 12 décembre 2023

Beurre nantais ? Beurre blanc ? Non, sauce blanche !

 Ce matin, une question à propos de "beurre nantais"

 

Bonjour Monsieur This,

Je suis  nantais d'origine et  adepte de la sauce au beurre blanc (parfois appelée beurre nantais).
Je m'adresse à vous car je pense que vous êtes à même d'expliquer le pourquoi du comment quant à la réussite ou le ratage de cette sauce. Je la rate plus souvent (à mon grand désespoir) que je ne la réussis ! Et j'aimerais ne pas la rater pour les fêtes de Noël...

Après moult essais et recherches sur internet, je ne trouve pas d'explications scientifiques poussées.
Chacun a son explication ou son astuce mais sans trop pouvoir la justifier :

- couper menu les échalotes ??
- réduire très lentement le mélange échalotes + vinaigre + vin ??
- ajouter systématiquement du vin au vinaigre ( pb d'acidité ? acidité du vin moins importante que celle du vinaigre ? )
- laisser refroidir complètement la réduction d'échalotes avant d'incorporer le beurre ??
- ajouter de la crème avant d'incorporer le beurre ??
- ajouter un filet d'eau froide ??
- incorporer le beurre froid  ou très froid ( il y a apparemment un consensus là dessus) ??      en petits morceaux ??
- mélanger le beurre sans jamais cesser de fouetter délicatement en formant des 8 et à feux doux ??
- beurre clarifié ??
- difficile de la réchauffer au bain-marie ??

Quelles sont dans toutes ces manipulations, les vrais gestes à faire et surtout pour quelles raisons je suis un?

Je vous ai connu par le biais de vos articles très intéressants dans la revue Pour la Science ( et gastronomie)
J'ai une formation scientifique ( baccalauréat C). J'aimerais comprendre le ou les phénomènes physico-chimiques inhérents à l'élaboration du beurre blanc.

Je crois avoir compris que le beurre est une émulsion inversée  "eau dans huile" .

Est-ce qu'une question de température (froid au départ, pas trop chaud ensuite mais quels seraient alors les seuils à ne pas dépasser)  et/ou d'acidité (vinaigre, vin), ou bien autre chose encore ?

En résumé, que se passe-t-il chimiquement pour que cette sauce au beurre blanc soit si instable ?

Je suis tombé sur ce podcast, certes intéressant, mais ne fournissant pas suffisamment d'explications ( il est question du beurre blanc des minutes 10 à 18) :
https://www.franceinter.fr/vie-quotidienne/le-beurre-blanc

J'espère que vous comprendrez mon interrogation et que vous pourrez y répondre malgré votre temps précieux.

Merci d'avance.
Bien gastronomiquement.

 

Et voici ma réponse
 
Merci pour votre message.
La première des choses que je fais, quand je discute d'une recette, c'est de savoir vraiment ce dont je parle... et cela m'a conduit à faire, chaque semaine, une recherche historique que je publie dans les Nouvelles gastronomiques... avec de nombreuses surprises !
Et pour le "beurre blanc" : https://nouvellesgastronomiques.com/beurre-blanc-non-sauce-blanche/. 

Voici en clair : 

Beurre blanc ? Non : sauce blanche

Hervé This s’interroge sur l’appellation de cette sauce que tout le monde connaît… Le beurre blanc ? Ces billets terminologiques ont déjà plusieurs fois signalé des attributions erronées de termes, et il vient d’en trouver un nouveau…

Wikipédia signalait que, en 1890, au restaurant La Buvette de la Marine, dans le hameau de La Chebuette, lieu-dit de la commune de Saint-Julien-de-Concelles, situé sur les bords de la Loire, à quelques kilomètres en amont de Nantes, une certaine Clémence Lefeuvre aurait inventé le beurre blanc, pour le marier avec les poissons de Loire. On dit même que cela aurait résulté d’un ratage d’une béarnaise… mais c’est être bien ignorant de l’histoire de la cuisine que de propager cette idée, car on trouve déjà une sauce tout à fait analogue dans l’auteur du 17e siècle (deux siècles et demi avant cette cuisinière nantaise!) qui signe seulement de ses initiales « L.S.R », peut-être pour « le sieur Robert ».

Plus précisément, LSR, en 1643, propose de faire une « sauce blanche » avec beurre, bouillon, sel, poivre, qu’il sert sur du brochet, et qui insiste pour dire que l’émulsion doit être bien faite, sans « tourner en huile ».

