Dois-je croire au probable ?
Encore une phrase écrite
sur les murs de mon bureau, à ma propre attention... mais il n'est pas
interdit que mes visiteurs y jettent un coup d'oeil, et plus si
affinité.
Cette fois, il s'agit très explicitement de
sciences de la nature, car cette phrase fait référence à une autre, plus
connue, qui est « tenir le probable pour faux jusqu'à preuve du
contraire ».
En sciences de la nature, il y a cette étape
essentielle d'induction à partir des lois quantitatives qui ont été
obtenues à partir de caractérisations quantitatives des phénomènes : on
a des équations, et il faut maintenant identifier des mécanismes qui
correspondent à ces équations. Ce qui signifie identifier des objets,
notions, concepts qui satisferont les équations. Cette étape est
évidemment la plus difficile, et l'on ne saurait assez lire ou relire
« La science et l'hypothèse » d'Henri Poincaré à ce propos.
Dans
d'autres billets, j'ai expliqué comment on en vient à ces mécanismes,
mais je propose de prendre ici une expérience historique, celle d'Otto
Stern et Walther Gerlach, qui consiste à émettre des atomes d'argent
dans l'entrefer d'un puissant champ magnétique.
L'idée est
simple : dans une enceinte où l'on a fait le vide, on place une petite
coupelle en matériau réfractaire, une résistance électrique qui va
chauffer cette coupelle, et on dépose un peu d'argent dans la coupelle.
Quand on chauffe, l'argent commence par fondre, puis il s'évapore,
c'est-à-dire que le atomes d'argent partent de la masse chauffée, comme
des boulets de canon, dans toutes les directions de l'espace. Si l'on
place en face de la coupelle un écran percé d'un trou, on ne laisse
passer qu'un faisceau d'atomes d'argent. On peut d'ailleurs mettre un
deuxième écran percé plus loin, et l'on « collimate » alors bien mieux
le faisceaux d'atomes d'argent.
Nous avons donc des atomes
d'argent qui passent les uns après les autres par le second trou, et
nous approchons un aimant du jet d'atomes d'argent. Puisque les atomes
d'argent sont électriquement neutres, on est conduit à penser que les
atomes poursuivront leur chemin sans être perturbés par le champ
magnétique… mais l'expérience, faite dans la première moitié du
vingtième siècle, révéla que le faisceau d'atomes d'argent se sépare en
deux faisceaux : on comprit finalement que les atomes d'argent se
comportaient comme de petits aimants qui interagissent donc avec le
champ magnétique appliqué et il fallut admettre l'existence d'un
concept nouveau, d'une idée nouvelle : certaines particules ont un «
moment magnétique », que l'on a nommé « spin ». Bien sûr, plus tard, il y
eut des raffinements, et l'on compris qu'il pouvait y avoir des spins
de différents objets subatomiques, ce qui « expliquait » le moment
magnétique des atomes. La découverte fut à l'origine de nombreuses
techniques, telle la « résonance magnétique nucléaire », où l'on joue de
l'interaction entre le moment magnétique des atomes et d'un champ
magnétique, afin de connaître l’environnement des divers atomes.
Mais
revenons à la phrase de mon mur, après nous en être considérablement
éloigné : tenir le probable pour faux jusqu'à preuve du contraire.
L'idée correspond aussi au fait que le diable est caché derrière chaque
détail expérimental, derrière chaque calcul. Ailleurs, j'ai discuté la
question des validations, et il ne s'agit pas seulement de vérifier que
l'on ne s'est pas trompé, mais aussi d'être bien certain que nous
n'avons pas pris nos désirs pour nos réalités. Lors des divers étapes de
la recherche scientifique, nous sommes tentés de voir des lois, mais
cette légitime tentation ne doit pas être hâtive, et il faut s'assurer
que nous voyons effectivement les lois que nous imaginons. Il vaut donc
mieux ne pas conclure trop vite : si ces lois sont probables, elles ne
sont que probables.
Tout cela étant dit, j'avais cette
phrase « Tenir le probable pour faux jusqu'à preuve du contraire ». Elle
ne m'allait pas, car elle était négative, et je crois que l'on peut
être prudent sans être négatif. Avec l'âge, l’ensemble des erreurs que
nous avons faites nous conduit souvient à douter plus que nous ne
l'aurions fais plus jeunes, à être moins naifs, à discuter plus les
faits.
Mais discuter ne signifie pas refuser, et c'est pour cette
raison que je propose de ne pas mettre la négation d'emblée. C'est pour
cette raison que je propose de poser seulement la question :
devons-nous croire au probable ? Devons-nous admettre le probable ? Et
là, je suis assez heureux, car j'assortis cette reformulation de l'idée
selon laquelle une question est une promesse de réponse.
Vient de paraître aux Editions
de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la
jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de
réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)
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