mercredi 14 février 2018

Il n'y a pas de "gélatine végétale" (horreur), mais des gélifiants végétaux ou d'algues

 Ces temps-ci, on voit apparaître le terme fautif de "gélatine végétale". J'invite mes amis à ne pas l'utiliser, sous peine de paraître bien ignorants... et de se condamner à l'échec technique.
Au fond, je fais un peu la fine bouche, car la popularisation de cette expression "gélatine végétale" est une sorte de couronnement : c'est la preuve que la cuisine moléculaire a gagné, qu'elle est partout, ce qui est donc une explication suffisante pour expliquer qu'elle ne soit plus nulle part. De même, après que le gaz a été mis à tous les étages, on ne l'a plus signalé, parce que cela était devenu inutile. De même pour la cuisine moléculaire : il y a partout, dans les cuisines, des siphons, de la basse température, et les gélifiants dont on m'accusait de vouloir empoisonner le monde avec. Ces derniers, notamment, sont vendus jusque  dans les supermarchés ; ils sont si populaires que l'on en vient à les confondre avec la gélatine, qu'on les dénomme fautivement du nom de cette dernière, dont on oublie aussi qu'elle fut un jour moderne.
Tout cela est confus, je vais expliquer en détail.


Un peu d'histoire

Jusque dans les années 1970, on faisait les aspics ou les bavarois à l'aide de pieds de veau. Il fallait cuire longuement les pieds dans de l'eau chaude, puis filtrer, clarifier, etc. C'était un procédé bien long, qui suscita bientôt la création d'usines qui se mirent à extraire et vendre la gélatine : en feuilles, en poudre. La gélatine ? C'est en effet la matière gélifiante du pied de veau et d'autres tissus animaux, de sorte que l'on n'avait plus qu'à utiliser des feuilles ou de la poudre pour obtenir, en quelques secondes, le résultat qu'on mettait auparavant des heures à atteindre.
Puis, dans les années 1980, j'ai vu qu'il existait de nombreux autres gélifiants : caraguénanes, alginates, agar-agar, gommes de guar, de caroube, etc.,  et c'est ainsi que je me suis retrouvé un jour à aller proposer à une des principales associations de cuisiniers français d'utiliser ces produits. L'accueil fut amical, et la réponse fut  négative. J'étais naïf et désolé. Car, alors que je n'avais rien à vendre, que je pensais aux progrès  de la profession,  je voyais bien des intérêts à l'emploi de ces composés : au choix, on pouvait faire des gels clairs, transparents, opaques, cassants, élastiques, mous... Bref, il me semblait que le cuisinier pouvait trouver plus de notes sur son piano qu'il y  en a dans un triangle!
Ajoutons que ma proposition d'employer ces produits était une partie de ma volonté de rénover les techniques culinaires, ce que j'ai nommé "cuisine moléculaire". Oui, la cuisine moléculaire voulait seulement (OK, ce n'est pas rien) rénover les techniques culinaires, avec l'hypothèse supplémentaire que l'on fait mieux ce que l'on comprend !

Finalement, j'ai parfaitement réussi mon coup, et la cuisine moléculaire s'est merveilleusement développée, comme une application de cette discipline scientifique, branche de la physico-chimie, qu'est la gastronomie moléculaire (je répète qu'il y a une différence essentielle entre les deux : la science et la technique ne se confondent pas, et  il faut être bien aveugle  -volontairement ?- pour ne pas comprendre la différence).


Parlons de gélifiants d'origine végétale

Aujourd'hui, on parle donc de "gélatine végétale", et je devrais en être content, mais l’expression me choque parce qu'elle est fautive, et que cette erreur terminologique engendre  des déboires techniques.
Faisant l'hypothèse qu'un bon technicien mérite de comprendre les outils qu'il emploie, et que les noms de ces outils sont importants au même titre que leurs caractéristiques, je veux expliquer pourquoi il faut parler de gélifiant végétal, et non de gélatine végétale (une gélatine végétale, cela n'existe pas !).
La gélatine n'est pas végétale : c'est une matière extraite des tissus animaux et faite d'une protéines collagène, modifiée à  des degrés divers par la cuisson qui l'extrait des tissus animaux.
La gélatine est agent gélifiant, ce qui signifie qu'elle permet de faire gélifier des solutions aqueuses, afin d'obtenir ce que l'on nomme des gels. La gélatine est de nature protéique, animale, et elle a des caractéristiques particulières, que les cuisiniers connaissent  bien, et au nombre desquelles on compte sa capacité à fondre à une température voisine de celle de la bouche, ce qui permet d'obtenir des gels fondants, par conséquent.
Les autres gélifiants (ou agents gélifiants) ne sont pas tous de nature protéique. Par exemple, l'amidon, la fécule, faits de molécules d'amylose et d'amylopectine, permettent de produire des gels que l'on nomme en l'occurrence des empois. Et, comme je le disais, il y a bien d'autres agents gélifiants que l'on peut extraire des plantes ou des algues. Souvent, ces composés sont des polysaccharides, de la même famille que l'amidon, et pas des protéines. Ce ne sont donc pas des gélatines. Et voilà pourquoi il est fautif de parler de protéines végétales.
De surcroît, il faut  que je signale que je viens de voir de ces sites qui vendent ces produits mal nommés : j'y ai vu qu'une des matières proposée sous ce nom fautif est en réalité faite de deux composés, et non pas d'un seul. Je n'ai rien à redire à ce mélange, surtout si cela donne des propriétés qu'un seul des deux composés n'aurait pas eu, mais il y a lieu d'être prudent et vigilant avec le commerce, qui est parfois déloyal, soit par ignorance soit par volonté : un mélange de composés n'est pas un gélifiant, mais un mélange de gélifiants. En l’occurrence, j'ai vu que les deux composés du mélangé à la désignation fautive étaient d'origine végétale, de sorte qu'on n'a pas à critiquer ce terme sauf à dire qu'il est un peu ambigu, car les produits sont plutôt "issus de végétaux", que "végétaux" eux-mêmes.

Est-ce ratiociner exagérément ? Je ne le crois pas, car il en va d'abord de la loyauté, de l'honnêteté. D'autre part, la discussion  que nous faisons ici est en réalité une manière d'aider mes amis à choisir les outils dont ils feront usage. Il faut surtout dire que le mode d'emploi d'un gélifiant d'origine végétale, fait d'un ou de plusieurs composés, n'est pas du tout celui de la gélatine, et que l'on ferait une erreur en le mettant en œuvre de la même façon.
Il y a un mode d'emploi, particulier, pas difficile, mais particulier.

Et c'est ainsi qu'avec des gélifiants variés, bien compris, bien utilisés, la cuisine sera encore plus belle !
















Ceci n'est pas un oeuf !

Ce matin, j'annonçais le premier repas 100 % note à note en France, le 21 février 2018, par le chef Julien Binz, àAmmerschwihr (Alsace).

J'y ajoutais l'image suivante 







L'un de mes correspondants m'a alors demandé :

"Je ne comprends pas ce qu'est la cuisine note à note : si l'on sert des oeufs sur le plat, en quoi est-ce note à note ? 


La première réponse est :
1. ce n'est pas un oeuf sur le plat !

La seconde réponse est :
2. la cuisine note à note est cette forme de cuisine qui n'utilise ni viande, ni légume, ni fruit, ni poisson, ni oeuf... On part de composés purs (eau, cellulose, pectines, polysaccharides, protéines, acides aminés, etc.) et l'on construit tous les aspects du plat :
- forme
- consistance
- odeur
- saveur
- couleur
 etc.

Et c'est ainsi que Julien Binz a décidé d'arriver à la création du plat dont l'image est ici donnée ! Ce n'est pas un oeuf... et l'on peut s'attendre à un goût très nouveau !


Tiens, pour la bonne bouche, je vous livre une seconde image de ses productions :


lundi 12 février 2018

La crème fouettée serait plutôt un gel foisonné

Pour l'enseignement de la cuisine, il y a des classifications simples, et hélas parfois trop fausses.

Par exemple, pour les émulsions, certains ont distingué des émulsions stables et des émulsions instables, alors qu'en réalité, toute émulsion est instable, puisque les gouttelettes d'huile dispersées dans l'eau d'une émulsion viennent crémer, en raison de leur densité inférieure. Plus ou moins vite, mais le crémage a quand même lieu, et il est donc assez illégitime de parler d'émulsion stable.

De toute façon, cela n'a guère d’intérêt, car quelle que soit l'émulsion que l'on réalise en cuisine, on souhaite une certaine stabilité. De surcroît, de nombreuses sauces sont considérées comme des émulsions, alors qu’elles n'en sont pas.
Par exemple les sauces béarnaises ou hollandaises contiennent, certes, de la matière grasse liquide (le beurre fondu), mais, comme la crème anglaise, elles doivent surtout leur viscosité à la coagulation des protéines apportées par l'oeuf.

Mais revenons à la crème fouettée. 

Pour faire une crème fouettée, on part de crème. Déjà là, il y aurait une imprécision importante à la décrire comme une émulsion, car non seulement la phase aqueuse (de l'eau où se dissolvent notamment le lactose et certaines protéines) disperse des gouttelettes de matière grasse, mais elle disperse aussi de petits agrégats faits de protéines et de sels minéraux. Autrement dit, d’emblée, on doit considérer que la crème est un système hybride entre l'émulsion et la suspension.

Il y a pire, car la matière grasse laitière n'est pas entièrement liquide à la température ambiante.
Prenons un échantillon de matière grasse laitière débarrassée de son eau, le beurre clarifié. A la température ambiante, on a un système mou, parce que composé d'une partie de graisse liquide et d'une partie de graisse solide. Dans la crème, chaque gouttelette de matière grasse est ainsi faite de graisse liquide et de graisse solide. On n'a donc pas stricto sensu une émulsion.

Quand on fouette de la crème, il est certain que le fouet introduit des bulles d'air, fait « foisonner ». Le système final est donc « foisonné, ce qui est la caractéristique des mousses. Mais contrairement aux mousses simples, avec  des bulles de gaz dispersées dans un liquide, la crème fouettée doit sa fermeté à un autre phénomène, à savoir la fusion partielle des gouttes de matière grasse et l'établissement d'un réseau continu,de graisse solide. S'il y a un réseau continu, c'est que le système est formellement un gel, avec un réseau continu qui emprisonne un  liquide (et des bulles d'air).

