Un ami-correspondant m'envoie un texte d'Ali-Bab (Henri Babinsky), qui mérite d'être discuté. Ci dessous, je donne le texte et des commentaires.
Etat actuel de la gastronomie
Le texte date de 1928.
[…] Tout en m’efforçant d’éviter de louanger les temps
passés, travers dans lequel on tombe facilement, il me semble franchement qu’au
point de vue gastronomique, comme à beaucoup d’autres, nous sommes en train de
traverser une crise.
Oui, il y a toujours le vieux mythe de l'âge d'or, qui traine.
Une crise ? Le mot pourrait être prononcé aujourd'hui... et je crois que, pour certains de nous, tout va toujours mal. Pour d'autres, dont je suis, il y a bien peu de changements... et tout va donc toujours (plutôt) bien : la Terre ne s'est pas arrêtée de tourner.
L’élevage, les procédés modernes de culture, la préparation des conserves ont
certainement augmenté la quantité de nourriture disponible ;
Oui, et c'est ainsi que les pays industrialisés ont aujourd'hui à suffisance ! L'amélioration de la production d'un côté, et les progrès dans la conservation, de l'autre, ont été essentiels !
le
développement des moyens de transport, l’emploi du froid ont permis de répandre
cette nourriture partout ;
Partout et toute l'année
et la famine, cet horrible fléau, est désormais
impossible dans les pays civilisés, à moins d’un cataclysme.
Ici, une idée importante : nous sommes la première génération à ne pas avoir connu de famine (1928, c'est avant la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle il y a eu du rationnement).
Mais si, au point
de vue général, ces conditions nouvelles de la vie ont incontestablement une
influence heureuse, en est-il de même au point de vue purement
gastronomique ?
On a effectivement le droit de poser la question.
Aujourd’hui les éleveurs, en gavant les animaux, produisent couramment des
viandes trop grasses ;
Méfions-nous des généralisations. Tous les éleveurs ? Gaver un boeuf ?
la culture intensive modifie le plus souvent dans
un sens défavorable la qualité des produits du sol.
Et pourquoi, défavorable ? Et pourquoi la culture intensive nuirait-il à la qualité ? Et d'abord, qu'est-ce que la "qualité" ?
Il nous suffira de citer
comme exemple la pomme de terre que l’on ne peut plus avoir parfaite qu’en la
cultivant exprès et sans la forcer, dans des terrains sablonneux, comme on le
faisait autrefois.
Il y a de remarquables pommes de terre, tomates, oignons, etc. parce que la sélection variétale a fait d'immense progrès, et que l'agronomie a considérablement progressé.
Les châssis et les serres fournissent en toute saison des
légumes et des fruits merveilleux d’aspect, mais dépourvu de saveur ; on n’est
pas encore parvenu à remplacer le soleil.
Oui, il faut de l'énergie (solaire, par exemple) pour faire des fruits de haut goût... mais on est parfaitement parvenu à remplacer le soleil. La question, c'est une question d'argent : combien veut-on consacrer à éclairer les plantes ? Où les cultive-t-on ? Combien veut-on payer les denrées alimentaires ?
On n'en aura jamais que pour son argent !
L’industrie des conserves provoque l’accaparement
des produits alimentaires naturels, frais, au moment où ils sont le meilleur
marché ;
Allons allons... Soyons un peu raisonnable. On aura des produits frais si on les paye.
les chemins de fer drainent de partout ce qu’il y a de meilleur,
au profit de consommateurs souvent incapables de l’apprécier et ils en privent
les habitants des pays producteurs, parmi lesquels se recrutaient autrefois les
gourmets les plus raffinés.
Et là encore : cela devient lancinant, ce "tout fout le camp ma bonne dame" !
De toute façon, les citoyens (mot que je préfère à "consommateur") habitent aujourd'hui dans des villes... parce qu'ils jugent préférable de faire ainsi.
On cueille les fruits avant leur maturité pour
pouvoir les transporter loin, de sorte que peu de personnes sont actuellement à
même de manger des fruits vraiment à point ;
Non, on cueille ce que l'on veut. On mange des fruits à point si on accepte de les consommer rapidement, parce que c'est cela la question : si on achète à point, on ne pourra pas conserver. Or nous sommes souvent bien paresseux.
on n’a plus de lait à la
campagne ;
Mais si. Faites donc un petit effort (d'optimisme, notamment)
il devient difficile de se procurer du poisson au bord de mer ;
Allons, soyons sérieux ! N'importe qui, avec une ligne dans un port, trouve du mulet. Et n'importe quelle ligne trainée derrière un petit bateau rapporte de merveilleux maquereaux tout frais !
il est presque impossible d’obtenir un bon bifteck dans un pays d’élevage ;
en un mot nous vivons un peu comme dans le manoir à l’envers
Ca continue... Décidément, la carricature fait perdre toute crédibilité...
