Permettez-moi de vous raconter l'aventure
extraordinaire de la sauce mayonnaise, afin que nous comprenions mieux
ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas.
Je commence
l'histoire en 1740, avec Louis-Auguste de Bourbon, qui écrit dans Le
Cuisinier gascon : « Vous avez une rémoulade chaude, faite avec toutes
sortes de fines herbes & beurre de Vamvre, finir de bon goût,
jus de citron ».
On observe ainsi qu'il y a des
rémoulades chaudes, et des rémoulades froides, ce que confirme Menon en
1755, dans Les soupers de la cour, ou l’Art de travailler toutes sortes
d’aliments pour servir les meilleurs tables, suivant les quatre saisons :
sa rémoulade chaude est composée d'oignons, huile, vin blanc, bouillon,
herbes, et sa rémoulade froide de « persil, ciboule, échalotte, une
gousse d’ail, capres, anchois, le tout haché très fin, délayez avec une
cuillerée de moutarde, huile, vinaigre, sel, gros poivre ».
Quoi
de commun entre ces sauces ? Cela figure dans d'autres passages, mais
il y a le mot « rémoulade », que l'on trouve aujourd'hui encore dans «
rémouleur », « rémouler » : il s'agit de faire un geste répétitif, et,
pour une sauce, on sait que les liaisons par émulsion imposent ce type
de gestes. La rémoulade, c'est une sauce que l'on dirait aujourd'hui
travaillée, maniée, rémoulée.
Passons au XIXe siècle,
avec Le cuisinier national de la ville et de la campagne : « Rémolade
verte. Ayez une petite poignée de cerfeuil, la moitié de pimprenelle ,
d’estragon, de petite civette, vous ferez blanchir ces herbes que l’on
appelle Ravigote ; quand elles seront bien pressées, vous les pilerez,
ensuite vous y mettrez du sel, du gros poivre, plein un verre de
moutarde : vous pilerez ensuite le tout ensemble, puis vous y mettrez la
moitié d’un verre d’huile que vous amalgamerez avec votre ravigote et
moutarde ; le tout bien délayé, vous y mettrez deux ou trois jaunes
d’oeufs crus, et quatre ou cinq cuillerées à bouche de vinaigre ; vous
mettrez le tout ensemble et vous le passerez à l’étamine comme si
c’était une purée ; il faut que votre rémolade soit un peu épaisse ; en
cas qu’elle ne soit pas assez verte, vous y mettrez un peu de vert
d’épinard ».
Ici, on retrouve le fait que, dans la
rémoulade, il y a de la moutarde. A cette base, on ajoute du jaune
d'oeuf, parce que les cuisiniers savent bien que le jaune donne beaucoup
de goût. Puis on travaille pour obtenir la sauce épaisse : à une époque
où l'on ignorait la raison de la fermeté des émulsions (on se souvient
qu'une émulsion n'est pas une mousse!), on voit qu'il y avait quelque
merveille à obtenir cette liaison. On voit surtout que la rémoulade
était d'abord la moutarde ; le jaune d'oeuf n'est qu'un raffinement
ultérieur, important du point de vue gustatif.
Tout
allait pour le mieux… jusqu'à ce que, au dix-huitième siècle, quelqu'un
se passe de moutarde, et obtienne une sauce d'un goût bien plus fin que
celui de la rémoulade, en émulsionnant de l'huile dans un mélange de
jaune d'oeuf et de vinaigre : la mayonnaise était née.
Les
histoires abondent, sur la découverte de cette sauce merveilleuse, mais
ce qu'il faut observer, c'est que la mayonnaise n'a pas de moutarde…
sans quoi c'est une rémoulade. Le cuisinier Philéas Gilbert le disait
d'ailleurs justement « la moutarde est le savorisme particulier de la
rémoulade ».
Aujourd'hui, je vois de nombreux
cuisiniers faire un saut en arrière, avec des sauces qu'ils nomment
fautivement des mayonnaises, et qui sont en réalité des rémoulades. Les
deux sauces ont des goûts différents, des usages différents, mais
l'histoire de la cuisine est claire : il ne faut pas confondre les deux,
et, surtout, je crois que c'est une erreur (ou une faute, selon les
cas) que de régresser, du point de vue de la technique culinaire.
Décidément, les mots justes sont essentiels, en cuisine ; n'est-ce pas ?
Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces
(un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes
de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la
cuisine)