D'une certaine façon, en simplifiant, la crème fouettée doit donc être décrite comme un gel foisonné. C'est plus juste que de dire qu'elle serait une mousse.

Suis-je en train de « compliquer » ? Je ne connais pas d'enfant qui ne puisse comprendre une telle structure, surtout si elle est assortie d'un schéma simple. En tout cas, une caractérisation juste de l'état du système permet de mieux comprendre les causes de ratage éventuel, à savoir qu'une quantité insuffisante de matière grasse ne permet pas de stabiliser les bulles d'air, car, avec trop peu de matière grasse, on ne parvient pas à faire le réseau continu de graisse du gel.
D'autre part, tous ceux qui ont essayé de fouetter de la crème en été, dans un pays un peu chaud, savent bien que la température est essentielle, preuve que la proportion de graisse solide est un paramètre fondamental de réussite, et aussi indication que la caractérisati
Quand on ajoute des glaçons, on augmente la proportion de matière grasse solide qui fait le réseau continu où seront piégés la matière grasse liquide, les bulles d'air, la phase aqueuse.


J'ajoute que rien de tout cela n'est compréhensible si l'on confond mousses et émulsions, et je conclus que quatre termes sont essentiels pour l'enseignement, dont nous étions partis : gels, émulsions, mousses, suspensions.
En conséquence, il semble indispensable de présenter ces quatre systèmes aux jeunes cuisiniers, afin de leur donner des outils intellectuels qui leur serviront pour leur pratique technique et artistique, sans parler de leurs réflexions technologiques.









Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)   

On m'interroge à propos de "tendances", mais qu'en sais-je ? Je sais seulement que la cuisine note à note va s'imposer !

On m'interroge à propos de "tendances"... mais pourquoi m'interroge-t-on, alors que je n'ai pas de boule de cristal (et que je ne crois pas à l'efficacité de telle boules... sauf à prendre de l'argent aux esprits faibles) ?

Bon, je vais essayer de répondre... avec compétence et bonne humeur.

INTRODUCTION:
→ Pouvez-vous rapidement nous décrire votre position dans le secteur de la gastronomie ?

Là, je crains que mes interlocuteurs ne confondent gastronomie et... une certaine cuisine, dont il faudrait savoir si c'est de la cuisine artistique, de la cuisine de luxe, les deux étant dommageablement confondues.

La gastronomie est -en réalité- la "connaissance de tout ce qui se rapporte à l'être humain en tant qu'il se nourrit". Il y a de la gastronomie historique pour les historiens, de la gastronomie géographique pour les géographes, de la gastronomie littéraire pour les écrivains, et de la "gastronomie moléculaire" pour les physico-chimistes.
Mon activité, c'est cela : de la recherche scientifique, au sens des sciences de la nature, celles qui calculent, qui mesurent, et qui fonctionnent selon des critères que j'ai exposés mille fois, notamment dans mon livre "Cours de gastronomie moléculaire N°1 : Science, technologie, technique (culinaires) : quelles relations ?" (Editions Belin/Quae).
Certes, comme je suis un peu remuant, et que j'ai une vision très politique de mon activité, je montre également que les sciences de la nature sont très utiles pour les applications pédagogiques ou intellectuelles et pour les applications technologiques et techniques. D'où mes inventions, à raison d'une par mois depuis 18 ans sur le site de mon ami Pierre Gagnaire : http://www.pierre-gagnaire.com/pierre_gagnaire/pierre_et_herve. C'est public et gratuit ! Ou encore, les Ateliers introduits pour l'Education nationale : http://www.agroparistech.fr/La-gastronomie-moleculaire.html
Mais mes actions politiques me détournent de ma véritable activité, celle pour laquelle je suis en réalité payé par l'Etat, donc par le contribuable, et qui est la recherche scientifique, laquelle est ma passion.

Cela, c'était pour la "vraie" réponse, mais je réponds maintenant à la question gauchie de mes interlocuteurs. Le monde de la cuisine est le monde de la cuisine, et je ne suis pas cuisinier... mais c'est un fait que quand je vais dans ce monde (réunion de professionnels, convention, salon professionnel, etc.), j'y suis merveilleusement accueilli... parce qu'il est vrai que mes "séminaires de gastronomie moléculaire" donnent gratuitement de la formation à tous, tout comme mes cours, mes blogs, etc. Je ne compte plus le nombre de témoignages amicaux et reconnaissants... même si j'ai peut-être des ennemis (ce dont je me moque, puisque je ne peux rien y faire, et que ce sont vraisemblablement des ignorants ou des malhonnêtes). Mais terminons par une note positive : j'ai BEAUCOUP d'amis cuisiniers, et je m'en réjouis.

→ Quelle perception les gens ont de la gastronomie aujourd’hui ?

Aie, comment voulez vous que je le sache, alors que je suis enfermé dans un laboratoire, et que je ne regarde aucune "actualité" (ni télévision, ni radio, ni journal, ni actualités sur internet).
Surtout, cela ne m'intéresse pas de savoir ce que la communauté pense. J'ai fait une fois l'erreur d'en tenir compte, en cessant de promouvoir la cuisine note à note avant l'an 2000, quand une partie du public craignait le Bug de l'an 2000... et cela m'a fait perdre une dizaine d'années. D'autre part, je me souviens des débuts de la gastronomie moléculaire (on se souvient que c'est de la physico-chimie, pas de la cuisine), quand des collègues qui étaient des petits esprits, dans des universités variées, disaient que mon activité était futile, pas de bonne qualité... Mais j'avais pour moi l'opinion de Pierre Gilles de Gennes ou de Jean-Marie Lehn... mais, surtout, la mienne ! Je me moque du qu'en dira-t-on, et j'ai une devise : fais ce que dois, advienne que pourra... que mon ami Jean-Marie Lehn dit différemment : "ils causent, je bétonne".

Mais, en réalité, mon interlocuteur veux savoir ce que "les gens" pensent de la haute cuisine, de la cuisine artistique, de la cuisine de luxe... et comment le saurais-je ? Cela étant, les innombrables émissions de télévision sur la cuisine semblent répondre à sa question, non ? Et cela n'est pas nouveau, puisque, en France, l'idée prévaut depuis la Renaissance. Ce qui est nouveau, en revanche, c'est que le phénomène est dans tous les pays, aujourd'hui.
Enfin, j'alerte mon ami sur ce "les gens" : je prends le pari qu'il y a "des gens" qui trouvent que la grande cuisine est merveilleuse, et d'autre "gens" qui la critiquent en disant que c'est honteux de se goberger alors qu'une partie de l'humanité meurt de faim.
Au fond, cela mérite plus qu'une phrase : il faut une étude de consommation... qui servira à quoi, au fait ? (car je rappelle qu'un sondage n'a d'intérêt que si les questions sont pertinemment choisies).

→ Quelle type de cuisine ou d’expérience les consommateurs recherchent-ils aujourd’hui ?

Et comment le saurais-je ? Cela dit, il y a encore ce "les consommateurs". Il y a mille consom... non, je me reprends, parce que nous ne sommes pas des vaches à lait de l'industrie : il y a mille citoyens différents.
 

ENJEUX ACTUELS :
→ Quels défis rencontre aujourd’hui le secteur de la gastronomie ? (Business model / Type de cuisine / Expérience consommateur / Santé / Environnement…)

Bon, je cesse de faire le bête à propos de gastronomie, et je considère donc la question modifiée "Quels défis rencontre aujourd'hui le secteur de la cuisine commerciale étoilée ?".
Et la réponse, d'après mes amis (mais je n'ai pas vérifié), est le coût de la main d'oeuvre.
Mais il faut également dire que les pratiques culinaires sont un peu désuettes, comme si l'on roulait encore en char à boeufs. Pourquoi passer cinq minutes à battre un blanc d'oeuf en neige avec un fouet, quand il suffit de quelques secondes avec un siphon, par exemple ?
Le frais, aussi, est une question grave, parce qu'il y a à la fois des coûts de matière, des pertes, des flux difficiles à gérer. Quel chef parisien va encore à Rungis le matin très tôt, alors qu'il ou elle terminera tard le soir ?
Mais, au fond, pourquoi suis-je en train de répondre à la question, alors que je ne sais rien de tout cela ? Il faut interroger des cuisiniers et des restaurateurs (ce n'est pas le même métier).

→ Quelles solutions/changements apparaissent aujourd’hui face à ces défis ? 

Je n'en sais vraiment rien... mais je propose inlassablement la cuisine note à note, que vous découvrirez dans mon livre "La cuisine note à note" (Editions Belin).
En passant, je souris à ce mot de "défi" que j'entends souvent et qui renvoie à des idées parfois bien éloignées de l'acception réelle du mot. Mais bon, j'ai mauvais esprit.


FUTURES TENDANCES :
 → Quels vont être selon vous les changements majeurs pour le monde de la gastronomie dans 10 ans ?

Encore une question boule de cristal ! Je n'en sais rien... mais je vais tout faire pour que la cuisine note à note s'impose. Et je vois des signes de changement. Si tout se passe comme prévu (et comme cela s'est déjà passé avec la cuisine moléculaire), alors l'effet boule de neige va jouer.
 
 → Quelles seront alors les innovations/ nouveautés qui apparaîtront ? (Business model / Type de cuisine / Expérience consommateur / Santé / Environnement… ) 

Business model : vous vous moquez ? Me poser une telle question alors que je m'intéresse qu'à la physico-chimie ? Oui, j'ai un passé industriel, mais c'est bien fini, et je passe tout mon temps à mes travaux scientifiques et à ses applications "politiques". A d'autres de parler de ces choses là.

Mais je vois aussi les mots "innovations" ou "nouveautés", et c'est l'occasion de dire que je reçois chaque semaine une lettre d'information qui me vient d'un cabinet de tendances... et que je suis atterré par la nullité des propositions qui sont faites par l'industriel alimentaire : une bouteille en plastique qui a la forme de la main, un peu de basilic dans une sauce tomate... Regardons aussi les prix donnés au Salon de l'alimentation, et comparons avec les possibilités de la cuisine note à note, et nous comprenons rapidement que l'industrie alimentaire évolue très lentement, et, en tout cas, bien plus lentement que les cuisiniers étoilés les plus avancés !

