Les rumeurs ont la vie dure. Récemment, lors d'une conférence, j'ai eu des questions à propos de l'acide citrique : la personne qui m'a interrogé était manifestement très convaincue que l'acide citrique était cancérogène. J'ai eu beau lui expliquer que ce acide est présent dans la totalité de nos aliments de façon naturelle, elle m'a rétorqué avec beaucoup d'aplomb que c'étaient "les cancérologues de Villejuif" qui le lui avaient dit (on verra que c'est donc un mensonge qu'elle m'a fait !).
Dans un tel cas, il est inutile de perdre son temps à vouloir convaincre un interlocuteur qui ne veut pas être convaincu. En revanche, de retour au laboratoire, je suis allé faire un peu de recherche... et c'est là que j'ai retrouvé l'acide citrique dans le "Tract de Villejuif".
Voici ce que j'ai notamment trouvé :
Le tract de Villejuif est une liste fantaisiste, prétendument publiée par l'« hôpital de Villejuif » en France, et signalant faussement comme cancérigènes un certain nombre d'additifs alimentaires, tout particulièrement E330 (acide citrique). Elle a d'abord circulé sous forme de photocopies dans les années 1970. Bien que l'hôpital de Villejuif (l'Institut Gustave-Roussy, de son vrai nom) ait démenti à plusieurs reprises1 être à l'origine de ce document, cette légende urbaine se remet parfois à circuler épisodiquement, y compris de nos jours par propagation électronique (Référence :
https://www.gustaveroussy.fr/?p_id=12).
Historique d'une rumeur délétère
En juin 1975, les listes de la première nomenclature unifiée des additifs alimentaires pour les pays de la CEE sont publiées au Journal officiel
. Les additifs y sont classés à l'aide d'un code « E plus trois chiffres ». En décembre, le magazine français Science et vie
[une revue de vulgarisation, pas toujours écrite par de bons journalistes !]
publie un tableau résumant et commentant cette codification, et classant 29 additifs comme « suspects » ou « dangereux ». L'acide citrique (E330) est présenté comme « suspect ».
En 1975, la CEE interdit aussi l'utilisation de neuf colorants alimentaires, mais suspend cette interdiction pour un an. Plusieurs organisations de consommateurs protestent et, au début de 1976, organisent un boycott de tous les colorants. En avril, le numéro de Que choisir [pas certain qu'il faille faire confiance à ce journal]
est intitulé « Boycottez les colorants », et le magazine publie une liste de 107 colorants, en présentant 70 comme dangereux ou suspects. L'acide citrique est à nouveau présenté comme « suspect. »
Le premier exemplaire connu du tract a été publié en février 1976 en France, sous forme d'une page dactylographiée. Son auteur est inconnu. Il fait référence à l'article de Science et vie
, [bravo pour la référence scientifique !]
mais pas encore à l'hôpital de Villejuif. Il classe les additifs alimentaires en « cancérigène », « suspect », ou « inoffensif ». Des versions successives indiquent « distribué à l'hôpital de Villejuif », « distribué par l'hôpital de Villejuif » et enfin « L'hôpital de Villejuif informe... » Des détails fantaisistes sur les effets des additifs apparaissent, ainsi que des noms de marques à éviter.
Des copies circulent à travers l'Europe pendant une décennie, sous la forme d'un tract ou d'un pamphlet, transmis entre amis ou collègues, citant outre l'acide citrique neuf autres additifs et une liste de produits décrits comme toxiques et cancérigènes. La Grande-Bretagne est touchée en 1984, et le Danemark en 1989. En 1990, une version allemande du texte est diffusée parmi le personnel de la Commission européenne à Bruxelles.
Le tract attire l'attention d'experts lors de sa diffusion, qui le considèrent aussitôt comme suspect, en raison de la description incorrecte de l'E330 comme toxique cancérigène « le plus dangereux ». Mais les démentis officiels n'entravent pas sa diffusion.
