Ces temps-ci, on voit apparaître le terme fautif de "gélatine
végétale". J'invite mes amis à ne pas l'utiliser, sous peine de paraître
bien ignorants... et de se condamner à l'échec technique.
Au
fond, je fais un peu la fine bouche, car la popularisation de cette
expression "gélatine végétale" est une sorte de couronnement : c'est la
preuve que la cuisine moléculaire a gagné,
qu'elle est partout, ce qui est donc une explication suffisante pour
expliquer qu'elle ne soit plus nulle part. De même, après que le gaz a
été mis à tous les étages, on ne l'a plus signalé, parce que cela était
devenu inutile. De même pour la cuisine moléculaire : il y a partout,
dans les cuisines, des siphons, de la basse température, et les
gélifiants dont on m'accusait de vouloir empoisonner le monde avec. Ces
derniers, notamment, sont vendus jusque dans les supermarchés ; ils
sont si populaires que l'on en vient à les confondre avec la gélatine,
qu'on les dénomme fautivement du nom de cette dernière, dont on oublie
aussi qu'elle fut un jour moderne.
Tout cela est confus, je vais expliquer en détail.
Un peu d'histoire
Jusque
dans les années 1970, on faisait les aspics ou les bavarois à l'aide de
pieds de veau. Il fallait cuire longuement les pieds dans de l'eau
chaude, puis filtrer, clarifier, etc. C'était un procédé bien long, qui
suscita bientôt la création d'usines qui se mirent à extraire et vendre
la gélatine : en feuilles, en poudre. La gélatine ? C'est en effet la
matière gélifiante du pied de veau et d'autres tissus animaux, de sorte
que l'on n'avait plus qu'à utiliser des feuilles ou de la poudre pour
obtenir, en quelques secondes, le résultat qu'on mettait auparavant des
heures à atteindre.
Puis, dans les années 1980, j'ai vu qu'il
existait de nombreux autres gélifiants : caraguénanes, alginates,
agar-agar, gommes de guar, de caroube, etc., et c'est ainsi que je me
suis retrouvé un jour à aller proposer à une des principales
associations de cuisiniers français d'utiliser ces produits. L'accueil
fut amical, et la réponse fut négative. J'étais naïf et désolé. Car,
alors que je n'avais rien à vendre, que je pensais aux progrès de la
profession, je voyais bien des intérêts à l'emploi de ces composés : au
choix, on pouvait faire des gels clairs, transparents, opaques,
cassants, élastiques, mous... Bref, il me semblait que le cuisinier
pouvait trouver plus de notes sur son piano qu'il y en a dans un
triangle!
Ajoutons que ma proposition d'employer ces produits était une partie de ma volonté de rénover les techniques culinaires, ce que j'ai nommé "cuisine moléculaire".
Oui, la cuisine moléculaire voulait seulement (OK, ce n'est pas rien)
rénover les techniques culinaires, avec l'hypothèse supplémentaire que
l'on fait mieux ce que l'on comprend !
Finalement, j'ai
parfaitement réussi mon coup, et la cuisine moléculaire s'est
merveilleusement développée, comme une application de cette discipline
scientifique, branche de la physico-chimie, qu'est la gastronomie
moléculaire (je répète qu'il y a une différence essentielle entre les
deux : la science et la technique ne se confondent pas, et il faut être
bien aveugle -volontairement ?- pour ne pas comprendre la différence).
Parlons de gélifiants d'origine végétale
Aujourd'hui,
on parle donc de "gélatine végétale", et je devrais en être content,
mais l’expression me choque parce qu'elle est fautive, et que cette
erreur terminologique engendre des déboires techniques.
Faisant l'hypothèse qu'un bon technicien mérite de comprendre les outils qu'il emploie,
et que les noms de ces outils sont importants au même titre que leurs
caractéristiques, je veux expliquer pourquoi il faut parler de gélifiant
végétal, et non de gélatine végétale (une gélatine végétale, cela
n'existe pas !).
La gélatine n'est pas végétale : c'est une
matière extraite des tissus animaux et faite d'une protéines collagène,
modifiée à des degrés divers par la cuisson qui l'extrait des tissus
animaux.
La gélatine est agent gélifiant, ce qui signifie qu'elle
permet de faire gélifier des solutions aqueuses, afin d'obtenir ce que
l'on nomme des gels. La gélatine est de nature protéique, animale, et
elle a des caractéristiques particulières, que les cuisiniers
connaissent bien, et au nombre desquelles on compte sa capacité à
fondre à une température voisine de celle de la bouche, ce qui permet
d'obtenir des gels fondants, par conséquent.
Les autres gélifiants
(ou agents gélifiants) ne sont pas tous de nature protéique. Par
exemple, l'amidon, la fécule, faits de molécules d'amylose et
d'amylopectine, permettent de produire des gels que l'on nomme en
l'occurrence des empois. Et, comme je le disais, il y a bien d'autres
agents gélifiants que l'on peut extraire des plantes ou des algues.
Souvent, ces composés sont des polysaccharides, de la même famille que
l'amidon, et pas des protéines. Ce ne sont donc pas des gélatines. Et
voilà pourquoi il est fautif de parler de protéines végétales.
De
surcroît, il faut que je signale que je viens de voir de ces sites qui
vendent ces produits mal nommés : j'y ai vu qu'une des matières proposée
sous ce nom fautif est en réalité faite de deux composés, et non pas
d'un seul. Je n'ai rien à redire à ce mélange, surtout si cela donne des
propriétés qu'un seul des deux composés n'aurait pas eu, mais il y a
lieu d'être prudent et vigilant avec le commerce, qui est parfois
déloyal, soit par ignorance soit par volonté : un mélange de composés
n'est pas un gélifiant, mais un mélange de gélifiants. En l’occurrence,
j'ai vu que les deux composés du mélangé à la désignation fautive
étaient d'origine végétale, de sorte qu'on n'a pas à critiquer ce terme
sauf à dire qu'il est un peu ambigu, car les produits sont plutôt "issus
de végétaux", que "végétaux" eux-mêmes.
Est-ce ratiociner exagérément ? Je ne le crois pas, car il en va d'abord de la loyauté, de l'honnêteté.
D'autre part, la discussion que nous faisons ici est en réalité une
manière d'aider mes amis à choisir les outils dont ils feront usage. Il
faut surtout dire que le mode d'emploi d'un gélifiant d'origine
végétale, fait d'un ou de plusieurs composés, n'est pas du tout celui de
la gélatine, et que l'on ferait une erreur en le mettant en œuvre de la
même façon.
Il y a un mode d'emploi, particulier, pas difficile, mais particulier.
Et c'est ainsi qu'avec des gélifiants variés, bien compris, bien utilisés, la cuisine sera encore plus belle !
Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
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mercredi 14 février 2018
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