Dans la question, il y a aussi le mot "santé"... et là, c'est une vaste rigolade, parce que  nous disons tous vouloir manger sainement... mais nous nous jetons sur le chocolat et le foie gras dès que les moindres fêtes nous le "permettent". Nous voulons éviter les aliments "dangereux"... mais les Français passent les beaux jours à manger des viandes mal cuites au barbecue... qui déposent 2000 fois plus de benzopyrènes cancérogènes qu'il n'en est autorisé dans les produits fumés de l'industrie ! Sans compter nos amis qui fument et qui boisent (trop). Décidément, je ne vais pas me préoccuper du détail avant que le gros ait été résolu ! Et il y a beaucoup de baratin industriel très déloyal à ce propos, notamment l'usage du mot "naturel" qui est mensonger, déloyal, malhonnête : en français, est naturel ce qui n'a pas fait l'objet de transformations par l'être humain... or les aliments sont préparés, par l'être humain. Il ne peut donc pas exister d'aliment qui serait naturel. 

Environnement ? C'est bien d'être sensibilisé !

Bref, je ne suis pas la bonne personne à qui poser ces questions, on le voit !

Avant de se lancer dans un gros travail, il vaut mieux une stratégie !

Aujourd'hui, je réponds à des élèves qui m'écrivent :

Bonjour Monsieur THIS,
Je suis élève en 1 ère S, et cette année, avec deux de mes camarades, nous traitons le sujet des TPE. Notre sujet comporte trois grandes parties dont la transformation des molécules au sein de la viande lors de sa cuisson. Notre but est de montrer que le gout est perçu grâce aux molécules, et que donc après cuisson, les molécules ont changé et donc le goût ne sera plus le même. Nous avons étudié la réaction de Maillard, je voulais donc vous demander s'il vous serait possible de nous transmettre les équations chimiques qui s'y passent ainsi que dans la dénaturation des protéines si cela affecte le goût. Puis pour finir est ce que l'oxydation des lipides joue un rôle dans le bon goût de la viande car j'ai seulement vu que cette oxydation était dangereuse et apportait une odeur désagréable.

On le voit, le message est confiant, et je m'en veux de lire les mots précis, et de commenter. Pardon à mes jeunes amis si c'est parfois rude, mais ils n'oublieront pas que j'ai une mission d'instruction, et que les observations que je fais visent surtout à les aider pour l'avenir (moi, je ne donne pas de bons ou de mauvais points ; j'observe seulement).

Ainsi l'accroche : c'est amusant, mais il y a seulement dix ans, elle aurait été de la dernière vulgarité, en France. On devait dire "Monsieur", et jamais "Monsieur This". Mais les temps changent.

Puis on n'aurait jamais commencé une lettre par "Je". Là, ça reste vrai, et nos jeunes amis sont en quelque sorte catalogués dès les premiers mots.

Un détail de ponctuation : il ne fallait pas de virgule après "1ere S", mais il en fallait entre "et " et "cette année". Bon, un détail... mais tout ce qui mérite d'être fait mérite d'être bien fait, non ?

Arrive le "nous traitons le sujet des TPE" : amusante formulation pour dire que nos amis ont un "travail personnel encadré à faire". Le sujet des TPE, c'est quoi ? C'est ce que chaque groupe décide, mais qu'a décidé ce groupe ? On ne le sait pas : on découvre seulement qu'il y a trois parties. 

Ah, nos amis veulent montrer que le goût est perçu grâce aux molécules. Bon, pourquoi pas... car effectivement, dans la vision, ce sont des photons, et pas des molécules, qui sont à l'origine de la sensation... mais, au fait, la perception visuelle n'est-elle pas une modalité du goût ? Le goût est la sensation synthétique que nous avons, et il inclut la saveur. D'où un premier doute : et si nos jeunes avaient en réalité la saveur, comme sujet ? Là, ils auraient tort de penser qu'elle est due aux molécules, car les ions sont des ions, parfois réduits à un atome électriquement chargé.
Je leur donne donc, en lien téléchargeable, mon texte sur les mots du goût :
https://sites.google.com/site/travauxdehervethis/Home/applications/des-applications-de-deux-types/applications-pedagogiques-educatives-intellectuelles/pour-les-collegiens-et-les-lyceens

Après une cuisson, il peut y avoir des modifications moléculaires... ou pas. Car tout dépend de la cuisson ! Et puis, il y a des modifications moléculaires induites par les cuissons qui s'accompagnent de changements de saveur, et d'autres qui ne s'accompagnent pas de telles modifications. Considérons, par exemple, le chauffage d'amidon dans de l'eau : les grains d'amidon s'empèsent... mais les espèces chimiques sont les mêmes, avant et après la "cuisson".
Certes, parfois, il y a effectivement des réactions, comme dans les oxydations, les déshydratations de hexoses, les hydrolyses, les dégradations de Strecker, les réactions de Fischer, les réactions de Maillard... mais pas toujours. Et puis, il y a aussi des différences de "biodisponibilité" qui changent la saveur : imaginons des ions sodium ou chlorure (du sel de table) libres, ou bien pris dans un gel ; nous ne les percevrons pas de la même façon, et la saveur (ainsi que le goût, donc), aura changée. De même, l'amylose peut se mettre en hélice autour de composés odorants, ce qui change la composante olfactive du goût.

Nos amis me disent qu'ils ont étudié la réaction de Maillard, mais j'espère qu'ils ont utilisé les bonnes sources ? A tout hasard, je leur donne mon article, où je relate le travail précis d'enquête historique qui permet d'éviter de dire n'importe quoi, à propos des réactions de Maillard : il est téléchargeable sur la même page https://sites.google.com/site/travauxdehervethis/Home/applications/des-applications-de-deux-types/applications-pedagogiques-educatives-intellectuelles/pour-les-collegiens-et-les-lyceens.

Mais je lis "je voulais donc vous demander s'il vous serait possible de nous transmettre les équations chimiques qui s'y passent" : quelles réactions ont-elles lieu lors des réactions de Maillard ? La question est bien trop générale, car il y a des traités entiers sur les réactions de Maillard, et je ne compte pas le nombre d'articles scientifiques que j'ai à ce sujet... alors que je n'ai même pas fait de recherche bibliographique spécifique.

Puis "ainsi que dans la dénaturation des protéines si cela affecte le goût"  : oui, comme dit précédemment, la coagulation (plutôt que la dénaturation) des protéines change le goût, puisqu'elle change la biodisponibilité des espèces molécules ou ioniques présentes ou formées lors des traitements thermiques. Encore un énorme chapitre ! Décidément, avant de se lancer dans tout cela, il vaut mieux focaliser l'étude... et c'est d'ailleurs bien ce qui est préconisé par le Journal Officiel, et que je rappelle dans mes conseils aux élèves faisant des TPE ou des TIPE (voir https://sites.google.com/site/travauxdehervethis/Home/applications/des-applications-de-deux-types/applications-pedagogiques-educatives-intellectuelles/pour-les-collegiens-et-les-lyceens).

Mais ce n'est pas tout, car nos amis écrivent encore "Puis pour finir est ce que l'oxydation des lipides joue un rôle dans le bon goût de la viande car j'ai seulement vu que cette oxydation était dangereuse et apportait une odeur désagréable". Là, il y a des traités entiers, à nouveau ! Et puis, l'oxydation des lipides, c'est bien trop vaste, puisque l'on nomme lipide tout composé des aliments qui n'est pas soluble dans l'eau : c'est une catégorie où l'on trouve tout aussi bien les cires, le cholestérol, les triglycérides, les phospholipides... Alors, l'oxydation : laquelle ? Oui, le "rancissement", que l'on devrait nommer "autoxydation" peut créer des espèces variées, parfois néfastes, mais la question de la santé est une autre question. Quant à l'odeur, c'est effectivement une composante du goût, quand elle est rétronasale... mais "désagréable" est un adjectif qui relate une appréciation personnelle, donc qui n'a rien à voir dans un tel travail : le mauvais des uns est le bon des autres.

Bref, tout ce questionnement me laisse un peu perplexe... et je crois nos amis mal partis, parce qu'ils n'ont pas fait ce que le Journal Officiel leur demandait : il faut qu'ils commencent par le lire... et, surtout, je vois bien l'intérêt de l'exercice, qui propose à la fois de la stratégie et du travail de détail.

Pardon, enfin, si j'ai offensé mes amis en leur "reprochant" de ne pas savoir : en réalité, ce reproche n'est pas la stigmatisation d'une faute, mais seulement le signalement d'erreurs qu'ils pourront apprendre à corriger. Après tout, quelqu'un qui sait, c'est quelqu'un qui a appris, n'est-ce pas ?

dimanche 11 février 2018

Chacun y va de sa définition, et c'est parfois risible

Il y a quelques années, une revue culinaire française avait posé la question : "Pour vous, la gastronomie moléculaire, c'est quoi ?".
Comme si c'était à des chefs, parfois bien ignorants de la chose, de donner leur sentiment à propos d'une activté qui avait été définie comme "la recherche des mécanismes des phénomènes qui surviennent lors des transformations culinaires".
En passant, la revue était également coupable de confondre gastronomie moléculaire et cuisine moléculaire... mais elle n'en était pas à cela près, puisqu'elle confondait émulsion et mousse, mousse et mousseline, rémoulade et mayonnaise, potage et soupe... Bref, cette revue qui aurait pu être un modèle, qui d'ailleurs se targait de l'être, était un torchon mal fait, imprimé sur un beau papier.

Aujourd'hui, c'est plus bénin : sous la plume d'une journaliste francophone qui interroge un chef anglophone, je lis :

«La cuisine du Fat Duck ressemble d’ailleurs à un laboratoire. Avec lui, j’ai découvert la science de l’alimentation. C’est ajouter des produits chimiques inoffensifs et fades dans l’alimentation pour lui donner une texture et une forme différente, comme encapsuler des shots de vodka ou des sauces. Lorsque vous mettez la capsule dans votre bouche, la fine pellicule se dissout et vous goûtez au liquide.

