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mercredi 2 octobre 2024

Je me fais des nœuds alors que je ne devrais pas.

Viennent me voir des professionnels du sel que je ne dois ni surestimer ni sous-estimer. 

 

Je ne dois pas les sous-estimer parce que je suis bien certain que ces artisans ont une belle connaissance de leur métier, qu'ils savent voir le temps qu'il fait et l'influence sur la formation des cristaux dans les marais salants, qu'ils savent jauger l'influence des marées, et cetera.
En revanche, je sais -parce qu'ils me l'ont dit d'avance- qu'ils n'ont pas de connaissance du monde microscopique qui préside à l'organisation de leur cristaux et c'est cela qu'il sera nécessaire de présenter. 


J'ai bien sûr le sentiment que c'est tout simple, puisque je le fais depuis ma plus petite enfance. Mais, au fond, leur dossier de chimie est vide et c'est plus généralement cela qu'il faudra combler.
Par exemple faire la différence entre la cristallisation du sucre et la cristallisation du sel, essayer de comprendre pourquoi on peut dissoudre plus de sucre que de sel dans l'eau, et ainsi de suite. 

Bien sûr, sa question de la saturation est importante, mais après tout il y a aussi celle de la sursaturation, et la question de la germination, qui nécessite donc des germes... 

Bref il y a beaucoup à dire,  et un peu lentement,  pour arriver à leur faire bien comprendre les bases de leur métier. 

Pour autant, je sais qu'il faudra un peu de spectacle sans quoi un exposé lent, didactique, même bien fait, ennuiera. Il faudra recourir à des expériences parce que c'est là la clé de la bonne compréhension, l'expérience focalisant l'attention de tous, mobilisant les sens... 

Bref, ce n'est pas parce qu'il y a lieu d'expliquer quelque chose de simple qu'il y ait lieu de faire ennuyeux et il s'agit de retrouver tout l'enthousiasme que j'avais quand j'étais enfant à propos de ces phénomènes que je connais maintenant si bie. 

vendredi 6 septembre 2024

Cherchons toujours les mécanismes !

Lors de la dernière année universitaire, j'ai eu l'occasion d'observer que nos élèves ingénieurs n'avaient pas suffisamment le réflexe d'aller chercher les mécanismes des phénomènes qu'ils considéraient.
De sorte que, cette année, au moins pour ce qui me concerne, je serai très insistant à ce propos car je crois que c'est là la clé du bon exercice du métier d'ingénieur. 

Je ne méconnais pas que ce métier a une composante strictement technologique au sens de l'amélioration des techniques, de la résolution de problèmes techniques, de la mise au point des produits, et une composante d'encadrement d'équipe, de gestion de projet. Ici, c'est bien la question technologique qui m'intéresse et l'expérience montre amplement que des maniments superficiels des questions ne mènent à rien, font perdre du temps... 

La clé du succès, c'est la compréhension des phénomènes et la mise en œuvre de solutions guidées par cette compréhension.
Il faut chercher le mécanisme en terme de chimie, de physique, de biologie et c'est ensuite, quand on a une description des phénomènes, une analyse des questions en ces termes scientifiques, que l'on peut résoudre les problèmes de façon efficace. 

Je prends la précaution d'ajouter que je ne cherche pas à transformer nos ingénieurs en scientifiques, en personnes qui cherchent les mécanismes des phénomènes. Non, il s'agit plutôt que nos élèves ingénieurs aillent chercher la connaissance des mécanismes produites par les scientifiques et mettent en œuvre cette connaissance pour les questions qu'ils traitent. 

D'ailleurs, celles et ceux qui ont concocté les programmes de préparation aux écoles d'ingénieurs ont bien compris tout cela puisqu'ils ont mis au programme des matières fondamentales telles que mathématiques, chimie, physique, biologie.
Nos élèves ingénieurs bénéficient de ce socle très ferme , et nous avons la mission de les faire avancer plus loin. Ils auraient tort s'ils pensaient pouvoir ne plus traiter ces questions, et d'ailleurs, beaucoup aiment ces matières. Poursuivons donc sur la lancée, incitons-les à ne pas oublier les connaissances qu'ils ont acquises et, au contraire invitons les à développer leur connaissance dans tous ces champs car c'est ainsi qu'ils feront d'excellents ingénieurs. 

Cela a été bien compris notamment par l'Ecole de physique et de chimie de Paris, où  l'enseignement « scientifique » est très poussé, sans négliger  pour autant les questions pratiques : il y a des séances expérimentales tous les après-midi pendant 4 ans. 

 

Aidons nos amis à devenir d'excellents ingénieurs ! 

mardi 16 juillet 2024

La question de la critique et de l'esprit critique

 
Nous demandons souvent aux étudiants de faire preuve d'esprit critique... mais nous ne leur disons pas ce que c'est, ni comment faire. Cet enseignement ne nous revient-ils pas ? J'entends déjà des collègues me répondre que les étudiants sont grands, et qu'ils peuvent chercher cela par eux-mêmes, mais, alors, ne devons-nous pas donner des sources fiables ? Après tout, enseigner, c'est faire un signe... pour désigner des sources, par exemple.

Là, je trouve dans quelques sources que le terme critique dériverait du terme grec kritikē (κριτική), signifiant « (l'art de) discerner », c'est-à-dire le fait de discerner la valeur des personnes ou des choses.  Sans référence ?
Le Trésor de la langue française informatisé indique que "la critique" serait la "Capacité de l'esprit à juger un être, une chose à sa juste valeur, après avoir discerné ses mérites et défauts, ses qualités et imperfections." Et notamment "Esprit de libre examen qui, dans ses jugements, écarte, rejette l'autorité des dogmes, des conventions, des préjugés."
Mieux, cette définition : "Méthode d'examen mettant en jeu des critères variables selon les domaines, d'après lesquels il est possible de discerner les parts respectives des mérites et des défauts d'une entreprise, d'une œuvre, d'un système de pensée. Critique biblique, expérimentale, sociale, théologique. La critique, cet art précieux d'apprécier les productions scientifiques (MARAT, Pamphlets, Les Charlatans mod., 1791, p. 271).
Il y aurait aussi "Jugement de valeur qui constitue la seconde phase de la capacité de l'esprit à juger un être, une chose à sa juste valeur."

