Par une sorte de réflexe idiot, j'ai failli écrire « la
quiche lorraine », mais je serais tombé dans la périssologie, une
faute, donc, car la quiche est lorraine !
Dans ce
billet, je propose d'examiner la raison pour laquelle il est bien peu
utile d'avoir des recettes pour cuisinier, quand on a ce qu'il faut
entre les deux oreilles.
Analysons : une quiche, c'est de
la pâte qui enferme une « migaine » coagulée. A ce stade, je ne peux
m'empêcher de sourire, car, alors que je veux simplifier pour mes amis,
j'utilise des mots comme « migaine », qui sont du patois lorrain.
Rassurons-nous, il s'agit seulement d'un mélange d'oeufs, de crème, de
lait, avec quelques lardons dedans. Nous y reviendrons.
Je
repars donc du début : une quiche, c'est une pâte avec une préparation
coagulée par dessus (on dit « un appareil », en cuisine). Il faudra donc
considérer deux parties : la pâte, d'une part, et la migaine d'autre
part.
Pour la pâte, nous savons tous qu'il y en a de sablées,
brisées, feuilletées. Souvent, quand nous achetons une quiche, la pâte
est feuilletée, parce que cela est le signe d'un travail plus élaboré,
plus professionnel. Va pour la pâte feuilletée.
La pâte feuilletée ?
C'est tout simple. On commence par faire un pâte en mélangeant la farine et de l'eau.
Combien
? Ne vous en faites pas : partez de farine, et ajoutez de l'eau en
mélangeant, cuillerée par cuillerée. Vous obtiendrez une pâte qui ne
colle plus aux doigts.
Ce que l'on ne sait guère, c'est qu'il
vaut mieux mettre cette pâte au frais sans quoi elle se rétracte. C'est
ce que nous ferons, en mettant la pâte dans une une feuille de
plastique transparent, afin qu'elle ne sèche pas, ne croûte pas.
Puis
nous la sortirons après environ une heure, et nous l'étalerons en une
galette un peu épaisse. Dessus nous déposerons du beurre malaxé pour
qu'il soit mou : une masse comprise entre la moitié de la masse de pâte
et la masse de pâte complète.
Nous posons une sorte de disque de
beurre sur le disque de pâte, et nous replions la pâte par-dessus le
beurre pour l'envelopper comme une lettre dans une enveloppe. Puis,
l'aide d'un rouleau à pâtisserie, nous étendons l'ensemble de sorte
qu'il soit environ trois fois plus long que large, et nous le replions
en trois.
Nous le tournons d'un quart de tour, et nous recommençons l'opération d'allongement et de repliement.
Puis
nous remettons la pâte dans le film, et nous remettons au frais, sans
quoi, surtout en été, le beurre risque de fondre exagérément et de fuir
tous les côtés.
Après une demi-heure à une heure de repos de la
pâte au frais, nous reprenons l'ensemble, nous l'étendons trois fois
plus long que large, nous plions en trois, nous tournons d'un quart de
tour, nous étendons trois fois plus long que large, nous replions... et
nous filmons, nous remettons au frais.
Là, nous avons fait quatre tours. Il ne reste que deux tours à faire, juste avant la cuisson.
Je
n'explique donc pas comment on fera ces deux derniers tours, puisque
j'ai déjà expliqué cela deux fois, mais je me limite à préciser que,
finalement, nous étendrons la pâte à la taille du moule, un peu
épaisse si nous voulons la voir gonfler considérablement, et très mince
si nous voulons éviter le gonflement, ce qui est le cas pour une quiche.
Pourquoi le gonflement aurait-il lieu ? Parce que la
pâte contient de l'eau, et que l'eau qui s'évapore prend plus de volume
que l'eau liquide ; comme la vapeur est entre des feuillets de beurre,
les feuillets de pâte se séparent avant de sécher. D’ailleurs, pour
éviter un gonflement excessif, on a coutume de piquer la pâte avec une
fourchette, ce qui soude les couches, mais conserve une consistance
feuilletée.
La cuisson ? Un four à 180° pendant 30 à 50 minutes
fait l'affaire. Faites donc des essais : vous identifierez les
paramètres qui vous conviennent, et votre entourage sera ravi de
participer à des expérimentations qui se concluent toujours par la
dégustation.
Reste l'appareil, la migaine, la préparation qui coagule.
Nous
avons vu qu'il s'agit de lait et de crème, c'est-à-dire d'eau et de
matière grasse, mélange auquel on ajoute de l'oeuf, c'est-à-dire de
l'eau et des protéines.
À la cuisson, les protéines coaguleront,
fixant l'ensemble dans une sorte de grand filet, de sorte que l'eau
restera dans le réseau, tout comme les morceaux de lard qui, eux,
contrairement aux molécules d'eau, sont bien visibles à l'oeil nu. Le
lard ? C'est de la poitrine fumée, que vous aurez ou non fait rissoler
par avance ; c'est une question de goût
A ce stade, il
faut évoquer différentes écoles. Il y a ceux qui mettent la migaine dans
la pâte, directement, et ceux qui cuisent d'abord la pâte à blanc, afin
qu'elle soit bien cuite, et qui, dix minutes avant la fin de la
cuisson, ajoutent la préparation afin qu'elle reste tendre.
Les
bons cuisiniers lorrains ont l'habitude de dire que la quiche est prête
quand elle se met à gonfler. C'est en effet le signe que la coagulation a
eu lieu, et que la vapeur qui voudrait s'échapper est bloquée par la
migaine juste coagulée.
Ah, j'ai oublié nombre de détails
: muscade, sel, poivre... mais rappelez-vous que je ne suis pas
cuisinier. Si j'ai de bons maîtres, je propose surtout ici d'analyser la
composante technique de la cuisine. Pour la partie artistique, je vous
renvoie aux artistes... Mais attention : aux artistes ! Pas aux
techniciens.
Et, pour terminer, rappelons que la cuisine, c'est d'abord du lien social, avant d'être de l'art ou de la technique.
La
vraie question est de savoir comment donner du bonheur à nos amis.
Faire une quiche, c'est bien, mais nos amis percevront-ils tout le mal
que nous nous sommes données pour eux ?
Cela peut apparaître si
l'on a bien déposé la pâte, si l'on évité que le fond charbonne, si l'on
a une surface légèrement brunie, si la quiche paraît gourmande, avec
assez de lardons, coupés de la bonne taille, soigneusement désossés...
Et
puis, il y a tout le reste : le plat où la quiche est placée, la nappe
sur laquelle le plat est posé, les couverts soigneusement disposés, le
couteau avec sa lame vers le convive, et la fourchette à la française,
avec les dents vers la nappe, au lieu de montrer des pointes agressives
à nos vis à vis. Il y a la lumière, la couleur, l'environnement sonore,
le moelleux des coussins ou la bonne assise des chaise.
Bref,
une quiche, c'est bien plus qu'une quiche, et c'est seulement si l'on a
bien dit je t’aime que nos amis le percevront clairement, et qu'ils
auront toutes les bonnes raisons de nous aimer en retour. La quiche ?
Une occasion de ne pas manquer d'établir de merveilleuses relations
entre les individus. J'aurais pu dire cela de n'importe quel plat, et
nous aurons donc l'occasion d'y revenir.
Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces
(un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes
de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la
cuisine)