Le cuisinier parle donc de la cuisine d'Heston Blumenthal, en Angleterre, et il est vrai que ce chef fut l'un des premiers à faire de la cuisine moléculaire (pas de la gastronomie moléculaire, comme l'écrit la journaliste, et bien après des cuisiniers comme Raymond Blanc, Christian Conticini ou Ferran Adria), et il est vrai que, pour cela, Heston Blumenthal s'est équipé de matériels modernes. Il est vrai qu'une pièce de transformation des aliments peut se nommer "laboratoire" : on parle effectivement du laboratoire des charcutiers.
Mais, dans ces laboratoires-là, on ne fait pas de science de l'alimentation, mais seulement de la cuisine !
La cuisine moléculaire consiterait à ajouter d es produits chimiques dans l'alimentation ? Non, en revanche, cela n'est pas le cas : la cuisine moléculaire consistait à utiliser des ustensiles modernes.
Certes, j'avais également proposé l'emploi de gélifiants alors inédits, quand on en était encore au pied de veau ! Mais cela est secondaire.
Des "produits chimiques" inoffensifs ? Disons des composés inoffensifs. L'alginate, l'agar-agar ou les carraghénanes n'ont effectivement pas plus de toxicité que l'amidon de nos fécules ou de nos farines. Des composés fades ? Oui, comme l'amidon : les polymères n'ont pas de goût...
Pour donner une texture ? Oui, c'était l'objectif.
Encapsuler ? Oui, mais pas seulement.


Mais tout cela est bien dépassé : passons vite à  la cuisine note à note !

Jean Graille, spécialiste de la chimie des matières grasses, chercheur à Montpellier, m'envoie une recette de "Sanglier Cardinal de Fleury"... qui a l'air délicieuse, mais je suis heureux qu'il exagère quand même.



Le cardinal de Fleury ? André Hercule de Fleury, né à Lodève le 22 juin 16531 et mort à Issy-les-Moulineaux le 29 janvier 1743, était un ecclésiastique et homme d'État français, qui, de 1726 à 1743, a été le principal ministre du jeune roi Louis XV.
Pourquoi avoir nommé une recette en  son honneur ?  Jean Graille fait référence à la mozette et à la soutane rouge des cardinaux,  car la sauce de cette préparation est rouge. Mais le Cardinal de Fleury est aussi un Lodévois, né donc dans une région où les sangliers pullulent.

Voici la recette


Pour 1,5 kg de viande débarrassée du gras des nerfs et des tendons, puis coupée en morceaux de 2 à 5 cm environ de côté. Faire revenir les morceaux dans un faitout en présence de 50 g d’huile de coco vierge, puis arrêter le feu et passer à l’étape suivante.
Dans une grande poêle, mettre  deux oignons émincés et 50 g d’huile de coco vierge,  puis faire dorer ;  sans arrêter le feu ajouter 200 g de lardons fumés et 25 cL de vin blanc (de préférence du Viognier) et deux cubes de bouillons de bœuf délayés dans un minimum d’eau,  puis ajouter 1 litre de coulis de tomate tout en remuant.
Introduire cette préparation dans le faitout : il faut que les morceaux de viande soient bien recouverts. S'ils ne le sont pas, ajouter encore 1 litre de coulis de tomate et 25 cL de Viognier.
Ajouter trois gousses d’ail broyées, saler et poivrer généreusement avec du poivre noir du Sichuan fraichement moulu, ajouter un bouquet garni (thym, romarin et laurier) et enfin une cuillère à café de thé vert matcha.
Faire mijoter à feu doux avec le couvercle un peu déporté sur le faitout pendant 120 à 135 minutes, gouter un morceau de viande, celui ci doit être tendre.
Accompagner avec un riz léger).

Pourquoi cette recette est une "provocation" ?


En réalité, si nous lisons bien, nous voyons que le corps gras proposé par notre ami chimiste est de l'huile de coco vierge. J'entends nos défenseurs-de-l'environnement/avides-de-pouvoir-et-profitant-de-la-mode pour hurler, mêlant des arguments nutritionnels fautifs à des discussions écologiques ! Et j'en ris, bien évidemment, parce que je suis d'un naturel gai.
Puisje vois que notre ami propose du Viognier : il prêche pour sa paroisse, mais moi, en Alsace, j'aurais utilisé un bon gewurtztraminer... tant il est vrai que cette recette aurait pu être faite "bi uns", chez nous.
Puis je vois du poivre du Sichuan et du thé vert matcha. Je n'ai évidemment rien contre cela, bien au contraire, car je crois que cela contribue au goût unique de la recette. Mais cela devient ce que les Anglo-Saxons nomment du "fine dining". Et puis, est-ce bien "local" (notre ami habite l'Hérault) ?
Je termine avec les deux cubes de bouillon : que va-t-on entendre de nos puristes réactionnaires ? (même si je fais moi-même mes bouillons)

En réalité, j'aime beaucoup ce genre de provocations, par ces temps politiquement corrects... et c'est la raison pour laquelle je publie la recette de notre ami.

Vive la chimie !


PS. Plus sérieusement, on utilisera de l’huile d’olive verdale du moulin de Clermont l’Hérault, et un bouillon maison, me dit-il

Pourquoi les marchands de peur sont des êtres détestables

Nous vivons dans un monde qui réunit des individus variés : il y a les plus entreprenants, ceux qui souffrent physiquement, ceux qui ne souffrent pas, ceux qui sont gais, ceux qui sont tristes, ceux qui ont peur, ceux qui sont indifférents... Il y a des individus qui ont une religion, d'autres qui n'en ont pas. Certains veulent un monde meilleur après la mort, d'autres le veulent dès demain.

Bref, il y a beaucoup de diversité, mais c'est notre capacité à la surmonter pour faire une société cohérente, sereine, qui est notre seule chance de vie heureuse. Banissons le drame, la lutte, la guerre  si nous voulons vivre dans la paix, la sérénité, le bonheur.

Et c'est donc la raison pour laquelle je déteste les marchands de peur, qui veulent nous faire croire que notre alimentation est empoisonnée.
Certains de ceux-là proposent l'existence de "complots" : du grand capital, de l'industrie, que sais-je. Souvent, ils oublient... ou ne veulent surtout pas reconnaître que nous n'avons jamais si bien mangé, que nous sommes la première génération à ne pas avoir connu la famine, que notre espérance de vie qui s'allonge est en réalité la cause d'une démographie galopante qui engendre notamment la pollution. Souvent, ils oublient, ou ne veulent surtout pas admettre, que les vraies causes importantes de risque sont le tabac ou l'alcool, l'automobile, l'obésité, la grégarité, les accidents... Bien sûr, dans des statistiques de décès, on trouve des cancers ou des maladies cardio-vasculaires, mais de quels facteurs découlent-ils ?

Surtout, je déteste les marchands de peur ou, plus exactement, je ne veux pas leur faire l'honneur de les détester, mais je propose de les fuir, parce qu'ils abusent de la peur des plus faibles d'entre nous. Je vois peu de différence entre un journaliste qui vend de la peur et un marabout qui vend une guérison qu'il ne peut en réalité pas obtenir.

Je propose de renforcer l'éducation et l'instruction, qui sont notre meilleure arme contre le mensonge, la peur, l'intolérance.

Des billes d'huile ?

On m'interroge sur la possibilité de faire des perles d'alginates (ce que j'ai nommé des "degennes") contenant de l'huile.

Commençons par expliquer comment on produit classiquement des degennes, par la méthode "inverse" :
1. on dissout du lactate de calcium (ou un autre sel de calcium) dans un liquide qui a du goût, et que l'on veut encapsuler
2. on dissout de l'alginate de sodium dans une eau non calcaire
3. on fait tomber des gouttes du liquide avec le calcium dans le bain d'alginate de sodium : immédiatement, se forme à la surface une peau gélifiée
4. on rince à l'eau claire les degennes formés.

Mais avec de l'huile ? La question se pose, parce que ni l'alginate de sodium ni le lactate de calcium ne sont solubles dans l'huile... de sorte que nos amis sont bien démunis.
Des solutions ? Elles sont racontées dans mon article de mars 2013 de la Revue Pour la Science (n°425), et je n'ai pas le temps d'y revenir, mais j'en ajoute une ici :
1. faire des billes d'huile congelées, très froides
2. les tremper dans un bain contenant du calcium, afin que cette solution gèle en surface
3. mettre les billes ainsi couvertes dans le bains d'alginate.


Croire au probable ?

Dois-je croire au probable ? 
Encore une phrase écrite sur les murs de mon bureau, à ma propre attention... mais il n'est pas interdit que mes visiteurs y jettent un coup d'oeil, et plus si affinité.

Cette fois, il s'agit très explicitement de sciences de la nature, car cette phrase fait référence à une autre, plus connue, qui est « tenir le probable pour faux jusqu'à  preuve du contraire ».

En sciences de la nature, il y a cette étape essentielle d'induction à partir des lois quantitatives qui ont été obtenues à partir de caractérisations quantitatives des phénomènes  : on a des équations, et il faut maintenant identifier des mécanismes qui correspondent  à ces équations. Ce qui signifie identifier des objets, notions, concepts qui satisferont les équations. Cette étape est évidemment la plus difficile, et l'on ne saurait assez lire ou relire « La science et l'hypothèse » d'Henri Poincaré à ce propos.

Dans d'autres billets, j'ai expliqué comment on en vient à ces mécanismes, mais je propose de prendre ici une expérience historique, celle d'Otto Stern et Walther Gerlach, qui consiste à émettre des atomes d'argent dans l'entrefer d'un puissant champ magnétique.

L'idée est simple : dans une enceinte où l'on a fait le vide, on place une petite coupelle en matériau réfractaire, une résistance électrique qui va chauffer cette coupelle, et on dépose un peu d'argent dans la coupelle. Quand on chauffe, l'argent commence par fondre, puis il s'évapore, c'est-à-dire  que le atomes d'argent partent de la masse chauffée, comme des boulets de canon, dans toutes les directions de l'espace. Si l'on place en face de la coupelle  un écran percé d'un trou, on ne laisse passer qu'un faisceau d'atomes d'argent. On peut d'ailleurs mettre un deuxième écran percé plus loin, et l'on « collimate » alors bien mieux le faisceaux d'atomes d'argent.
Nous avons donc des atomes d'argent qui passent les uns après les autres par le second trou, et nous approchons un aimant du jet d'atomes d'argent. Puisque les atomes d'argent sont électriquement neutres,  on est conduit à penser que les atomes poursuivront leur chemin sans être perturbés par le champ magnétique… mais l'expérience, faite dans la première moitié du vingtième siècle, révéla que le faisceau d'atomes d'argent se sépare en deux faisceaux : on comprit finalement que les atomes d'argent se comportaient comme de petits aimants qui interagissent donc avec le champ magnétique appliqué et il fallut admettre l'existence d'un  concept nouveau, d'une idée nouvelle : certaines particules ont un «  moment magnétique », que l'on a nommé « spin ». Bien sûr, plus tard, il y eut des raffinements, et l'on compris qu'il  pouvait y avoir des spins de différents objets subatomiques, ce qui « expliquait » le moment  magnétique des atomes. La découverte fut à  l'origine de nombreuses techniques, telle la « résonance magnétique nucléaire », où l'on joue de l'interaction entre le moment magnétique des atomes et d'un champ magnétique, afin de connaître l’environnement des divers atomes.