Et, surtout, il y a l'étymogie :
Ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. I. 1. 1580 subst. fém. « art de juger les œuvres de l'esprit » et « jugement porté sur ces œuvres » (J. SCALINGER, Lettres, 109 ds R. Hist. litt. Fr., t. 8, p. 502); d'où 1810 « ensemble de ceux qui font métier de cette critique » (CHATEAUBR., Martyrs, préf., p. 27); 2. 1663 « action d'émettre des jugements défavorables » (MOLIÈRE, École des femmes, I, 1). II. 1. 1637 subst. masc. « celui qui juge » (J. CRESPIN, Thresor des trois langues); 2. spéc. 1674 « celui qui juge des ouvrages de l'esprit » (BOILEAU, Ep., I ds LITTRÉ). III. 1667 adj. « qui est porté à émettre des jugements (œuvre littér.; idées) » esprit critique (BOILEAU, Sat., IX ds LITTRÉ); 1694 péj. « qui trouve à redire à tout » (Ac.); 1678 (RICHARD SIMON, Histoire critique du vieux Testament ds CIOR. 17e). Empr. au lat. class. criticus subst. masc. (empr. au gr. « qui juge les ouvrages de l'esprit », dér. de « juger, estimer »).

Dans le domaine de la philosophie, Kant a utilisé le terme pour désigner un examen de réflexion de la validité et les limites de la capacité de l'homme ou d'un ensemble de revendications philosophiques.
En philosophie moderne, le terme "critique" désigne une enquête systématique sur les conditions et conséquences d'un concept, la théorie, la discipline, ou une approche et une tentative de comprendre ses limites et la validité.
Un point de vue critique, en ce sens, est le contraire d'un dogmatique.

Je vois dans un texte non référencé que les capacités propres à la pensée critique seraient :
    La concentration sur une question.
    L’analyse des arguments.
    La formulation et la résolution de questions de clarification ou de contestation.
    L’évaluation de la crédibilité d’une source.
    L’observation et l’appréciation de rapports d’observation.
    L’élaboration et l’appréciation de déductions.
    L’élaboration et l’appréciation d’inductions.
    La formulation et l’appréciation de jugements de valeur.
    La définition de termes et l’évaluation de définitions.
    La reconnaissance de présupposés.
    Le respect des étapes du processus de décision d’une action.
    L’interaction avec les autres personnes (par exemple, la présentation d’une position à l’aide d’une argumentation orale ou écrite).

Mieux, un autre texte cite Boisvert, qui inclut sous le nom d'"esprit critique", les attitudes suivantes  :
    Le souci d’énoncer clairement le problème ou la position.
    La tendance à rechercher les raisons des phénomènes.
    La propension à fournir un effort constant pour être bien informé.
    L’utilisation de sources crédibles et la mention de celles-ci.
    La prise en compte de la situation globale.
    Le maintien de l’attention sur le sujet principal.
    Le souci de garder à l’esprit la préoccupation initiale.
    L’examen des différentes perspectives offertes.
    L’expression d’une ouverture d’esprit.
    La tendance à adopter une position (et à la modifier) quand les faits le justifient ou qu’on a des raisons suffisantes de le faire.
    La recherche de précisions dans la mesure où le sujet le permet.
    L’adoption d’une démarche ordonnée lorsqu’on traite des parties d’un ensemble complexe.
    La tendance à mettre en application des capacités de la pensée critique.
    La prise en considération des sentiments des autres, de leur niveau de connaissance et de leur degré de maturité intellectuelle.

Dans cette hypothèse, moi enfant, pour avoir de l'esprit critique, dans une circonstance particulière, j'appliquerais les lignes systématiquement, les unes après les autres.
Mieux, je ne manquerais pas de considérer tout ce qui précède... de manière critique.

mardi 9 juillet 2024

Les six conseils de Michael Faraday

 
Vérifier ce que l'on nous dit. 

Ne pas généraliser activement. 

Avoir des collaborations. 

Entretenir des correspondances. 

Avoir tout sur soi un soin calepin pour noter les idées.

Ne pas participer à des controverses. 

 

Voilà les six conseils que le physicien anglais Michael Faraday avait trouvé dans un traité d'amélioration de l'esprit du clergyman Isaac Watson. Ces six conseils furent essentiels, pour lui, dont le père était mort quand il était encore jeune. 

On n'a pas assez dit l'importance des groupes de réflexion, et je ne suis pas sûr que tous les élèves, dans les écoles, connaissent l'existence de ces groupes. Voilà pourquoi, parmi mille autre raison, l'histoire de Michael Faraday est importante. Le mercredi soir, ce jeune apprenti relieur qu'était Faraday rejoignait un groupe de personnes du même âge que lui, dans la City, à Londres, et ils discutaient de divers sujets, un peu comme cela se fait dans les loges maçonniques. Chacun devait travailler un thème et l' exposer aux autres, qui en discutaient la qualité, l'intérêt et la pertinence... 

Personnellement, j'ai eu la chance de voir mes parents faire de même, le soir, après le travail, après le dîner, partir en ville retrouver des collègues devenus des amis pour discuter de leur métier, mais non plus dans la pratique de ce dernier ; plutôt dans son analyse. C'est ce qui fait toute la différence entre la technique et la technologie, entre le technicien et le technologue. À l'époque de Faraday, la science était en vogue, parce qu'elle était encore accessible à n'importe qui dans sa pratique. C'était la grande mode de l'étude de l'électricité, pour laquelle il suffit d'une boussole, pour détecter un champ magnétique, d'une pomme de terre et de deux fils métalliques pour faire une pile... Et c'est ainsi que Faraday, ayant entre les mains le livre The improvement of the mind, en tira des règles de vie qu'il s'appliqua toute la vie. 

