La question de la créativité ou de l'innovation est lancinante, mais je m'en suis largement expliqué dans mon livre
Cours de gastronomie moléculaire N°1 : Science, technologie, technique (culinaires) : quelles relations ?
(Quae/Belin) : ce livre est un manuel pratique d'innovation, en ceci
qu'il introduit une méthode quasi automatique pour y parvenir.
Plus
généralement, les "méthodes" sont des méthodes qui nous portent : il
nous suffit de les mettre en oeuvre. Et voilà pourquoi, pour les
étudiants, je propose que les parties "Informations" des cours soient
sans intérêt, alors que les notions, concepts, méthodes sont les outils
qu'ils doivent apprendre à utiliser.
En science,
aussi, cette question de la "créativité" est sans cesse discutée, et de
très nombreux collègues ont souvent évoqué devant moi la difficulté
d'avoir des questions de recherche, à moi qui, hélas, en déborde, au
point que je propose de penser que le principal problème n'est pas de
trouver une question de recherche, mais plutôt de savoir sélectionner
(voir des billets précédents, notamment à propos de bonnes pratiques en
sciences de la nature, et tout particulièrement à propos de la première
étape du travail) quelle question de recherche a un potentiel suffisant
pour conduire à la découverte.
Et en cuisine ? Il y a un
étrange paradoxe, à savoir que les cuisiniers suivent les recettes...
alors que ces dernières sont bien impossibles à suivre, comme je l'avais
largement montré dans mon livre
Révélations gastronomiques
(Belin) : les quantités font tout, mais impossible de décrire la
quantité de cannelle, tant cette dernière est "concentrée" ; impossible
de décrire même la quantité de farine, puisque ces dernières absorbent
l'eau très différemment selon leur teneur exacte en "gluten", par
exemple ; impossible de prescrire un goût, quand une asperge de début de
saison ne ressemble pas à une asperge de fin de saison, quand la
qualité des produits est si essentielle et si variable. De cette
variabilité résulte souvent l'échec des recettes.
Pour
en revenir à la créativité, je propose aujourd'hui de partir d'une
déclaration qui m'a été "offerte" par quelqu'un que j'invitais à
participer au Septième Concours international de cuisine note à note :
"En
cuisine je ne sais pas inventer. J'ai besoin d'avoir une recette toute
faite que je suis à la lettre. Je ne m'y connais pas assez pour me
permettre d'inventer."
Merveilleuse déclaration, qui me conduit aussitôt à inviter tous mes amis à lire ou à relire l'extraordinaire
Thééthète de
Platon (je n'en dis pas plus : ce qui ont lu le dialogue savent ce
qu'il y a dedans, en substance, et les autres auront le plaisir de le
découvrir).
Repartons de l'observation : "En cuisine,
je ne sais pas inventer". J'ai bien peur que cette déclaration
ressemble à l'observation que je me faisais alors que je finissais mes
études de chimie physique, et que je me disais : "Nos prédécesseurs ont
découvert la relativité générale, la mécanique quantique... Que nous
reste-t-il à faire ?
Dans un billet précédent, j'ai bien expliqué
que chaque déclaration théorique peut être réfutée, de sorte que la
science n'aura jamais de fin, et que les questions scientifiques
fourmillent, de sorte que mon sentiment de fin d'études était tout à
fait déplacé, et faisait surtout état de mon insuffisance
épistémologique (mais, aussi, de celle de mes enseignants, puisque nous
étions quasiment toute la promotion à partager mon sentiment).
Oui,
si, étudiant, nous avons le sentiment de ne pas savoir "inventer",
c'est bien que nos études ne nous ont pas donné le sentiment que, au
contraire, nous avons tout en main pour le faire. Et voilà aussi
pourquoi les TPE et le TIPE sont d'essentiels outils pédagogiques, qui
doivent contribuer à éviter aux étudiants d'avoir ce sentiment.
Bref, en cuisine, comment inventer ? La question est vaste, et je propose de ne pas traiter la question de deux façons :
- d'abord, en partant d'un lot d'ingrédients classiques
- ensuite, en partant des composés donnés aux concurrants du Concours de cuisine note à note.
A
partir d'ingrédients classique, nous pourrions nous donner de la viande
de boeuf et des carottes. Qu'en faire ? De la viande de boeuf peut être
divisée et servie crue (pas besoin de connaissances particulières pour
savoir que les tartares existent) ou être cuite entière ou divisée.
Cuite ? Elle peut être bouillie, pochée, sautée, braisée, rôtie...
Tout dépend en réalité de quelle viande il s'agit : tendre (à griller, donc) ou dure (à braiser) ?