Mais revenons à la phrase de mon mur, après nous en être considérablement éloigné : tenir le probable pour faux jusqu'à preuve du contraire. L'idée correspond aussi au fait que le diable est caché derrière chaque détail expérimental, derrière chaque calcul. Ailleurs, j'ai discuté la question des validations, et il ne s'agit pas seulement de vérifier que l'on ne s'est pas trompé, mais aussi d'être bien certain que nous n'avons pas pris nos désirs pour nos réalités. Lors des divers étapes de la recherche scientifique, nous sommes tentés de voir des lois, mais cette légitime tentation ne doit pas être hâtive, et il faut  s'assurer que nous voyons effectivement les lois que nous imaginons. Il vaut donc mieux ne pas conclure trop vite : si ces lois sont probables, elles ne sont que probables.

Tout cela étant dit, j'avais cette phrase « Tenir le probable pour faux jusqu'à preuve du contraire ». Elle ne m'allait pas, car elle était négative, et je crois que l'on peut être prudent sans être négatif. Avec l'âge, l’ensemble des erreurs que nous avons faites nous conduit souvient à douter plus que nous ne l'aurions fais plus jeunes, à être moins naifs, à discuter plus les faits.
Mais discuter ne signifie pas refuser, et c'est pour cette raison que je propose de ne pas mettre la négation d'emblée. C'est pour cette raison que je propose de poser seulement la question : devons-nous croire au probable ? Devons-nous admettre le probable ? Et là, je suis assez heureux, car j'assortis cette reformulation de l'idée selon laquelle une question est une promesse de réponse.








Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

samedi 10 février 2018

Qu'est-ce que la technologie aliimentaire ?

Qu'est-ce que la technologie alimentaire ?

Dépassons les fantasmes et les peurs, dépassons la lutte contre le Grand Capital, dépassons nos idiosyncrasies, et considérons les mots.
Techné signifie "faire". Logos signifie "étude". La technologie est l'étude des techniques en vue de leur amélioration.
Technologie  alimentaire, maintenant ? Il faut donc s'interroger sur  l'aliment.
L'aliment, ce n'est ni l'ingrédient alimentaire, ni seulement le produit de l'industrie alimentaire. L'aliment, c'est ce que nous mangeons, et qui, de ce fait, a fait l'objet d'une préparation qui est dite "culinaire".
Le coq au vin est un aliment, pas la viande de boeuf sur pied. La sauce béarnaise n'est pas un aliment... parce que ce n'en est qu'une  composante : cette sauce s'associe à d'autres partie, pour faire par exemple un "turbot sauce béarnaise", ce qui est un aliment.
La technologie alimentaire, de ce fait, est l'activité de perfectionnement des mets, des aliments.

Et voici un objet de technologie alimentaire , par exemple  :



C'est le "pianocktail", que j'avais inventé en 2001, objet  microfluidique auquel  j'avais attribué un nom emprunté à Boris Vian. L'objet n'est pas celui auquel Vian pensait, mais  j'avais trouvé  amusant de reprendre le mot, car nous avons fait des démonstrations de l'appareil pour la confection de cocktail, en 2003, à la foire de Francfort.



Et, pour terminer, le livre dont voici la couverture est un traité  de technologie alimentaire. Applicable aux  autres champs de la formulation, mais c'est là une autre histoire.












Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)


Un merveilleux dessert : le Siaskaas

Envie d'un dessert sublime ? Faites donc un Siaskaas... et n'oubliant pas que plus une préparation est simple, et plus les ingrédients sont essentiels.

 Ici, il suffit de chauffer du lait à 37°, d'ajouter quelques gouttes de présure et de laisser reposer à température ambiante jusqu'à ce que la masse soit caillée, comme du flan.
Avec une spatule ou un couteau, on coupe le caillé  en cubes de 2 cm de côté. Le petit lait sort et surnage.Puis, avec une passoire ou une écumoire, on met  dans un moule troué, une passoire avec une mousseline une grande faisselle ou des petites faisselles, et on laisse égoutter pendant deux ou trois heures, au froid si on veut que le fromage reste frais.
C'est à servir alors aussitôt, sans quoi la masse devient caoutchouteuse : on démoule, on sucre, on ajoute de la crème fraîche et du kirsch ou de l 'alcool de framboise.
C'est le dessert traditionnel servi en ferme auberges de la vallée de Munster.



Comme dit plus haut, tout tient dans la qualité du lait, c'est-à-dire à la fois le type de vaches et le type d'herbes qu'elles mangent, mais aussi la qualité de la crème, avec ses ferments éventuels, et la qualité de l'eau de vie utilisée.

Quel extraordinaire dessert !










Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

vendredi 9 février 2018

A propos de cuisine note à note/ About note by note cooking

Souvent, ce sont des étrangers qui m'interrogent en anglais... et je leur réponds en anglais. Pour une fois, ce seront des francophones qui devront utiliser un logiciel de traduction pour me comprendre.



About note by note cooking, some questions today, with comments :

I searched some award-winning Note by Note dishes done by students.
Why only "by students" ? I don't see any difference between students, lay people, chefs... And remember that often, chef design recipes for others, who have simply to follow.

They look really high-end fine dining. 
I don't know what you where you looked at, but if you go on the site of the International Centre for molécular gastronomy AgroParisTech-Inra (hosted on AgroParisTech), you can see many recipes. Some are fine dining, and some are more simple. For example, the demonstration of the dirac, of the gibbs, etc. are very simple.

But the article only mentioned equipment like a siphon and alginate bath were used. 
You say "the article", but there are hundreds of pages, dozens of articles.
Siphons can be obtained in very popular supermarkets today. And "alginate bath" does not mean anything. A bath is a bath, which mean a vessel full of water. Alginate (generally sodium alginate) is something that you can find in supermarkets as well. It is a powder that you just need to put in water, in order to get a sodium alginate solution. But I don't see the relationship with note by note cooking in particular.

I'm wondering: is Note by Note cooking very difficult for common people? 
The answer is no. And the dirac and gibbs demonstrate this fully.
Indeed, the issue of note by note cooking is not to use modern tools (this was for molecular cuisine), but instead to have new ingredients. Making a "dirac" by mixing 25% proteins, 75% water, plus compounds for color, taste and odor is straightforward. And this is one goal: to make it easy!
 
What tools are they required?
Is it difficult? No! And I would even say that it will be even easier in the past. Remember the comparison with electronic music: at the beginning, one room full of computers was needed, but today a synthesiser for children costs only 20 euros.
At home, today, I don't have particular tools, only the traditional ones, as anybody.

Is it possible to bring it to people's home? 
Yes. Remember that I succeeded in having siphons everywhere in the world, as well as agar-agar... even to the point that people speak today of "plant gelatin", which is meaningless, because gelatin is an animal product; indeed they want to say plant jelling agent.

And do you want to bring common people cook in Note by Note way?
Yes, for sure, otherwise I would not take one second answering your questions. Coming back to tools: they are not the difficulty for todays practitioners. The difficulty is that fact that I have, and they lack, the knowledge for deciding which compounds to mix. This means that, for the lay people in the future, already make "mixes" or kits will have to be designed and sold (remember that you find that already today, with ready to use custards, flours for bread, etc.
By the way, it is exactly as in the beginnings of synthetic music: a room full of computers was needed... and today it's simmle.

You mentioned "note by note cooking" is the key, in particular in regard to food 3D printing. Can you explain it in detail? 
In order to use the full potential of 3D printers, it's better to use products that have a very specific functionality, and this means pure compounds, hence note by note cooking.

How do you see the relationship between food 3D printing and Note by Note cooking?
Same answer than above.

Is it possible that food 3D printing combines and prints the compound for people?
This sentence has no meaning. A compound is a compound: sucrose, amylopectin, ovalbumin... You cannot "print a compound" (sorry, but you need to know more chemistry, and I cannot make a full course here).

I personally think that cooking with compounds make people lose the primary emotional attachment and memory to food (raw material). 
I don't care about personal opinions of people (and yours in particular, sorry). And all this is old stuff. What do you think about the "primary emotional attachment and memory" concerning sugar? Would you be ready to extract sugar from beetroot yourself?
And more generally do you still ride a horse or do you have trains, planes? And do you make your own ink, writing with feathers?
Such "attachment" is fantasy, and you can trust me that when people are hungry, they don't behave like well fed city dwellers. By the way, do you cultivate your vegetables yourself?
Finally, you should have a look to the history of potato introduction in France, at a time when the Faculty of medicine was publishing that this Solanacae was a cause of lepra. Don't forget, as well, to read about the times when it was said that trains would make the milk "turn" into cows, or about the "heavier than air" that would never fly.
Please stop being afraid.

As compounds don't have any shape, color, texture or smell, it cannot trigger people's memory to food. 
Why do you confuse compounds and dishes. By the way, compounds can have shape, and note by note dishes have a shape: this is even the first step of note by note cooking, i.e. deciding for a shape.
And finally, do we need to trigger people's memory to food? Really?

In this way, people cannot predict what this dish would be smell or taste in the end, and they think compounds cannot bring the cooking pleasure as meat & vegetable did. 
Wrong idea based on the previous wrong idea.
But yes, you can make a dish for which the guest have no idea of the flavour... but it's already the case with old cooking. Imagine that you make a pie: can you guess if the stuffing is sweet or not ? No.
About "cooking pleasure", perhaps you mean "the pleasure of cooking", or "the pleasure of eating".
When I am cooking note by note, I have the same pleasure than when I am cooking in the old way: I am doing my best, so that :
1. my friends are happy
2. it is "good", i.e. beautiful to eat.