L'histoire de Faraday montre comment l'application de ces règles fut à l'origine de son immense succès. 

 

1. Ne pas généraliser hâtivement : c'est bien là une règle essentielle en sciences, où, certes, il faut voir la généralité à partir de cas particulier, ce qui se nomme induction, mais où il faut prendre garde à ne pas prendre ses désirs pour des réalités. La nature a ses voies, qui ne sont pas celles de nos désirs. La science explore les phénomènes, et elle ne confond pas ces derniers avec nos idées sur le monde. Cela fait toute la différence entre la science et la pensée magique, exposée dans d'autres billets. Oui, il faut généraliser, mais non, il ne faut pas généraliser hâtivement. En sciences, il faut des répétitions, des expériences, des répétitions des mesures, des répétitions des observations, l'accumulation d'un très grand nombre de données pour finalement arriver à quelques conclusions, qui permettront de bâtir des théories. 

2. Avoir toujours sur soi un calepin pour noter les idées : cette fois, il y a un conseil absolument essentiel. Dans cette proposition, l'objectif semble de noter les idées. Mais pourquoi noter les idées ? Pour plusieurs raisons. Tout d'abord, les idées sont fugaces, et il arrive bien souvent qu'une idée qui n'est pas notée disparaisse. C'est vraiment dommage si cette idée est bonne, si l'on s'est échiné à la trouver. D'autre part, nous devons avoir l'esprit libre pour penser, et une difficulté que j'analyse chez certains étudiants, c'est que leur vie est pleine de complexités (familiales, sentimentales, financières...), ce qui les gêne pour manier les idées qui sont au centre de leur travail. Quand les parents divorcent, quand on n'a pas assez d'argent pour payer le loyer, quand on a des problèmes de coeur…, comment avoir l'esprit libre pour penser ? Il se trouve que le simple fait de noter les choses permet à la fois de s'en vider la tête et de les avoir ensuite sous les yeux à volonté. Aristote, le grand Aristote, disait que l'écriture était la mort de la pensée, et je ne suis pas d'accord avec cette proposition, car sa généralité est excessive. Bien sûr, écrire et penser sont deux choses différentes, mais précisément poser par écrit est une bonne façon de conserver les idées pour plus tard. Il y a la question de la production de la pensée, et celle de sa conservation. De surcroît, écrire les idées impose de les formuler, et, là, on doit penser au mathématicien Henri Poincaré, qui a clairement expliqué que sa difficulté n'était pas de produire des nouveautés mathématiques, mais de trouver les mots pour décrire ces nouveautés qui étaient spontanément nées en lui. On retrouve avec une telle déclaration le grand débat agité par Condillac et Lavoisier sur les rapports entre la science le langage, avec cette idée selon laquelle on ne peut pas améliorer les sciences sans perfectionner le langage et vice versa. On le voit, les grands anciens se sont préoccupés de cette question des mots, car il est bien vrai que nos théories scientifiques s'expriment en équations c'est-à-dire in fine en mots, puisque ce fut l'apport de penseurs comme Descartes et Leibnitz que de forger un langage plus facilement manipulable que les mots du langage naturel ; mais un langage quand même. Ce fut d'ailleurs la grande question de la création de la chimie moderne avec Lavoisier que de savoir les relations entre les dénominations et les objets de la chimie, question qui fut reprise avec brio par le chimiste français Auguste Laurent quelques décennies plus tard. 

3. Ne pas participer à des controverses : dans la mesure ou la science n'est que proposition de théories et évocation de mécanismes, on comprend qu'il puisse y avoir des théories concurrentes, des mécanismes différents pour décrire le même phénomène. Et l'on comprend que certains individus qui sont dans l'acte de création puissent parfois avoir une fierté (on aurait pu dire ego) qui déborde un peu. Après tout certains ont besoin de s'affirmer avant de pouvoir affirmer, prétendre, proposer des idées. Le monde scientifique, fait de créateurs comme le monde artistique, est composé de beaucoup d'individus à l'ego puissant. Il faut faire avec, mais il est vrai que la rencontre de deux théories concurrentes risque de tourner à la controverse. Pourtant, les belles personnes qui se préoccupent avant tout d'étendre le royaume du connu, plutôt que de s'affirmer personnellement, n'ont pas de raison de participer aux controverses. Si le but est véritablement de trouver les mécanismes des phénomènes, alors il vaut bien mieux considérer avec intérêt des théories concurrentes avant de trancher abruptement et de se faire des ennemis. Nous avons beaucoup trop besoin d'amis, et surtout d'amis merveilleux (pléonasme ?) pour en perdre quelques uns en route. Nous avons besoin de discuter avec nos amis, d'analyser les propositions, d'en peser les intérêts et les failles, en vue de trouver finalement celles qui s'imposeront, parce qu'elles conduiront à des meilleures descriptions du monde. On doit se rappeler avant tout que voilà l’objectif : ne pas s'affirmer, mais plutôt identifier les mécanismes des phénomènes, mieux comprendre le monde. De là l'idée de Faraday : ne pas participer à des controverses, mêmes si l'on participe à des discussions scientifiques. Mieux encore, nous devrions être capables de préférer être réfuté à voir nos théories s'imposer si elles sont par trop insuffisantes. Pour ce qui est de Faraday, il avait résolu la question en travaillant seul ou avec un technicien qui l'aidait. Mais il n'allait guère dans les cercles scientifiques après avoir été nommé directeur de la Royal Institution. Certes il assistait à toutes les conférences du vendredi qu'il avait initiées, mais il invitait les collègues à les faire. Là, il ne discutait pas de théories opposées, mais il voyait des expériences et les choses de façon plus détachée. Et puis il y avait les faits… car les expériences montraient les faits. C'était sa façon, parfaitement respectable, et qui allait avec cette phrase. 