Le tract circule toujours en France en 2018 au travers des réseaux sociaux. Le 11 février 2018, le député MoDem du Loiret, Richard Ramos, invité par la chaîne de télévision France 5
à l’émission C Politique
, brandissait encore une copie du tract pour étayer son réquisitoire véhément contre la grande distribution, en dénonçant la présence de l’additif E330 dans plusieurs échantillons qu’il avait apportés sur le plateau, sans mentionner et apparemment sans savoir qu’il s’agissait de l’acide citrique, et sans être contredit sur ce point par les invités et journalistes présents sur le plateau.
J'ai poursuivi mes recherches, et voici ce que donne l'Agence nationale du médicament :
Sur la base de plusieurs études toxicologiques réalisées chez l’animal, l'acide citrique n'est pas suspecté d'être ni cancérigène (voie orale, dose testée 2 g/kg/j, rat) ni reprotoxique (espèces testées : rat, souris, lapin, hamster) ni tératogène (espèces testées : rat, lapin, hamster). Dans les études plus générales après administration répétées par voie orale (espèces testées : rat, souris, chien), les effets toxiques majeurs se limitent majoritairement à des les changements dans la formulation sanguine et à une modification de la cinétique d'absorption / excrétion des métaux.
Les valeurs des NOAELs (No Observable Adverse Effect Levels
) après administration orale, sont assez élevées comme par exemple : une NOAEL de 1200 mg / kg / j (étude de cancérogénèse chez le rat), une NOAEL de 2500 mg/kg/j (étude de toxicité reproduction chez le rat), une NOAEL de 7500 mg/kg/j (étude de toxicité reproduction chez la souris)...
De plus, l’acide citrique n’a pas montré de caractère génotoxique que ce soit après des études in vitro
et in vivo
(doses testées allant jusqu’à 3 g/kg).
Aucune DJA (dose journalière acceptable) n'a été spécifiée pour l'acide citrique et ses sels communs par le Comité mixte FAO / OMS d'experts en additifs alimentaires ni par l’agence européenne EFSA (European Food Safety Authority
).
Une « DJA non spécifiée » est l’expression employée quand il n'est pas jugé nécessaire d'attribuer une DJA chiffrée à une substance. C’est le cas d’une substance dont les données des études toxicologiques, biochimiques et cliniques réalisées permettant de conclure que la consommation d'une substance, dans un aliment dans les proportions requises pour obtenir l'effet désiré, ne présentent pas de danger pour la santé.
L'acide citrique est considéré comme un excipient «GRAS» (généralement reconnu comme sûr) par la FDA sans restriction quant à la quantité d'utilisation dans les bonnes pratiques de fabrication. Aussi, l'acide citrique est considéré comme un additif alimentaire sans restriction de la quantité utilisée dans les bonnes pratiques de fabrication. Toutefois dans certains produits à destination des consommateurs européens, la teneur en E330 est limitée :3000 mg/L pour les jus de fruits ; 5000 mg/L pour les nectars de fruits.
Une honte !
Finalement, je suis furieux contre la personne idiote que j'ai rencontrée, parce qu'elle colportait paresseusement des ragots imbéciles, ce qui est un facteur de dissension dans nos communautés.
En revanche, mes interactions (limitées) avec elle eu l'intérêt de me permettre de rappeler ici que cette liste de Villejuif est un faux. C'est aussi l'occasion de bien dire que le terme d'"additif" n'est en aucun cas synonyme de risque. C'est l'occasion de dire que l'usage des additifs est extrêmement encadré... contrairement d'ailleurs à l'usage des produits traditionnels !
Je signale d'ailleurs ici des échanges nombreux et cocasses sur Twitter, à propos de la consommation de pommes de terre avec la peau : pour des raisons que je ne comprends pas bien, certains de mes interlocuteurs refusent de considérer qu'il y a le moindre risque à consommer la peau. Mais, après tout, j'ai bien vu en vente des cigarettes bio...