What do you think about this? Note by Note cooking is a big leap, how do you think people can adapt it?
I don't care, because I have nothing to sell. Remember that I don't get one pence on note by note cooking, no investment in companies, no patent... and I don't care about being "famous" (what's the use when you are dead?).
Indeed, note by note cooking will be here soon for many reasons :
- 10 billions people in 2050
- spoilage to fight
- energy crisis
- water crisis
- high demand for proteins
- farmers to enrich (because they are in charge of environment, landscapes and primarily food security) (please don't confuse food security and food safety).
But finally, remember that I shall succeed, because:
1. I am using the right strategy (give it to the king, and the public will ask for it)
2. it is the only new culinary art trend
 3. it is new (and the media have to advertise new ideas, not old ones)
 4. it is already spreading.

Vapeurs et fumées

Je reçois la question suivante :

Lorsqu’on chauffe une poêle avant de faire cuire une viande, on attend jusqu’à ce qu’elle fume.
J’imagine que ce n’est pas elle qui fume, mais l’air qui est juste au dessus qui est chauffé et se transforme en vapeur.


  
 Là, il faut commencer par des observations simples :
- la vapeur, c'est un gaz, invisible, donc, sauf pour certains gaz tels que le chlore ou le brome (inmangeables ;-))
- la fumée, c'est visible.
D'ailleurs, c'est abusivement que l'on parle de la vapeur (d'eau) au dessus d'une casserole d'eau que l'on fait bouillir, car, en réalité, on ne voit pas la vapeur d'eau, mais  quand celle-ci arrive dans l'air froid, elle se recondense en gouttelettes minuscules qui réfléchissent la lumière blanche, d'où la possibilité de voir une fumée blanche. De même, les nuages ne sont pas faits de vapeur, mais de gouttelettes d'eau.

Quand on chauffe  une poêle, si l'on voit une fumée, ce n'est évidemment pas l'air qui est transformé chimiquement, mais les composés organiques qui attachaient à la poêle (même propre), qui sont pyrolysés, et engendre une fumée. D'ailleurs, pour les matières grasses, on parle bien de "point de fumée".





Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

Pour mes amis berrichons : le sanciau

Le sanciau ? On nous dit de battre un jaune d'oeuf avec deux cuillerée à soupe de sucre et 100 grammes de farine, puis d'ajouter le blanc battu en neige, avant de cuire à feu très doux, en cocotte, en retournant après 25 minutes.

C'est bien cela, la cuisine classique : nous sommes invités à suivre une procédure, sans la comprendre. Je propose plutôt d'analyser, en vue d'améliorer.
Tout d'abord, l'objectif : c'est une sorte de blinis, avec une croûte dont l'épaisseur dépend de la durée de la cuisson, avec un centre foisonné qui doit être coagulé, mais aussi tendre que  possible, afin de faire un bon contraste. Blinis, donc, mais blinis sucré... et le sucre contribue à faire tenir la mousse que l'on cuit.
On pourrait aussi dire que le produit s'apparente à un soufflé cuit dans une cocotte... ou une casserole, puisque cocotte ou casserole fonctionnent de même, en l'occurrence. De sorte que le sanciau, inversement, pourrait très bien être cuit comme un soufflé, et il serait d'ailleurs un soufflé. Ce qui  doit nous conduire inmanquablement à dire que les blinis, qui sont parfois bien long à cuire un à un, dans de petites poeles, peuvent être cuits tous ensemble au four, comme des soufflés... dans des ramequins.
La confection de l'appareil (on nomme ainsi la préparation à cuire), aussi, peut être utilement modifiée. Par exemple, on aura intérêt à battre le jaune d'oeuf  avec le sucre jusqu'au  "ruban" (quand le mélange blanchit et devient lisse), à l'aide d'un fouet. Et l'on aurait intérêt à réserver la moitié du sucre pour "serrer" les blancs en neige (l'ajout de sucre les stabilise).
Pour le goût, une pincée de sel s'impose, mais, surtout, pourquoi ne pas donner du goût au sanciau : calvados, eau de fleur d'oranger, vanille, etc. ?

Une fois le système compris techniquement, les talents artistiques peuvent s'exprimer.










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jeudi 8 février 2018

Pourquoi Gibbs ?

Il y a déjà très longtemps, j'avais proposé une recette de "gibbs", une préparation que l'on obtient en fouettant de l'huile dans du blanc d'oeuf, afin de former une émulsion que j'ai nommée un "geoffroy", puis en chauffant cette émulsion au four à micro-ondes : en quelques secondes à dizaines de secondes, selon la puissance du four, on obtient un soufflé.

Pour le goût, il est évident qu'on aura assaisonné le blanc d'oeuf, et, de même, que l'on aura donné du goût à l'huile. Par exemple, on pourra avoir ajouté du sucre, une pincée de sel, un colorant, et l'huile pourra être une belle huile d'olive où l'on aura macéré de la vanille ou du café.  Et cette recette est encore plus facile à faire en version "note à note" : on part d'eau, on dissout divers composés, on ajoute des protéines thermocoagulables (par exemple, de la poudre de blanc d'oeuf), puis on termine la recette comme indiqué précédemment.

Le mécanisme physico-chimique ? D'abord les protéines stabilisent (relativement, toujours relativement, pour les émulsions) les gouttes d'huile dans la phase aqueuse, en se "dénaturant" : leurs parties hydrophobes viennent au contact de l'huile, et les parties hydrophiles restent dans la phase aqueuse. Puis la cuisson permet que les protéines "coagulent", qu'elles se lient par des liaisons disulfure, ce qui forme une matrice solide où l'émulsion est piégée : c'est cela, le gibbs, à savoir une émulsion gélifiée chimiquement.

Pourquoi le nom de Josiah Willard Gibbs ? 

Je l'ai donné quand j'ai commencé à donner des noms de chimistes ou de physiciens à des préparations que j'inventais : le personnage a été si important pour la physico-chimie qu'il fallait absolument qu'il ait un plat à son nom, mais il est vrai que l'attribution de son nom à ce plat particulier est un peu arbitraire. Non pas qu'elle soit usurpée : par exemple, Gibbs a effectivement publié un texte intitulé On the equilibrium of heterogeneous substances, dans les Transactions of the Connecticut Academy of Art and Sciences (vol 3, New Haven, 1874). Or l'émulsion nommée "geoffroy" prend de la stabilité (évolue vers l'équilibre, donc) quand elle est chauffée, formant manifestement un système hétérogène.

Et c'est ainsi que la chimie est belle !











Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)   

L'effet sucre

Suite à mon billet d'hier, les questions continuent, et je suis heureux de vous signaler l'effet sucre, qui est un effet très merveilleux qui se produit lorsqu'on  produit des pâtes.

Si nous prenons de la farine et de l'eau, nous voyons que nous pouvons faire une pâte. Plus  nous malaxons, plus cette pâte est dure : les molécules d'eau viennent ponter les molécules de protéines du "gluten", pour faire le réseau de gluten que l'on voit quand on fait  la lixiviation de ce pâton dans l'eau, selon l'expérience de Beccari et Kessel-Meyer du 18e siècle. Les grains d'amidon sont alors dispersés dans ce réseau "solide" de gluten.
Le système est une suspension solide.

Ajoutons du sucre : ce dernier, quand on malaxe la pâte, vient déloger l'eau de ses liaisons avec les protéines, pour faire un sirop, où les grains de farine sont dispersés... et la pâte se met à couler.
Cette fois, le système est devenu une suspension liquide.

Cet effet joue quand on fait des pâtes pour les tartes, avec du sucre : il en augmente la friabilité.


       












Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

La question de la stratégie scientifique : merci de contribuer !




Nous sommes je crois bien d'accord : le but des scientifiques est de faire des découvertes. Et, malgré les déclarations anarchistes et provocatrices de l'épistémologue Paul Feyerabend (Contre la méthode, Le seuil, 1979), les scientifiques ne font pas les choses au hasard, et ils ont des "méthodes", souvent rationnellement fondées sur la compréhension de la méthode des sciences de la nature, méthode qui innclut les étapes suivantes :
1. identification d'un phénomène
2. caractérisation quantitative de ce dernier
3. réunion des résultats de mesure en lois synthétiques
4. production de théories, par induction de mécanismes quantitativement fondés sur les lois
5. recherche de conséquences théoriques testables des théories
6. tests expérimentaux de ces conséquences théoriques

On le voit : le mouvement ainsi décrit est déjà une méthode.
Mais il y a mieux, car :
1. le ou la scientifique peut se situer à tout moment de ce grand mouvement
2. des idées stratégiques plus générales peuvent aider dans les divers mouvements élémentaires.

Ici, on rapporte le résultat de discussions personnelles avec nombre de scientifiques réputés. Les méthodes de découvertes sont données... mais non pas à des fins normatives, comme le craignait Feyerabend (il y a des gens qui ont toujours peur), mais, bien plutôt, comme des invitations positives à avancer d'un bon pas sur le chemin de la découverte

(1) Transforming adjectives and adverbs into quantitative parameters (introduction of new concepts);
2) Looking for the mechanisms of phenomena;
(3) Focusing on oddities, contradictions, discrepancies¦ and ''symptoms'';
(4) Designing new observational tools;
(5) Making science from a technical question;
(6) Refuting a theory;
(7) Solving a problem;
(8) Assuming that any fact, result, observation, phenomenonon should be considered as a particular example of general categories that we have to invent;
(9) Looking behind the ordinary: this means not accepting what was accepted;
(10) Making the contrary of what was always proposed;
(11) Looking deeply enough to what an experiment can reveal, and work deep enough to see the impact.
(12) C'est bien de voir l'arbre, mais il faut aussi voir la forêt  (JM Lehn)

Surtout, cette liste est en constitution : si vous avez connaissances d'autres possibilités, merci de me les envoyer, afin que nous ayons un corpus à transmettre aux jeunes scientifiques et à nous-mêmes :
icmg@agroparistech.fr






Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

mercredi 7 février 2018

Métiers de bouche ? Non, métiers du goût

Mes amis cuisiniers sont dans leur monde, mais je crois que nous ne perdons rien (litote) à connaître celui-ci.

Par exemple, dans les cercles culinaires, il est de la dernière grossièreté de mettre le pain à l'envers... parce que, disent-nos amis, ce n'est pas respecter le travail du boulanger. Pourquoi pas : cela ne coûte guère de mettre le main debout, comme il a été cuit.
# Par exemple, pour beaucoup de cuisiniers, le mot "cuistot" est du dernier péjoratif. Qu'à cela ne tienne : nous éviterons de l'utiliser, et nous gagnerons en beauté de langue, même si nous ne voyons pas l'offense.