4. Avoir des collaborations. Là Faraday a retenu cette idée, mais il l'a peu mise en pratique. En réalité, il a peu collaboré. Sa timidité, sa gentillesse, ou peut-être sa sagesse l'ont éloigné des collaborations, et il travaillait dans le calme, se parlant à lui même, notant ses idées dans ses carnets, pouvant passer des jours dans son laboratoire, tout entier consacré à sa recherche, sans un mot. Pour autant, on peut aussi également imaginer l'inverse : des travaux d'équipe. Cela est aujourd'hui très à la mode : le mot "collaboratif" est partout, peut-être trop. Dans bien des travaux de science moderne, nous avons besoin de collaborations, ou nous pensons en avoir besoin. Nous en avons besoin, par exemple, pour la détection du boson de Higgs ou des ondes gravitationnelles. Mais il y a toute une place où ces collaborations ne sont pas nécessaires. Bien sûr, les scientifiques confirmés ont un devoir de transmission (ce qui n'est pas une « collaboration »), à savoir que, ayant bénéficié d'une formation par de plus anciens, nous avons le devoir de former de plus jeunes, ou, disons le mieux, d'aider de plus jeunes à se former, car pourquoi penserons nous que notre modèle est bon ? Surtout, dans cette discussion, je propose de ne pas perdre de vue l'idée qu'il existe divers sports : individuels comme la gymnastique, ou collectifs comme le rugby. Il y a des individus qui se sentent mieux à jouer au rugby, et d'autres à faire de la gymnastique. Les divers sports nécessitent différentes capacités, et il n'y a pas de raison pour laquelle nous devrions tous faire du rugby, ou tous faire de la gymnastique. Après tout, des Faraday, Einstein, Planck, ont été très individualistes, et je ne vois pas en quoi on pourrait leur reprocher, vu les résultats admirables qu'ils ont obtenus. Donc, avoir des collaborations, pourquoi pas, mais cela n'est pas une obligation,et, j'y reviens, Faraday donnait ce conseil sans se l'appliquer à lui-même. 

5. Vérifier ce que l'on nous dit : là, Faraday donne encore une règle générale de vie, mais je ne peux m'empêcher de la prendre dans le cadre scientifique, ce qu'il fit également. Pour la gastronomie moléculaire, il a été essentiel, au début, de savoir résister aux arguments d'autorité, et ne pas accepter des idées qui n'étaient pas testées. Le monde de la cuisine est plein d'idées fausses qui se sont propagées avec les siècles. Il a été très important, en de nombreuses circonstances, d'apprendre à tester les idées avant d'en chercher des interprétations. Parfois, nous avons été heureusement surpris de voir que des idées qui semblaient fausses étaient en réalité justes, mais nous avons aussi vu de nombreux cas où des idées qui semblaient justes, ou simplement plausibles, était très fausses. Tout cela, c'est le groupe des "précisions culinaires", ces ajouts techniques à ce que j'ai nommé des définitions. Il y a des précisions culinaires de toutes sortes, et, avec les années, j'ai bien appris à ne jamais chercher d'interprétations à des phénomènes qui n'avaient pas été avérés préalablement grâce à des expérimentations, car que je me mords encore les doigts de cette expérience que j'avais faite en 1992 et qui consistait à emporter une bouteille de diazote gazeux jusqu'en haut d'une montagne où nous avions un colloque, afin de voir pourquoi les blancs d’œufs montés en neige et redescendus ne remontaient pas. J'avais cru, à cette idée qui m'avait été donnée par des chefs triplement étoilés, et j’avais fait l'expérience de battre des blancs neiges sous diazote, de les laisser redescendre, et de les battre à nouveau ensuite. Il étaient remonté, de sorte que j'avais hâtivement conclu que c'était l'oxygène qui étais responsable du fait que des blancs de battus en neige et redescendus ne remontent pas. Pourtant, de retour au laboratoire, au calme, j'ai simplement battus des blancs, je les ai laissé redescendre, et ils ont parfaitement remonté, de sorte que tous les ennuis associés au transport d'une grosse bouteille de diazote en haut d'une montagne auraient été évités si le phénomène avait été d'abord testé simplement. Avec les années, j'ai vu se multiplier les réfutations des idées écrites par des chefs étoilés, et aujourd'hui je sais combien la phrase de Michael Faraday est juste. 

6. Entretenir des correspondances : on retrouve ici la discussion sur l'emploi des mots, et le petit calepin que l'on a sur soi pour noter les idées. Les correspondances sont un autre moyen d'exprimer clairement les choses, et cela peut être une aide que de s'adresser à autrui, au lieu de se parler à soi même en prenant pour acquis des choses qui ne sont pas assurées. Mais ce n'est pas le seul intérêt des correspondances. Les échanges scientifiques sont aussi une façon de partager le bonheur de la recherche scientifique, de se convaincre quotidiennement que la recherche scientifique est quelque chose de merveilleux, d'avoir des amis à qui l'on peut parler de ce bonheur, ce qui l'augmente encore, et d'avoir parfois un regard critique sur nos propres travaux. Dans mon cas, j'ai toujours considéré comme important d'avoir quelqu'un qui me donne des coups de pieds aux fesses. Pendant longtemps, ce fut Nicholas Kurti, puis quand il est mort, Georges Bram, chimiste de l'Université d'Orsay, avait accepté de jouer ce rôle. C'est un rôle amical, évidement, puisqu'il faut l'attention d'un ami qui observe nos travaux avec bienveillance, qui y passe du temps. Bien sûr, avec les années, j'ai appris à me donner à moi-même des coups de pied aux fesses. Reste que la correspondance, c'est aussi un moyen de dire les choses de formuler des concepts, d'expliciter les notions, de décrire les méthodes.