La falsification des aliments, très ancienne à la vérité
puisque les Romains s’en plaignaient déjà, mais qui se pratiquait jadis sur une
échelle relativement petite, constitue aujourd’hui, par suite des progrès de la
chimie, une branche de l’industrie ;
Oui, la falsification, la sophistication, le frelatage, la fraude, la malhonnêteté sont de tous temps. Du temps des Romains comme du temps d'aujourd'hui. La malhonnêteté est -elle plus répandue aujourd'hui ? Pourquoi le serait-elle ? Et je préfère l'usage de conservateurs bien ciblés à celui de sulfure de mercure dans le pissala ! Quand à la pratique de la cuisson sur le feu, qui charge de benzopyrènes les viandes, elle est bien pire que toutes les chimies de la terre!
les procédés à employer pour
atteindre ce but sont discutés dans des congrès officiels et leurs auteurs, au
lieu d’être pendus sont décorés !
Et c'est juste ! D'ailleurs, ceux qui ne veulent pas des produits de l'industrie alimentaire ne sont pas obligés de les acheter. Moi, je préfère un monde où l'espérance de vie augmente d'un trimestre tous les ans ! !
Il devient incontestablement difficile de bien manger ;
Non, il suffit de cuisiner, d'apprendre à cuisiner, de comprendre ce qu'est "cuisiner".
cependant la chose est encore possible, mais plus que jamais indispensable de s’occuper
soi-même de sa nourriture.
Non, rien n'a changé ; oui, c'est possible (voir plus haut).
En province, dans certains milieux où l’on ne se
désintéresse pas de la question, on sait encore faire bonne chère. On pense à
la cuisine ; on discute d’avance les menus ; on s’adresse pour chaque
produit à des fournisseurs que l’on connait et qui savent eux-mêmes à qui ils
ont affaire ; enfin, la préparation de tous les plats est l’objet des
soins les plus minutieux.
Mais mon bon monsieur, en ville aussi, on peut être gourmand ! En ville aussi, on peut discuter des menus, chercher de bons fournisseurs, apporter du soin à la production culinaire !
Mais à Paris, où l’on vit trop vite, où l’on est toujours
pressé, peu de gens consentent à consacrer quelques moments à ces questions ;
Une généralisation, idiote, donc.
aussi l’art culinaire y est manifestement en décadence.
Mais oui, mais oui... Tout fout le camp, on a compris !
Pourtant il semble que
bien manger devrait intéresser tout le monde, car personne n’oserait soutenir
qu’il soit différent de consommer des aliments bien ou mal préparés.
Et pourquoi cela intéresserait-il "tout le monde" ? N'a-t-on pas le droit de faire autrement ?
La
gastronomie s’adresse à toutes les classes de la société et il n’est nullement
nécessaire d’avoir de la fortune pour bien se nourrir.
Là, d'accord.
Le repas le plus simple,
quelque modeste qu’il soit, peut être meilleur qu’un repas très couteux, et l’on
aura toujours bien mangé si ce qu’on a mangé était de bonne qualité et bien
préparé.
Parfaitement d'accord.
Malheureusement, ce qu’on recherche avant tout aujourd’hui c’est
paraître.
Qui cherche cela ? "On" ?
Le modeste bourgeois d’autrefois, recevant des amis à sa table, ne
leur donnait pas plus de trois plats, simples mais soignés, préparés sous la
direction effective et jalouse de la maitresse de maison.
Bof : parmi les bourgeois, il y avait des prétentieux, des modestes, des honnêtes, des malhonnêtes... Donc non !
Quant au mythe de la "bonne maîtresse de maison", ne soyons pas naïf !
Le bourgeois de nos
jours se croirait déshonoré s’il ne présentait pas à ses convives des menus somptueux,
au moins en apparence, qu’il est hors d’état de faire exécuter chez lui.
Encore une ânerie.
Aussi commande-t-il ses repas priés au dehors, chez des entrepreneurs
qui les lui envoient tout prêts, avec des domestiques d’occasion pour les servir.
Et ca continue.
Les aigrefins peuvent donner à dîner dans des appartements
vides, loués à l’heure pour la circonstance ;
De tous temps. Jadis, naguère, aujourd'hui : pas de changement.
des agences leur fournissent
à forfait la nourriture, la boisson, la vaisselle, le linge et s’ils le
désirent, elles leur procurent même, moyennant un petit supplément, quelques
invités décoratifs et décorés destinés à impressionner le gogo naïf, auquel le
mirage d’un intérieur familial cossu inspire toute confiance. Paraître, tout
est là !
Là encore.
Quant aux parvenus, ils rivalisent de faux luxe.
Cela n'a jamais changé, depuis les débuts de l'humanité.
Au fait, c'est quoi le "vrai luxe" ?
Pour avoir
l’air de ne pas regarder la dépense, ils font bourrer tous leurs plats de
truffes et de foie gras, de sorte que tout finit par avoir le même goût, et
bien des dîners, dans des maisons où l’on devrait pouvoir manger
convenablement, deviennent aussi odieux que des repas de table d’hôte auxquels,
d’autre part, ils ressemblent souvent par l’assemblage hétéroclite des invités.