 Cette introduction pour arriver à l'expression "métiers de bouche", qui est bien utilisée officiellement : on le trouve notamment sur le portail de l'Économie, des Finances, de l'Action et des Comptes publics. C'est dire.
Eh bien, malgré cela, des amis cuisiniers trouvent que la dénomination est scandaleuse, et ils auraient voulu "métiers de la gastronomie"... ignorant que la gastronomie n'est pas de la cuisine élevée, mais la connaissance raisonnée de tout ce qui se rapporte à l'être humain en tant qu'il se nourrit. Désolé, mais ce n'est donc pas une proposition recevable.

Que faire pour les consoler ? J'ai proposé d'utiliser plutôt "métiers du goût", qu'il s'agisse d'ailleurs de technique, de technologie ou d'art. Apparemment, mes amis y trouvent leur compte... et je vais donc rester à cette dénomination.







Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

Mousses au chocolat

Une question d'un correspondant, ce matin :

Quelle différence que peuvent avoir le beurre de cacao et la matière grasse butyrique de la crème sur la stabilisation d une mousse au chocolat?


Hélas mon correspondant fait des mousses au chocolat, et non pas des chocolats chantilly (https://www.agroparistech.fr/Le-chocolat-chantilly.html)... mais la réponse vaut pour les deux.

Partons d'une  mousse au chocolat. C'est une matrice de chocolat fondu, additionné de beurre et de jaune d'oeuf, où l'on a ajouté cette mousse  qu'est un blanc d'oeuf battu en neige.
Lors du refroidissement, le chocolat et le beurre recristallisent, ce qui fige l'ensemble... si la température est assez faible.
Dans mon livre "Mon histoire de cuisine" (Belin, Paris, 2014), je donne les domaines de stabilités de la matière grasse du chocolat (il fond entre 34 et 37 degrés) et de  la matière grasse du beurre (la fusion commence à -10 degrés et finit vers 55 degrés.
Autrement dit, le chocolat stabilise mieux la mousse... mais attention aux temps chauds  !






Ce matin, une question :


"Je vous écris au sujet d’une question concernant une émulsion H/E  (huile dans l’eau) dont la phase continue est partiellement sucrée.

Dans le cas d’une préparation contenant 70% d’huile, 30% d’eau, 10% de saccharose, et d’un tensioactif  est-ce que le l’huile va s’émulsionner avec les 30% d’eau ou  avec 20% à 25% d’eau  puisque le saccharose est reconnu pour retenir une partie de l’eau (retenir je ne sais pas si c’est le meilleur terme pour traduire le côté hygroscopique du saccharose)".

Ma réponse n'est au fond qu'une sorte de légende du schéma suivant :



Ce que j'ai d'abord représenté, c'est une émulsion de type huile (en jaune) dans eau (en bleu). En  pratique, faisons un "geoffroy", en fouettant de l'huile dans du blanc d'oeuf, par exemple : les protéines et les autres molécules sont  trop petites pour être représentées à cette échelle, où la taille des gouttes d'huile est entre 0,001 et 0,1 millimètres. 
Le schéma inférieur représente un fort grossissement du petit cercle : 
- le fond est noir, parce que, entre les molécules, il n'y a rien, du vide
- à gauche, les peignes à trois dents sont les molécules de triglycérides ; pour mieux faire, j'aurais dû les orienter dans toutes les directions, mais c'est un détail
- à droite, on voit les molécules de saccharose (en bleu) dispersées au milieu des molécules d'eau (une boule rouge avec deux boules blanches)
- je n'ai pas réprésenté les molécules de tensioactifs, mais elles seraient sur le trait jaune, sous la forme de "cheveux" (pour les protéines).

Reste à commenter  le : "le saccharose est reconnu pour retenir une partie de l'eau".  Cette phrase est à la fois discutable et peu claire.
Le "est reconnu" invite à demander  : par qui ? Et à rappeler que, en sciences, l'argument d'autorité ne joue pas. Les faits expérimentaux ont toujours raison.
D'autre part, le saccharose "retient" l'eau : que cela signifie-t-il ?
Ce qui est un fait, c'est que les molécules de saccharose sont "hérissées" (ce n'est pas représenté sur mon schéma) de groupes "hydroxyle", avec les atomes carbone du squelette liés à un atome d'oxygène lui-même lié à un atome d'hydrogène. Cela  donne au  saccharose une structure chimique très semblable à celle des molécules d'eau, au moins pour ce qui concerne les interactions avec les molécules voisines.
De ce fait, quand le sucre est dans l'air humide, il s'entoure de molécules d'eau de l'atmosphère, parce que les forces sont donc notables entre les molécules de saccharose et les molécules d'eau.
Dans de l'eau  liquide, les forces (nommées "liaisons hydrogène") permettent la solubilisation du sucre dans l'eau, à des concentrations considérables.
Finalement, on pourrait tout aussi bien dire que l'eau "retient" le sucre, ou que le sucre "retient" l'eau, mais je crois que le  mot "retient" est mal choisi. Il suffit de dire qu'il y a des liaisons entre les molécules de sucre et les molécules d'eau.

Et, finalement, je reviens à l'expérience : si vous faites un geoffroy, en fouettant de l'huile dans du blanc d'oeuf, vous pouvez ajouter autant de sucre que vous voulez jusqu'à atteindre la limite de solubilité dans la petite quantité d'eau (30 grammes pour un blanc environ) du blanc. Si l'on compte un litre de sucre par kilogramme d'eau, on voit qu'on peut facilement mettre 30 grammes de sucre pour un blanc émulsionné (soit un volume d'huile maximal de 600 grammes d'huile environ). Si l'on ajoute plus  de sucre, ce dernier restera sous la forme de cristaux non dissous. 







Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

mardi 6 février 2018

Mes inventions mensuelles

Je m'y perdais avec mes inventions données chaque mois (depuis 17 ans) à mon ami Pierre Gagnaire.

J'ai donc récapitulé ici celles qui ont des noms de chimistes (plus quelques unes qui sont souvent confondues) :



avogadro : royale dont on change le liquide
baumés : œuf stocké dans un alcool
berzélius : crème anglaise où l'on remplace le jaune d'oeuf par des protéines
chantillys : généralisation de la crème fouettée
braconnot : confiture à froid ou tomate mixée
cailletets : glace à l'azote liquide
caventous : vert de légume vertueux
chaptals : mousse de blanc d'oeuf foisonnée à l'extrême
chevreul : avec contraste simultané des goûts
cristaux de vent : chaptal cuit en meringue
debye : suspensions de microgels (dans O ou W)
degennes : perles d'alginate à coeur liquide
descartes : garniture de grosse pièce composée de cailles aux truffes à la sauce allemande, et servie dans des croustades
dirac : steak de protéines
faraday : ((G+S1+H) / E) / S2
ficks : petites boules de liquide dans une pâte à nouilles
fischers : gel d'un liquide additionné de caséines
florys : spaghetti gélifiés en tuyau
gauss : généralisation des millefeuilles
gay lussac : velouté foisonné
geoffroy : émulsion de blanc d'oeuf
gerhardts : systèmes feuilletés généralisant les pâtes feuilletées
gibbs : émulsion gélifiée chimiquement
grahams : des gibbs séchés
kesselmeyer : farine, eau, matière grasse, travailler, levure, travailler, fermentation, cuisson à la vapeur comme un Dampfnudeln
laplace : comme une omelette souflée, mais eau et protéines
lavoisier : royales extrèmes
lechatelier : végétal artificiel fait d'un matériau gélifié divisé, puis solidarisé avec un gélifiant
liebig : émulsion gélifiée physiquement
maillards : demi glaces de légumes
mendeleiv : infusions généralisées (huile, alcool…)
nollet : salade artificielle
onnes : flocons givrés
paré : émulsion dans une chair broyée
parmentier : avec farine sans gluten plus gluten de blé
pasteur : avec acide tartrique
peligot : caramels de glucose, fructose, etc
poiseuilles : les fibrés
pravaz : avec intrasauce
priestley : crème anglaise de viande ou poisson
quesnay : gougères ou choux dont l'oeuf a été remplacé par des protéines
thenard : coction à l'alcool
vauquelin : appareil de cristal de vent (chaptal) cruit aux micro-ondes
wöhler : sauce aux polyphénols
würtz : eau gélatine foisonnée

Une émulsion sucrée

Ce matin, une question :


"Je vous écris au sujet d’une question concernant une émulsion H/E  (huile dans l’eau) dont la phase continue est partiellement sucrée.

Dans le cas d’une préparation contenant 70% d’huile, 30% d’eau, 10% de saccharose, et d’un tensioactif  est-ce que le l’huile va s’émulsionner avec les 30% d’eau ou  avec 20% à 25% d’eau  puisque le saccharose est reconnu pour retenir une partie de l’eau (retenir je ne sais pas si c’est le meilleur terme pour traduire le côté hygroscopique du saccharose)".

Ma réponse n'est au fond qu'une sorte de légende du schéma suivant :



Ce que j'ai d'abord représenté, c'est une émulsion de type huile (en jaune) dans eau (en bleu). En  pratique, faisons un "geoffroy", en fouettant de l'huile dans du blanc d'oeuf, par exemple : les protéines et les autres molécules sont  trop petites pour être représentées à cette échelle, où la taille des gouttes d'huile est entre 0,001 et 0,1 millimètres. 
Le schéma inférieur représente un fort grossissement du petit cercle : 
- le fond est noir, parce que, entre les molécules, il n'y a rien, du vide
- à gauche, les peignes à trois dents sont les molécules de triglycérides ; pour mieux faire, j'aurais dû les orienter dans toutes les directions, mais c'est un détail
- à droite, on voit les molécules de saccharose (en bleu) dispersées au milieu des molécules d'eau (une boule rouge avec deux boules blanches)
- je n'ai pas réprésenté les molécules de tensioactifs, mais elles seraient sur le trait jaune, sous la forme de "cheveux" (pour les protéines).