mercredi 8 mai 2024

Une expérience, c'est un chemin, avec des pas qui s'enchaînent

Pour préparer une expérience, nous avons dû élaborer un document qui décrivait la préparation de 125 tubes, leur pesée, leur numérotation, la pesée et la numérotation des bouchons, la préparation de 125 échantillons que nous mettrons dans ces tubes, la pesée des 125 tubes emplis.... Sachant que nous pesons trois fois chaque objet, il y aura plusieurs milliers de pesées à  effectuer pour parvenir au bout de l'expérience, et, pour prévoir chaque masse pesée, il faudra évidemment consigner par avance un numéro, une masse, répéter des indications : "pesée de", "pesée de", "pesée de"... en indiquant chaque fois ce que nous allions peser.
Pour cette tâche extraordinairement répétitive, il y a  le risque que l'on se trompe si l'on se lasse. D'ailleurs, quand nous  ferons l'expérience, il y aura donc ces milliers de pesées à effectuer, et le risque d'erreur est encore supérieur.
Car on risque de se lasser, de de bâcler, d'aller trop vite, de mal recopier des chiffres indiqués par la balance... ce qui compromettrait la totalité de l'édifice.

D'où la question :  comment éviter de se lasser à la millième pesée  ? 

J'ajoute que ce cas que je décris ici n'est en rien exceptionnel en science : le métier scientifique est tout entier dans ce genre de procédures, car c'est seulement avec de nombreuses mesures qu'on a quelques chances d'en tirer des équations, de sorte que les progrès théoriques dépendent de l'exactitude d'un travail répétitif.

Viser cet objectif final quand nous ferons les pesées ? Ce serait s'accrocher à un intérêt extrinsèque, et non à un intérêt intrinsèque, bien plus motivant. Oui, je crois qu'il y a lieu de ne pas oublier cela : c'est l'intérêt intrinsèque des travaux qui prime.

Pour la préparation de l'expérience, le simple fait qu'il y ait répétition dans un travail d'écriture doit nous conduire à utiliser l'ordinateur pour produire une écriture juste : la mise au point du (petit) programme nécessaire pour arriver à rédiger la chose peut être intéressante en elle-même.

Puis, quand nous pèserons, quand nous serons en présence de la balance, il faudra sans doute chercher à nous améliorer à chaque pesée, de sorte que toutes puissent être passionnantes.

Dans un billet précédent, j'ai bien expliqué qu'il ne faudra surtout pas penser à autre chose, mais, au contraire, être parfaitement concentré sur la tâche que nous ferons : déposer l'objet bien au centre du plateau de la balance, mesurer nos gestes, poser l'objet sans heurt, recopier les valeurs mesurées en calligraphiant, afin de ne pas confondre un 7 avec un 4 ou un 9 avec un g, par exemple.

À la réflexion, je crois que  nous gagnerions à comparer ce travail des milliers de pesées à une promenade de 1000 pas : à raison d'un mètre par pas, cela fait un kilomètre. Bien sûr, quand nous marchons en terrain plat, notre tête peut penser à autre chose, pendant que nos pieds nous meuvent,  mais pour peu que notre promenade nous emmène sur un sentier qui jouxte un précipice, alors tous nos pas devront être mesurés.
De même, pour notre expérience, nous devons garder en tête cette métaphore du chemin bordant un précipice :  chaque pesée doit être bien faite.
Et la volonté de nous améliorer est peut-être la clé du succès : si, pour chaque pesée, nous nous  demandons comment bouger les doigts, les main, comment poser l'objet sans faire le moindre bruit, comment le saisir, comment ne pas le lâcher, comment lire et consigner les chiffres donnés par la balance, et cetera, alors nous ne pourrons jamais nous nous ennuyer

A chaque instant, nous devons nous souvenir que tout ce qui mérite d'être fait mérite d'être bien fait. Dans cette perspective, chaque geste, répétitif ou pas, doit être fait avec intelligence  : en nous demandant comme le faire mieux, en y mettant de l'intelligence, non seulement nous ne nous lasserons pas, mais, de surcroît, chaque geste deviendra si passionnant qu'il sera très bien fait.  

dimanche 28 avril 2024

Il n'est pas vrai que la tête guide la main : la tête et la main sont indissociables.


Derrière toutes ces discussions, il y a évidemment la question des métiers dits manuels et des métiers dits intellectuels, comme si l'on pouvait réduire un métier à l'emploi de ses mains ou de sa tête ! 

La tête guide la main ? Cette phrase est écrite sur une poutre du Musée du compagnonnage, à Tours, et je l'avais affichée sur mon mur. Elle est aujourd'hui barrée. 

Pourquoi évoquer la tête et la main, dans un laboratoire de chimie ? Parce que, dans un tel lieu, il est de la plus haute importance que les expériences soient faites avec le plus grand soin : le bris de récipients qui contiendraient des acides ou des solvants toxiques exposerait le personnel du laboratoire à des dangers parfois terribles. Il faut absolument que nous fassions nos expériences avec calme, précision, concentration. Voilà pourquoi il ne doit y avoir aucun bruit dans un laboratoire de chimie. Aucun bruit de verre, notamment, car un verre heurté peut se briser, et conduire à des catastrophes. 

Toutefois, un jour, alors que des Compagnons du Tour de France sont venus me rendre visite au laboratoire, ils ont vu cette phrase sur mon mur, m'ont interrogé sur sa présence, et, à leur stupéfaction, le commentaire de la phrase que j'ai fait devant eux m'a conduit, devant eux, à barrer la phrase, car j'ai compris qu'elle était fausse. 

Commençons par à analyser pourquoi il n'est pas vrai que la tête guide la main. Imaginons que nous voulions prendre un verre posé devant nous. Il faut d'abord que la tête donne l'ordre au bras de s'étendre et à la main de se diriger vers le verre : la tête guide la main. Toutefois il faut sans cesse corriger le mouvement du bras, ce qui impose à l'oeil de déterminer la position de la main et du verre. Les informations de l'oeil vont à la tête. Évidemment, on pourrait considérer que l'oeil fait partie de la tête, mais à ce moment-là, la main aussi, et ce serait le corps qui guide le corps, ce qui serait une tautologie. 