Bref, Clémence Lefeuvre n’a rien inventé… d’autant que l’on retrouve encore cette « sauce blanche » chez Pierre François La Varenne : « faites une sauce avec du beurre bien frais, peu de vinaigre, sel, muscade, & un jaune d’oeuf pour lier la sauce. » Là, il détourne la sauce blanche de LSR, puisqu’il lie aux œufs. Massialot, en 1705, détourne encore davantage en proposant une sauce faite de persil, sel, poivre blanc, jaunes d’oeufs, filet de vinaigre, un peu de bouillon :cette fois, c’est une suspension, une sauce qui doit son épaisseur à la coagulation des jaunes d’oeufs plutôt qu’à l’émulsion du beurre fondu dans le bouillon dans le vinaigre.


 

A noter que tout cela se retrouve ensuite dans le "Glossaire des métiers du goût" : https://icmpg.hub.inrae.fr/travaux-en-francais/glossaire/glossaire-des-metiers-du-gout
(il me faut parfois un peu de temps pour rectifier le glossaire)

 

Cela étant, si votre recette consiste à faire revenir des échalotes avec du vinaigre et du vin, puis à ajouter de la crème et du beurre, alors je ne l'ai jamais ratée, considérant les principes sains suivants :
 

1. "Il faut au moins 5 % d'eau pour faire tenir une émulsion".

2. "Il faut des composés tensioactifs (protéines par exemple) pour assurer la dispersion stabilisée des gouttes de matière grasse dans l'eau". 


Ici, l'eau vient du vinaigre, du vin, de la crème, du beurre... mais elle s'évapore, et c'est souvent la cause du ratage.

Couper menu les échalotes ? C'est seulement une question de goût, mais il est vrai que plus vous coupez finement, plus vous libérez le contenu des cellules.

Réduire lentement le mélange échalotes+vinaigre+vin ? A ma connaissance, personne n'a encore comparé la réduction lente ou rapide, analytiquement en tout cas. Une expérience à faire... assortie d'un test triangulaire, comme je l'explique dans l'avant dernier numéro de Pour la Science
 

Ajouter du vin au vinaigre ? Je crois que la question de l'acidité est très secondaire. C'est la présence d'eau qui compte.
 

Laisser refroidir les échalotes ? Aucun intérêt."Il faut au moins 5 % d'eau pour faire tenir une émulsion".
 

Ajouter de la crème ? La crème apporte de l'eau, ce qui permet de mettre ensuite plus de beurre. Elle apporte aussi des tensioactifs, et cela est important (voir plus loin). 

Ajouter un filet d'eau froide : certainement, quand on met beaucoup de beurre, on risque de dépasser les 95 % fatidiques, et, tout comme on met du jus de citron ou du vinaigre dans une mayonnaise qui épaissit, un filet d'eau fait son office... mais dommage, car l'eau n'a pas de goût : pourquoi pas vin, vinaigre, jus de citron, thé, jus de légume, fond, jus de fruit, etc. ?

Le beurre froid, en morceaux : aucun intérêt, car il finit toujours par fondre et s'émulsionner.

Beurre clarifié : apporte moins d'eau, et le petit lait a un goût différent, donc une question de choix artistique (gustatif). Mais attention : pour un sauce sans crème, le petit lait devient essentiel, par les protéines qu'il apporte.
 

Réchauffer au bain marie ? Moi je réchauffe autant que je veux, et à plein feu, sans me fatiguer à faire un bain marie.

Bref rien de plus simple :
- le beurre fond, et fait "huile"
- il libère du petit lait (de l'eau et des protéines) quand il n'est pas clarifié
- et il faut 5% d'eau pour faire tenir l'émulsion, qui est d'ailleurs une émulsion de type huile dans eau.

Non, le beurre n'est pas une émulsion eau dans huile, comme cela est prétendu et fautivement enseigné jusque dans les écoles d'ingénieurs agronomes : voir à ce sujet mon livre Mon histoire de cuisine (fait pour des personnes comme vous), ou bien le Handbook of Molecular Gastronomy.

Les températures ? Peu importe... mais attention que plus on chauffe et plus l'eau s'évapore : pensons à nos 5%.

Instabilité de la sauce ? Les tensioactifs proviennent de la crème, du beurre... mais si l'on broie les échalotes, on peut aussi en extraire de ces dernières.
Car une émulsion, c'est de l'eau (phase continue), des gouttes d'huile, des tensioactifs pour les couvrir et les disperser.
Dans la crème et le beurre, il y a des tas de protéines, parfaitement tensioactives. Mais dans le beurre clarifié, elles ne sont pas présentes, d'où l'intérêt de la crème. A noter qu'on peut aussi ajouter des tensioactifs insipides : un quart de feuilles de gélatine, ou n'importe quel tissu végétal ou animal broyé finement (même du gazon), qui libérera des phospholipides et des protéines.

Bien cordialement, joyeuses fêtes