Reste à commenter  le : "le saccharose est reconnu pour retenir une partie de l'eau".  Cette phrase est à la fois discutable et peu claire.
Le "est reconnu" invite à demander  : par qui ? Et à rappeler que, en sciences, l'argument d'autorité ne joue pas. Les faits expérimentaux ont toujours raison.
D'autre part, le saccharose "retient" l'eau : que cela signifie-t-il ?
Ce qui est un fait, c'est que les molécules de saccharose sont "hérissées" (ce n'est pas représenté sur mon schéma) de groupes "hydroxyle", avec les atomes carbone du squelette liés à un atome d'oxygène lui-même lié à un atome d'hydrogène. Cela  donne au  saccharose une structure chimique très semblable à celle des molécules d'eau, au moins pour ce qui concerne les interactions avec les molécules voisines.
De ce fait, quand le sucre est dans l'air humide, il s'entoure de molécules d'eau de l'atmosphère, parce que les forces sont donc notables entre les molécules de saccharose et les molécules d'eau.
Dans de l'eau  liquide, les forces (nommées "liaisons hydrogène") permettent la solubilisation du sucre dans l'eau, à des concentrations considérables.
Finalement, on pourrait tout aussi bien dire que l'eau "retient" le sucre, ou que le sucre "retient" l'eau, mais je crois que le  mot "retient" est mal choisi. Il suffit de dire qu'il y a des liaisons entre les molécules de sucre et les molécules d'eau.

Et, finalement, je reviens à l'expérience : si vous faites un geoffroy, en fouettant de l'huile dans du blanc d'oeuf, vous pouvez ajouter autant de sucre que vous voulez jusqu'à atteindre la limite de solubilité dans la petite quantité d'eau (30 grammes pour un blanc environ) du blanc. Si l'on compte un litre de sucre par kilogramme d'eau, on voit qu'on peut facilement mettre 30 grammes de sucre pour un blanc émulsionné (soit un volume d'huile maximal de 600 grammes d'huile environ). Si l'on ajoute plus  de sucre, ce dernier restera sous la forme de cristaux non dissous. 







Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

lundi 5 février 2018

A propos des Hautes Etudes de la Gastronomie

Les Hautes Etudes de la Gastronomie ? Un programme de formation au plus haut niveau, porté par une collaboration de l'Université de Reims-Champagne Ardennes et par l'Ecole du Cordon bleu.
L'idée ? Réunir les meilleurs intellectuels du champ de la gastronomie, toutes disciplines, pour arriver à une formation sanctionnée par un Diplôme Universitaire.

Je vous invite évidemment à visiter le site... mais en attendant, voici un témoignage reçu ce matin :




"It's been a while since I attended the Hautes Etudes du Gout program, but even now, when writing this, I still feel the thrill of it. And being the first in my country to take part in the HEG only intensified the excitement.

Therefore, I must confess I came to the HEG with high expectations - that's why I chose to do it, after all. However, to my surprise, even from the beginning, my expectations were exceeded, and as the days went by, I found myself immersed in an incredible universe of discovery and exploration, of knowing more and becoming more. The richness and complexity of the lectures, the overwhelming expertise of the lecturers, their willingness to openly share with us their vast research, their impressive discoveries, their fascinating work, turned every class into a real indulgence. What is more, the invaluable experiences like workshops, visits, demonstrations, and the memorable educational meals only added up to the learning process, turning it into a unique adventure. One filled with great lessons and lifelong memories.

Was it easy?  Of course not. In fact, I believe the most frequent word I heard during the HEG was "intense." We all wanted to soak up every bit of information - and indeed, we had so much to process over the two weeks. Learnings and topics that sparkled long talks after the classes, meaningful conversations, enriching debates with the colleagues - they all contributed to enhancing the atmosphere and creating the right space for thriving.

Because another significant aspect of the HEG is its multicultural, diverse environment, with like-minded, passionate people having different backgrounds and coming from all over the world. This led not only to great joy but also to beautiful friendships with amazing people, both as persons and as professionals. Having the opportunity to meet each and every one of them, and share this experience together, inspired me so much.

I attended the HEG to learn about gastronomy at the highest level. But in the end, I came back home learning so much more than this: learning about life, people and about myself. And now, as I'm working on my HEG thesis, I recall two words that Mr. Herve This wrote on a book he kindly agreed to sign for me - two words still gravitating in my mind to this day, like a mantra: "Celebrate knowledge!". HEG will keep feeding your hunger for knowledge months after the program ends because attending the HEG is indeed like going to a sumptuous banquet of knowledge."

Mélange de matières grasses

Les huiles alimentaires sont-elles toujours miscibles ? 

La question culinaire simple est en réalité d'une belle complexité physico-chimique, parce que l'idée classique d'énergie est battue en brèche... et que nous verrons que le problème est résolu d'emblée (autrement dit, tout ce que je vais expliquer pour commencer est parfaitement inutile en vue de répondre à la question posée ; désolé).

Au départ, il y a la question de la miscibilité. Pourquoi du vin se mélange-t-il à de l'eau, mais pas de l'huile ? La question est difficile, et elle n'a été élucidée qu'il y a une dizaine d'années.

Commençons par une idée simple : une bille en haut d'une montagne roule vers le bas. Pour expliquer ce fait d'expérience, les physiciens ont introduit une notion, l'énergie potentielle", et établi une "loi de la nature", à savoir que les systèmes évoluent vers les états où l'énergie potentielle est inférieure. Dit ainsi, on ne semble pas avoir gagné grand chose, à part rendre abstrait ce qui était concret... mais ce sentiment n'est pas juste : il résulte du fait que la vulgarisation scientifique veut donner les résultats avec des mots, de sorte qu'il n'est pas étonnant que les mots ressemblent  aux mots. En réalité, derrière l'idée de l'énergie potentielle, il y a des quantités, des équations dont je vous prive (oui, je dis bien : je vous en prive, parce que la beauté des équations est merveilleuse).

Pour les atomes, c'est un peu pareil que pour les billes et les montagnes : de même, les atomes s'associent en molécules quand il y a des possibilités de liaison chimique sont satisfaites, et les physico-chimiste ont introduit une sorte d'énergie potentielle chimique, ce que l'on  nomme aussi des forces de liaisons chimiques. Les liaisons les plus faibles sont nommées liaisons de van der Waals, et il y en a entre les molécules de l'huile (ce que l'on nomme des triglycérides, mais j'y reviendrai) ; puis il y a des "liaisons hydrogène", par exemple entre les molécules d'eau, plus fortes que les précédentes ; et puis, beaucoup plus fortes, les "liaisons covalentes", c'est-à-dire les liaisons qui lient les atomes entre eux pour former des molécules, au lieu simplement de faire coller les molécules entre elles, comme dans les liquides ; enfin les forces électrostatiques, pour les atomes ou molécules chargés électriquement, ce qui assure la solidité des cristaux de sel, par exemple.

Cette première description permet d'expliquer certains phénomènes : par exemple, s'il n'y avait pas de liaisons hydrogène entre les molécules d'eau, qui sont de petites molécules, l'eau s'évaporerait quasi instantanément. Les liaisons hydrogène sont comme une sorte de glu, entre les molécules d'eau.
De même, pour les molécules d'huile, les liaisons de van der Waals sont une colle, bien plus faible... mais l'huile ne s'évapore guère, parce que les triglycérides sont de très grosses molécules, bien plus lentes (à température ambiante) que les molécules d'eau.
Examinons maintenant la constitution de ces molécules. Pour l'eau, c'est simple : chaque molécule d'eau est faite d'un atome d'oxygène lié à des atomes d'hydrogène, en une structure en forme de V. A la température ambiante, la vitesse moyenne des molécules d'eau est de 650 mètres par seconde.
Pour les molécules de triglycérides, la structure des molécules est plus compliquée : il faut imaginer une sorte de peigne avec des dents souples. Le manche est fait de trois atomes de carbone enchaînés linéairement, et chaque atome de carbone est lié par un atome d'oxygème à une longue chaîne d'atomes de carbone qui sont eux mêmes liés à un, deux ou trois atomes d'hydrogène. J'omets volontairement des détails, pour signaler seulement que de telles molécules ont un nombre d'atomes de carbone total de l'ordre de 20 à 100, avec un peu plus d'atomes d'hydrogène, et six atomes d'oxygène. Bref, une telle molécule est bien plus grosse qu'une molécule d'eau, et bien plus lente, aussi : la vitesse moyenne est seulement de 90 mètres par seconde.
En quoi cela fait-il une différence ? Imaginons que nous avancions assez lentement, en ligne droite, et que nous passions près d'un ami, que nous cherchons à attraper seulement en fermant les doigts. Si notre énergie de vitesse est faible, alors nous pourrons en entraîner notre ami avec nous ; en revanche, si nous allons très vite, nous ne parviendrons pas à l'entraîner. De même, des molécules lentes sont très sensibles aux liaisons possibles, même quand elles sont faibles, comme dans l'huile. Et comme les molécules de triglycérides peuvent donc s'attacher les unes aux autres, elles ne s'évaporent pas, sauf à atteindre environ 300 à 400 degrés.

Avec cela, nous en savons assez pour revenir à la question initiale, sur la miscibilité. Considérons de l'eau, et imaginons que nous voulions y mettre une molécule de triglycéride. Quand la molécule de triglycéride arrive dans l'eau, elle établit des liaisons de van der Waals avec les molécules d'eau... ce qui nous conduirait à penser que l'huile peut se dissoudre dans l'eau... Mais cela est réfuté par les faits !

Pourquoi l'huile ne se dissout-elle alors pas dans l'eau ? Parce que, quand la molécule de triglycéride est introduite dans l'eau, elle oblige les molécules d'eau à se disposer autour d'elle d'une façon spécifique, déterminée par la structure moléculaire du triglycéride. Or c'est une découverte essentielle de la physique du 19e siècle que d'avoir compris que le monde évolue spontanément vers le désordre, pas vers l'ordre. Une molécule de triglycéride qui ordonnerait des molécules d'eau ferait évoluer le monde vers un état plus ordonné... ce qui "coûterait" de l'"énergie de désordre"... de sorte que cela n'arrive pas, en pratique.
Bref, si l'huile ne se dissout pas dans l'eau, c'est une question d'"énergie de désordre". Et nous avons maintenant les deux idées indispensables pour savoir si les huiles sont miscibles entre elles...

 A cela près que tout ce que je viens d'expliquer est inutile, comme je l'avais annoncé initialement. Nous aurions dû commencer par analyser que chaque huile est déjà un mélange d'un nombre parfois très grand de triglycérides différents. Et si on mélange deux mélanges, qui sont des mélanges de triglycérides distincts seulement par la proportion des divers triglycérides, pourquoi ne se mélangeraient-ils pas, alors qu'ils sont les mêmes constituants ?




Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)