Mais continuons l'analyse. Les doigts approchent du verre, et la tête leur dit de se refermer. Si les doigts qui se referment ne disent pas à la tête la pression exercée, alors la tête ne pourra pas modifier cette pression et éviter le bris du verre. C'est d'ailleurs quelque chose qu'ont bien compris les constructeurs de robots : il faut sans cesse un échange entre la tête, la main, l'oeil, le pied, que sais-je ? 

Avec sa Lettre sur les aveugles, Diderot avait très bien analysé que nous ne pouvons penser sans les sens, et que, de ce fait, la question de la tête et de la main est mal posée. Il n'y a pas la tête d'un côté et la main de l'autre ; il y a l'être, avec tête et mains… et voilà pourquoi j'ai barré cette phrase, que je ne crois pas juste.

dimanche 21 avril 2024

La question des questions scientifique


Lors d'évaluations des travaux scientifiques, qu'il s'agisse de juger des rapports écrits ou des présentations orales, il y a souvent la question des questions scientifiques : lesquelles ont-elles été retenues pour les travaux effectués ? 

Les évaluateurs, s'ils font bien leur métier, doivent distinguer les questions scientifiques des questions technologiques. Les unes ne sont pas mieux que les autres, ou les autres que les unes, mais il y a des différences de nature : dans un cas (les sciences de la nature), on cherche à repousser les frontières de l'inconnu, mais, dans l'autre, on veut perfectionner des techniques, introduire des méthodes nouvelles, inventer et non pas découvrir. 

Ici, je m'interroge sur les questions scientifiques, et non pas sur les questions technologiques, faisant l'hypothèse (bien exagérée, hélas) que nos évaluateurs sauront faire la différence. Comment sélectionner nos questions (scientifiques, donc) ? 

Pourquoi avons- nous choisi les questions que nous explorons ? Cette... question est évidemment très difficile, et si l'on se reporte à d'autre billets, on verra que je propose moins d'y répondre que de s'être interrogé, en vue de pouvoir y répondre un jour de façon claire. Oui, je propose que nous sachions répondre clairement à : 

1. quelles questions scientifiques explorons-nous ? 

2. pourquoi avons-nous choisi ces questions plutôt que d'autres ? 

Etre capable de dire quelle est la question que nous explorons, c'est la clé de voûte de l'ensemble du travail, car la réponse à cette question conditionne le choix des méthodes que nous mettons en œuvre. Si l'objectif est connu, alors le chemin qui y mène pourra être choisi, mais l'inverse est plus hasardeux. Certes, il se peut fort bien qu'une question soit inaccessible et moins intéressante que le chemin que l'on empruntera, chemin au cours duquel nous ferons mille découvertes, et peut-être même des découvertes importantes, si l'esprit est préparé, mais on conviendra que la méthode est quand même hasardeuse, et manque de réflexion. Pour ce qui concerne les raisons pour lesquelles nous choisissons une question plutôt qu'une autre, c'est là, à nouveau, un sujet de discussion que je propose d'avoir, car les scientifiques savent bien que certaines questions sont plus "porteuses" que d'autres, en termes de frontières de l'inconnu repoussées. 

Certaines études trouvent une réponse à une question, et font faire des progrès très locaux, ce qui n'est pas mal, mais sans plus. En revanche, dans d'autres cas, les études ouvrent des champs, et l'on ne peut s'empêcher de penser que le travail est alors bien supérieur. On aura compris que, évaluateur (des autres ou de moi-même), je préfère les questions qui ouvrent des champs aux questions qui se limitent à apporter des réponses ponctuelles. Bien sûr, il y a toujours le risque qu'une ambition démesurée conduise à des travaux stériles, et il est sans doute de bonne stratégie d'avoir des travaux à des échelles de temps différentes : petites questions, moyennes questions, grandes questions. 

Pour autant, peut-on faire une carrière sur de petites questions ? C'est peut-être dommage, sauf si l'accumulation de petites questions finit par faire un champ de grande ampleur, une belle construction. Mais on se souvient surtout que, pour les question aussi difficile que celle qui est traitée par ce billet, je n'ai aucune certitude… et surtout des questions. Je demande essentiellement que nos communautés aient des discussions claires à ce propos, afin d'aider les jeunes scientifiques à forger leurs stratégie.

samedi 6 avril 2024

Et si l’on considérait que la vulgarisation s’arrête à la connaissance, et l’enseignement à la compétence ?

 Dans un autre billet, je mettais la limite entre vulgarisation scientifique et technologique, d'une part, et enseignement scientifique et technologique, d'autre part, à l'utilisation du calcul. 

A la vulgarisation, le discours explicatif, de l'extérieur de l'objet, si l'on peut dire ; à l'enseignement le maniement d'équations, de l'intérieur. Ici, je propose une ligne de démarcation qui semble différente, mais qui ne l'est pas, en réalité : la vulgarisation viserait à transmettre des connaissances, mais l'enseignement veut transmettre des compétences. 

Dans les deux cas, vulgarisation et "enseignement", n'y a-t-il pas les questions suivantes, dans le désordre : 

- pourquoi veut-on apprendre ? 

 - que veut-on apprendre ? 

 - comment apprendre ? 

- surtout, qu'est-ce qu'apprendre ? 

Selon le bon dictionnaire qu'est le Trésor de la langue française informatisé (gratuit, en ligne, fait par le CNRS), le mot "apprendre" signifie seulement étudier, acquérir une connaissance, de sorte que ma distinction entre vulgarisation/connaissances et enseignement/compétences est sans doute abusive, mais à quoi bon passer du temps pour avoir une connaissance qui s'évaporera aussitôt obtenue ? Et puis, tant qu'à faire, pourquoi ne pas aller jusqu'au point où la connaissance devient opérationnelle, où elle devient une compétence ? 