Pour
les carottes, même question, mêmes réponses. Puis se pose la question
de savoir si nous voulons cuire ensemble carottes et viande, ou si nous
préférons les cuire séparément et les réunir ensuite. Les deux options
sont possibles, mais on comprend que la cuisson simultanée est plus
"paresseuse", ou "économe", selon le point de vue. Reste la question de
savoir quels autres ingrédients ajouter... si nous en avons l'envie. Du
sel, poivre, bouquet garni ? Cela est presque un catéchisme, mais, au
fond, pourquoi ?
Je propose plutôt de penser que tout est
possible et que seul notre goût compte ! Le sel est effectivement utile,
sensoriellement, parce qu'il interagit avec les autres récepteurs de la
saveur, rehausse les sucrés (dans la carotte, il y a les trois sucres
glucose, fructose, saccharose) et affaiblit les éventuelles amertumes,
mais aussi parce qu'il conduit au relargage plus intense des composés
odorants, de sorte que les plats prennent du "goût".
Le poivre ?
Il a sa raison d'être, notamment parce qu'il stimule les récepteurs
trigéminaux (les piquants, les frais), et le cuisinier alsacien dit bien
que, pour un plat, il faut une partie de violence, trois parties de
force, neuf parties de douceur.
Le poivre apporte de la violence,
et l'on devra sans doute recourir à un brunissement des viandes ou des
carottes pour faire de la force, si l'on n'ajoute pas d'autres
ingrédients.
Mais au fait, pourquoi ne pas ajouter, ail, oignons, échalotes, poireaux, etc.? Aucune loi ne nous l'interdit.
D'ailleurs,
aucune loi n'interdit d'ajouter du sucre dans le plat qui semble
condamné à être salé... alors que nous pourrions faire un dessert. Oui,
un dessert avec de la viande...
Pour "inventer", pour
être créatif, on voit donc une règle : ne jamais supporter les règles,
et les utiliser, même, pour les prendre à rebours.
Dépassons
le cas particulier de la viande de boeuf et des carottes. Plus
généralement, soit des ingrédients I1, I2... In ; qu'en faire ? Chaque
ingrédient peut être divisé et transformé individuellement. Ce qui
conduirait à des Ii,1, Ii,2... Ii,k, et donc à des assemblages de la
forme I1,α, I2,β... In,ξ.
Les transformations ? Nous les avons
évoquées. Les ingrédients ? Soit nous regardons ce que nous avons dans
le réfrigérateur et le garde manger, soit nous allons au marché, et nous
établissons une liste. Ce n'est pas le choix qui manque, bien au
contraire : c'est l'abondance, l'excès de choix. Il nous faut un critère
pour choisir, et tout critère convient, entre le lancer de dé, ou
l'analyse physiologique, ou l'analyse de modes...
Passons
maintenant aux ingrédients de la cuisine note à note, en restant sur
les ingrédients dont disposaient les concurrents du Troisième Concours
international de cuisine note à note.
Il y avait des protéines,
des polyphénols, de l'octénol. Les protéines ? Elles coagulent quand
elles sont chauffées en présence d'eau, mais on sait que leur pyrolyse
conduit à des goûts puissants. Les polyphénols ? Ajoutés à de l'eau, on
dirait un début de sauce au vin. L'octénol ? Un puissant goût de
sous-bois, de champignons.
Je ne sais pas pourquoi, mais cela me fait penser à de la viande avec une sauce au vin et des champignons.
Par
exemple, grillons quelques protéines pour leur donner un goût de
viande grillée. Puis ajoutons ces protéines pyrolysées à des protéines
non transformées et à de l'eau, à raison de 50 pour cent de chaque
ingrédient, histoire de faire comme dans les viande. Faisons une galette
épaisse que nous salons, poivrons, et cuisons pour faire coaguler.
Nous
obtenons une galette qui a la consistance d'une viande. Divisons en
cubes, puis mettons ces cubes dans une "sauce" faite d'eau, de
polyphénols, d'un peu d'octénol, de glucose et de saccharose (puisque
les végétaux apportent toujours ces sucres), ajoutons des protéines dans
la sauce, comme nous le ferions avec du jaune d'oeuf ou avec la
gélatine d'un pied de veau, et cuisons en touillant, afin que la
coagulation des protéines dissoutes épaissise la sauce. Ca y est, nous
avons un plat.
La morale de
toute cette affaire ? C'est que n'importe qui peut arriver à cette
proposition -et à mille autres- avec des connaissances élémentaires, à
savoir que les protéines peuvent coaguler, que les végétaux apportent
des saccharides, disons des sucres, que les viandes sont faites d'autant
de protéines que d'eau. Rien de difficile.
Oui, ce
qui manque, c'est donc la méthode, et je propose que cette méthode
soit le "soliloque"... mais c'est là un point que je devrai évoquer plus
tard, dans un autre billet.
Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces
(un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes
de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la
cuisine)