Je préfère souvent poser des questions épineuses, parce que c'est le moyen d'être vraiment honnête, et de ne pas céder à cette mauvaise foi qui contribue à notre humanité.
En matière de cuisine note à note, la tentation est forte de nous réfugier dans un traditionnel confortable, routinier, acquis dès l'enfance, rassurant. Mais je veux ici poser la question de fond :
A-t-on vraiment besoin de la cuisine note à note ?
Il est essentiel que, proposant cette cuisine, je ne cherche pas à me convaincre moi-même que la cuisine note à note est importante et que, au contraire, j'examine publiquement les faits.
Les faits sont notamment ces dix milliards d'êtres humains en 2050, cette crise de l'eau et cette crise de l'eau qui sont annoncés. Devons-nous y croire ? Il faut examiner la question, mais le fait que ces prévisions soient faites par des organismes indépendants doit nous inciter à un peu de confiance. D'ailleurs, soyons honnêtes : ce ne sont pas dix milliards d'être humains sur la Terre, qui sont annoncés, mais, plus justement, entre 8 et 11 milliards. Oui, j'ai arrondi.
C'est un autre fait que l'Union européenne a annoncé dans ses programmes de recherche, lancés en avril 2014, un appel d'offre sur le remplacement des protéines animales par des protéines végétales. L'Union européenne ne lancerait pas des appels d'offres, avec des millions d'euros à la clef, pour des travaux inutiles !
C'est un fait, encore, que l'économiste Pierre Combris, de l'INRA à Vitry, a modélisé que les protéines animales ne seront pas à suffisance pour l'humanité, et que ce remplacement des protéines animales par des protéines végétale s'impose rapidement. Or si l'on dispose de protéines végétales, il faudra les cuisiner, et l'emploi de protéines végétales ne se fera que par l'ajout à des végétaux classiques à ou à des fractions de ces derniers. Dans le premier cas, on n'a pas une cuisine note à note véritable, mais, dans le second cas, nous y sommes en plein.
Une référence ? La voici : http://www.academie-agriculture.fr/seances/la-cuisine-note-note-questions-nutritionnelles-toxicologiques-economiques-politiques.
Si l'on met de côté, pour quelques années, ces questions qui s'imposeront un jour, la cuisine note à note présente-t-elle un intérêt ?
Sur le marché de l'art (car il faut admettre, d'une part, qu'il y a art culinaire, et, d'autre part, qu'il y a un marché, les « chefs artistes » ne pouvant exercer leur art que s'ils ont une clientèle), des nouveautés sont nécessaires. Pour certains, il s'agit de la nouveauté pour la nouveauté, tant il est vrai que la nouveauté capte l'être humain : c'est ainsi que les journaux, les radios, les télévisions, une partie d'internet, vendent leurs nouvelles d'autant mieux qu'elles sont plus fraîches. De ce point de vue, la cuisine note à note s'impose absolument, puisque c'est la seule nouveauté technique des dernières années (je parle de vraie nouveauté, pas de détail nouveau).
D'autres artistes culinaires cherchent à partager des émotions, plus sincèrement, et, à cette fin, ne comptent que les moyens techniques qui permettront d'exprimer ces émotions. Il y a là des questions de mode, de tendance, d'air du temps...
La cuisine note à note étant dans l'air du temps, elle est sans doute un atout pour ces cuisiniers. Pas complètement essentielle, mais certainement dans le champ des nouveaux possibles. Puis il y a la question technique. Et là, la cuisine note à note a des atouts : n'avons nous pas fait un soufflé d'une belle couleur en moins de deux minutes, avec les « Etoilés d'Alsace », à la fin du mois de février 2014 ? La sauce wöhler, que Pierre Gagnaire sert notamment avec du homard rôti, n'est-elle pas d'une simplicité technique extrême, d'une rapidité d'exécution parfaite, à défaut d'être d'une facilité artistique totale, puisque tout est dans le dosage des ingrédients ?
Pour la recette, voir http://www.pierre-gagnaire.com/fr#/pg/pierre_et_herve/travaux_precedents/50
Là, il faut s'arrêter un peu : avec la cuisine note à note, on peut effectivement préparer des mets en quelques secondes, mais c'est également le cas quand on grille un steak. On peut aussi y passer des heures, tout comme en cuisine classique. Ce n'est donc pas la rapidité d'exécution qui impose la cuisine note à note ; il faut le dire.
Inversement, et j'en arrive au sujet du jour, il y a la question de la précision technique du goût, qui est, cette fois, essentielle pour l'art culinaire. Imaginons que l'on veuille donner un peu de violence à un plat, car nous savons tous bien qu'il en faut : un peu de piquant, un peu d'amertume, d'astringence, d'acidité... Classiquement, pour le piquant, le cuisinier a la ressource des poivres, des piments et de quelques autres ingrédients (wasabi, roquette, cresson...). Toutefois l'usage d'un poivre apporte non seulement le piquant désiré, mais aussi des goûts, des odeurs, des saveurs. C'est comme si un chef d'orchestre, voulant faire entendre un sol n’avait d'autre ressource que d'utiliser une trompette, avec son timbre très particulier. Dans nombre de circonstances, la trompette est hors sujet, même bien jouée, car c'est la hauteur du son qui importe et non l'instrument. De même, l'artiste culinaire peut avoir besoin d'un piquant, et d'un piquant très particulier, qui est celui du poivre, et il ne veut pas de l'odeur et du goût du poivre.