Reprenons, en répondant aux questions précédentes, pour la vulgarisation, d'une part, et pour l'apprentissage des étudiants, d'autre part.

 

La question de la vulgarisation

 Pour la vulgarisation, il y a la volonté de mieux comprendre le monde, mais "en plus", si l'on peut dire. Pour beaucoup, il s'agit d'un délassement, un peu passif, à la façon du Dr Watson qui observe Sherlock Holmes. Il s'agit donc de s'émerveiller, sans prétendre avoir les compétences de produire de la connaissance scientifique (parce que cela prend du temps, et que nos amis qui ont des professions prenantes n'ont pas le temps de se consacrer à la recherche scientifique). 

Que veut-on alors apprendre ? A chacun ses goûts, ses envies, puisqu'il s'agit de "loisirs". Comment apprendre ? Le plus simplement possible. Qu'est-ce qu'apprendre, alors ? Obtenir la connaissances des découvertes récentes. 

Apprendre en vue d'exercer un métier  

 Pour l'apprentissage des étudiants (je ne me résous pas à nommer cela de l'enseignement, depuis que j'ai compris que la question est moins d'enseigner que d'apprendre), il y a deux points de vue à réconcilier : celui de la diffusion de connaissances produites, et celui de la formation professionnelle. Dans le temps, l'université n'était pas faite pour donner un métier, et les professeurs faisaient en réalité oeuvre de vulgarisation. Sont apparues les écoles d'ingénieurs, qui ont formé les ingénieurs ; sont apparus les instituts de technologie, pour former ingénieurs et techniciens. Et, dans le même mouvement, l'université s'est mise à donner de la formation professionnelle, pour ceux qui voulaient se donner le temps de choisir, ou qui ne voulaient pas passer des concours, ou pour diverses autres raisons : il y a eu les BTS, les licences professionnelles, etc. 

Mais ne nous laissons pas égarer sur la voie de la description des formations et restons à nos questions. Pour la formation professionnelle, l'objectif est de contribuer à la formation des professionnels, c'est-à-dire des personnes qui savent exercer un métier, et qui n'ont pas seulement des connaissances, mais des compétences ! Cette analyse devrait éclairer les étudiants sur les objectifs qu'ils doivent se fixer : qu'importe qu'ils sachent ce qu'est une équation ; il faut surtout qu'ils sachent la résoudre, qu'ils sachent utiliser les techniques (éventuellement des programmes et des ordinateurs) de résolution. Idem pour les notions de physico-chimie : c'est évidemment très bien de savoir ce qu'est la force de Laplace, ou la viscosité, ou l'énergie libre... mais l'objectif n'est pas là ; les étudiants doivent savoir utiliser ces notions. 

D'où la nécessité d'exercices et de problèmes, qui sont des moyens de tester des compétences. Les "questions de cours" n'ont pas d'intérêt, dans cette perspective. Il s'agit de mettre en oeuvre les connaissances ! Et comme, en science et en technologie, les notions sont toujours quantitatives, c'est bien le calcul que les étudiants doivent maîtriser !

lundi 1 avril 2024

Professeur : quel beau métier !

 Professeur, quel beau métier ! 

Quand on en vient à admirer assez naïvement des choses admirables, on s'expose à la moquerie... mais devons-nous vraiment nous préoccuper des pisse vinaigre ? Cette question a deux objectifs : d'une part, me donner l'occasion de promouvoir cette devise merveilleuse : « le summum de l'intelligence, c'est la bonté et la droiture » ; d'autre part, faire état -sans naïveté : le terme "naïvement" trouvait une place rhétorique- d'une évidence... oubliée, à savoir que, oui, le métier de professeur est admirable. 

Ce billet, lui, veut surtout rappeler ce qui est en réalité une évidence, à savoir que les professeurs se préoccupent de les étudiants. Une certaine lutte des classes idiote oppose les deux camps : les étudiants qui rechigneraient à faire leurs devoirs, à passer du temps sur les matières « arides » ; les professeurs qui considéreraient que les étudiants sont paresseux. 

Cette vision du monde ne me va pas, tout comme ne me va pas l'opposition encore prétendue mais soutenue par certains selon laquelle, pour les industriels, les chercheurs seraient des êtres abscons, enfermés dans leur tour d'ivoire et quasi inutiles, tandis que, pour les scientifiques, les industriels seraient des individus cupides, terre à terre et pas toujours honnêtes. 

D'ailleurs, on comprend qu'avec l'évocation de la lutte des classes, je déteste la prétendue opposition entre travailleurs et patrons. Je suppose que je n'ai pas besoin d'expliquer beaucoup ce qu'est cette prétendue lutte. 

En revanche, je veux dire ici que les faits sont bien différents : s'il y a effectivement des patrons détestables, il y en a aussi d'honnêtes, qui se charge de la responsabilité d'une entreprise parce qu'ils se soucient d'emploi, du bien être de leurs collègues. 

D'ailleurs, de l'autre côté, il faut dire que s'il y a des travailleurs honnêtes, courageux, travailleurs, il y en a aussi de paresseux, profiteurs... Mais on me connaît : je ne veux voir que le meilleur, et, pour les deux groupes, ce sont ceux qui se soucient du bien d'autre qui m'intéressent : les patrons qui visent l'emploi, le bien être des autres, et les travailleurs travailleurs, ceux qui font bien leur travail, honnêtement, selon les termes du contrat qu'ils n'ont pas manqué de signer avec l'entreprise qui les emploie. 

De même, en remontant la chaîne que nous avions descendue, il y a des scientifiques enfermés dans leur tour d'ivoire... mais il y a aussi les autres, qui sont nombreux. Et s'il y a des industriels obtus, il y en a aussi qui sont merveilleux, et qui savent qu'il faut associer la recherche scientifique et la technologie pour aboutir l'innovation, laquelle profite aux deux parties. 