Oui, cela se nomme du gongorisme, en peinture. Et cela a toujours existé.
L’une des industries les plus florissantes aujourd’hui est
celle de la confection de mets à emporter.
Mais, pourquoi cela serait-il mal ?
Partout on vend des plats tout faits
et nombre de femmes ont une tendance fâcheuse à se désintéresser de leur
intérieur.
Et alors ? Veut-on les cloitrer ?
Les unes ont l’excuse des
nécessités de la vie, qui les obligent à travailler dehors ; d’autres
courent les magasins et les five o’clock à la recherche du bonheur.
N'ont-elles pas le droit ?
L’idéal
pour tous les étages, ce qui permettrait de supprimer les cuisines, en
attendant la fameuse pilule synthétique entrevue par certains savants.
La pilule nutritive est un fantasme, que j'ai dénoncé en bien d'autres endroits. Cessons d'agiter ce spectre idiot.
En ce qui concerne les établissements publics, on voit se
multiplier des gargotes à prix fixes ;
Et aussi de bons restaurants à prix fixes. Il y a du progrès, donc.
les bons restaurant se transforment
ou ferment successivement leurs portes et je serais véritablement embarrassé
pour citer à Paris plus de quatre ou cinq maisons où l’on soit assuré d’être
toujours bien traité à tous les égards.
Non, tout va bien, merci. Et je tiens à votre disposition bien plus de quatre ou cinq maisons !
En supposant que son pessimisme soit justifié, il y aurait donc un indéniable progrès !
L’internationalisme mal compris se développe d’une façon
inquiétante, et ses progrès, déplorables à bien des points de vue, sont désastreux
au point de vue gastronomique ;
Allons, encore de l'inquiétude, du désastre...
si l’on n’y prend garde, ils auront
bientôt amené à un même niveau peu élevé la cuisine de tous les pays.
Or, ce que l'on voit, c'est que, au contraire, des pays naguère culinairement faibles ont considérablement progressé. Tout va bien, donc !
Au commencement du siècle dernier, un grand maitre d’ l’université
était tout fier de pouvoir dire : « Aujourd’hui, à cette heure, tous
les élèves des toutes les classes de seconde de tous les lycées de France font
le même thème grec ».
Le grec a disparu. Ite missa est
Les syndicats internationaux d’aubergistes qui nourrissent
les voyageurs des deux hémisphères soumis à leur régime, paraphrasant le mot du
ministre, peuvent dire : « Du far-West à l’extrême orient, du pôle
nord au pôle sud, depuis le 1er janvier jusqu’à la saint sylvestre
tous nos clients font les mêmes repas ».
Ce n'est pas neuf. Il y a des modes en cuisine.
D'autre part, cela a été un fantasme de croire que des cuisines rapides vendraient la même chose dans tous les pays : la volonté de faire plaisir à leurs clients a contraint les enseignes à varier les offres. Je ne dis pas que tous les plats proposés soient merveilleusement intéressants... mais il n'y a pas de drame ! Le vrai drame, ce sont les "marchands de peur" !
Et, en effet, que ce soit en bateau, en chemin de fer ou
dans les hôtels, partout ces malheureux sont condamnés à la même
invraisemblance barbue sauce hollandaise, au même aloyau braisé jardinière à la
même inévitable poularde.
Les pauvres ! Condamnés à de la barbue sauce hollandaise. Alors qu'une partie du monde meurt de faim ? C'est quand même terrible !
Quand on pense que ces gens paraissant à peu près
équilibrés, dont une partie voyagent soi-disant par plaisir, consentent à
absorber tous les jours de pareilles atrocités, c’est à désespérer du genre humain.
Et si, au lieu de courir le monde, ils restaient chez eux et cuisinaient ?
Je veux croire cependant que ce n’est qu’une crise que nous
traversons et j’espère sinon un réveil général du gout ce qui serait trop beau
au moins un soulèvement des estomacs comme au temps de Lycurgue.
Oui, cela a eu lieu.
En attendant cette révolution pacifique, que les gastronomes
ne se découragent pas, leurs efforts ne seront pas stériles.
On a compris que tout cela est de la rhétorique un peu faible, pour une littérature médiocre.
Orientés avec
méthode, ces efforts persévérants finiront par faire de l’art culinaire
purement expérimental tel qu’il est aujourd’hui une science exacte.
En
précisant dans des formules rigoureuses les connaissances que l’on possède, on
fait plus que perpétuer des recettes, on
accumule des matériaux d’où se dégageront un jour les lois de la gastronomie,
qui seront la base indestructibles de la science du bon.
La "science du bon" ? Au fait, le bon, c'est quoi ? Je propose de penser qu'il n'existe pas. Ce qui est bon, c'est que j'aime. Aucun intérêt général !