Alors la solution s'impose évidemment : la cuisine note à note a l'avantage de proposer l'usage de la pipérine, qui est le piquant du poivre sans l'odeur, sans la saveur, sans l'astringence, sans l'amertume du poivre. C'est un avantage car les cuisiniers ont bien observé que le poivre mis plus de huit minutes dans une préparation chaude donne de l'amertume et de l'astringence déplacés. La pipérine, elle, ne produit pas ces sensations, car ces dernières sont données par les composés phénoliques, qui accompagnent la pipérine dans le poivre, et sont absents quand on utilise de la pipérine pure.
Au fait, la pipérine ? C'est un composé présent dans les poivres, et c'est même le principal composé piquant des poivres. Comment cette pipérine se retrouve-telle finalement dans des bocaux à l'usage des cuisiniers ? Le plus simple est de l'isoler à partir de matière végétale, notamment à partir des grains de poivre. Alors la préparer ? Ne suffisait -il pas d'utiliser du poivre ? On a déjà répondu à la question, mais ajoutons que le poivre fraîchement préparé renferme des composés qu'il n'a plus quand il est stocké longtemps. Or le poivre ne se produit pas à Paris, comme le croient les petits marquis nés la cuiller en argent dans la bouche, mais dans des pays lointain, de sorte que la préparation de la pipérine à partir du poivre, dans ces pays, conduira à une meilleure valorisation de la production végétale de ces pays. C'est un peu comme avec les haricots verts et les petits pois appertisés : si la transformation est bien faite, leur contenu en chlorophylles, par exemple, est souvent bien supérieur à celui de ces légumes, bio ou pas, qui traînent sur les étals parisiens, après un long voyage. Pour insister encore un peu, on dira qu'il est bien dommage de payer cher du poivre qui aurait perdu ses qualités, piquantes notamment, parce que ces propriétés ont été perdues pendant les stockages et transport. Ajoutons que l'on pourrait aussi synthétiser chimiquement de la pipérine, c'est-à-dire partir de composés élémentaires, et produire des molécules de pipérine, en réorganisant les atomes des réactifs. Est-ce gênant ? La pipérine produit des deux façons, à partir du poivre ou par synthèse, est toujours la pipérine. Cela signifie que toutes les molécules du produit sont identiques, sont toutes des molécules faites des mêmes atomes, organisés de la même façon, avec exactement les mêmes propriétés sensorielles. Personnellement, je ne verrais donc aucun intérêt à ce que l'on me dise que la pipérine soit de synthèse ou d'extraction, puisqu'il s'agit de la même matière. La seule différence pourrait résider dans les « impuretés » qui accompagneraient les molécules de pipérine de mon flacon. Et, là, il n'est pas dit que la pipérine végétale soit supérieure à la pipérine de synthèse, car l'extraction aurait sans doute laissé, avec les molécules de pipérine, des molécules de biens d'autres composés d'origine végétale.
Qui sait si ces composés ne seraient pas toxiques ? Qui sait si ces composés ne seraient pas des perturbateurs endocriniens naturels ? Là, j'admets que je souris : il y a des mots si souvent utilisé par les marchands de peur qu'il est vraiment trop facile de les employer dans une argumentation. D’ailleurs pour continuer à être parfaitement honnête, il faut dire que la synthèse aussi apporte des composés qu'il faudra séparer. Il y a donc match nul, et c'est le soin de la préparation de la pipérine qui déterminera la qualité de cette dernière. Il faut dire que la pureté absolue n'existe pas dans le monde moléculaire, et nos outils d’analyse modernes permettent de trouver des perturbateurs endocriniens dans n’importe quelle matière, et cela fait le beau jeu des marchands de peur. Mais cela ne fait pas le véritable risque.
L'utilisation de pipérine est-elle politiquement critiquable ? Voilà la vraie question, celle qui motive bien des combats publics d'aujourd'hui, des petits commerces contre les grandes surfaces, des artisans contre les grosses sociétés. Pardonnez-moi d'être insuffisant, de ce point de vue, mais, s'il vous plaît, ne laissez pas des individus encore plus insuffisant que moi prendre la parole avec trop de prétention. Il faut réfléchir, d'abord, envisager des conséquences multiples, imbriquées : « Ces choses là sont rudes... ».
Enfin, ajoutons que la pipérine n'est pas le seul composé piquant des poivres, mais c'est le composé principal, de même que le do est le principal son de l'accord de do majeur, fait de do, mi, sol ; la pipérine est le principal composé piquant du poivre, de même que la vanilline est le composé principal de la vanille, sans être le seul. Ai-je été assez honnête ?