Enfin, pour remonter au véritable sujet de ce blog, ce qui m'intéresse, c'est de constater qu'il y a des étudiants intéressés par les sujets qui leur sont proposés, sujets qui sont d'ailleurs tout à fait merveilleux : les sciences chimiques, en particulier, sont inouïes, remarquables, admirables, merveilleuse… 

Je n'ai pas assez d'adjectifs pour dire tout le bien je pense de ces matières. Et parmi les professeurs, il y en a effectivement qui se contentent d'avoir un métier, pour qui les étudiants sont sans importance, mais il y a aussi tous ceux qui se décarcassent pour les étudiants dont ils ont la responsabilité. Observons que je n'ai pas dit « la charge ». Oui, il faut dire aux étudiants que certains professeurs sont admirables, et que, par vision politique, ils acceptent des salaires bas, car ils considèrent que la mission d'enseigner vaut des sacrifies : ne s'agit-il pas, en effet, de prévoir le monde de demain ? Ne s'agit-il pas de favoriser des compétences et des comportements qui mettront un peu d'harmonie dans notre monde ? 

 

A partir du moment où on cesse de voir le monde par le prisme idiot de la lutte des classes, tout devient plus simple, les rapports sont apaisés, les objectifs sont plus clairs pour chacun, les intentions aussi. C'est pour cette raison que j'en reviens maintenant à ce que j'avais nommé le contrat d'enseignement. Quand il est rédigé, il ne faut pas le laisser moisir sans le considérer, au contraire. 

Je propose qu'il fasse l'objet d'une discussion préliminaire, voire d'une rédaction commune par les professeurs et les étudiants. Il ne s'agit pas d'une espèce de formalité, mais du socle sur lequel doivent s'ériger les activités conjointes des étudiants et des professeurs. Récemment encore, alors que nous avions pris soin de préparer un document soigneux, je sais qu'il a été lu trop vite, et que certains étudiants n'ont pas pu profiter pleinement du système d'apprentissage que nous avions prévu pour eux. Nous aurions dû y passer plus de temps, et peut-être même interroger les étudiants (sans évaluation, bien sûr) pour nous assurer qu'ils avaient bien capté les informations essentielles que nous voulions transmettre. Il en va de la réussite du projet d'enseignement que nous avons en commun. 

Certes, cela prendra un peu de temps d'enseignement, mais l'expérience prouve que nous ne pouvons pas en faire l'économie. 

Finalement on aura observé que, dans ce billet, j'utilise le mot de "professeur", et non pas d'"enseignant". On se reportera à un autre billet pour voir pourquoi le mot d'"enseignant" me déplaît. En substance, quand même, il y a le fait que je répète que l'enseignement est moins important que l'apprentissage, et qu'il ne s'agit pas pour les enseignants d'enseigner, mais il s'agit pour les étudiants d'apprendre. 

A quoi bon le changement de mots ? Professer, c'est soutenir des thèses, « dire devant » : le professeur a un discours, et ce discours ne se réduit pas à des informations techniques, mais à un mode de vie, et l'on voit d'ailleurs, dans l'histoire des sciences, que les grands professeurs ont toujours été des individus qui se préoccupaient d'un cadre qui conduisait les étudiants à mieux apprendre, à apprendre en connaissance de cause, à apprendre par un apprentissage qui avait du sens, qui dépassait les simples connaissances, à apprendre en comprenant pourquoi ils apprenaient, de sorte que, motivés d'eux-mêmes, ils se dirigeaient plus facilement vers l'objectif qu'ils s'étaient eux-mêmes donné. 

 

Il y a donc tout un état d'esprit à organiser, et le contrat d'enseignement n'est qu'une partie infime de ce cadre que nous devons créer avant de commencer à discuter techniquement des diverses matières. Mais c'est un bon début... et c'est notamment avec un tel début que le métier de professeur est merveilleux !

mardi 13 février 2024

Du travail acharné pour venir à bout de tout

 Un groupe d'étudiants d'AgroParisTech a organisé la visite de l'école par des classes venues de lycée en zone prioritaire, et ils m'ont demandé si j'accepterais de parler à ces élèves. Comment refuser de prendre 20 minutes pour expliquer mon passionnant métier ? 

Plus précisément, ces 20 minutes étaient divisées en deux fois dix minutes, pour des groupes successifs, et il s'agissait donc de donner de l'espoir. 

Mais il s'agissait aussi d'expliquer mon métier et, suivant l'exemple du merveilleux Michael Faraday, j'ai décidé de faire une expérience, en l'occurrence de chercher à savoir si la vitamine C a effectivement des propriétés antioxydantes, ce qui se met facilement en évidence à l'aide de permanganate de potassium : il suffit d'observer la décoloration. 

Cette expérience étant faite, il fallait quand même expliquer ce qu'est mon métier et à cette fin, il y avait lieu d'expliquer ce qu'est la science et quelle est sa méthode. 

Or il n'y a pas de science sans calcul, sans équation, sans théorie, et là, le temps était trop court pour bien le montrer, de sorte qu'il était logique de se limiter à le dire, mais  le dire de façon positive, en disant  aussi qu'il s'agit de quelque chose de très simple... pour ceux qui apprennent. 

Dans mon discours d'hier, il y avait ce "quelqu'un qui sait (connaissances), c'est quelqu'un qui a appris", qui a travaillé pour apprendre, et quelqu'un qui sait faire (compétences), c'est quelqu'un qui a appris à faire, qui a passé du temps à apprendre.

 

Mais le temps était écoulé de sorte que dans les 30 secondes qui restaient, j'ai pu seulement leur donner deux cadeaux  : 

1.  le premier, qui faisait suite à l'idée précédente, était la devise de mon père : labor improbus omnia vincit, à savoir qu'un travail acharné vient à bout de tout. Nos compétences, nous nous les forgeons... Si nous décidons de le faire. 

2. Et le deuxième cadeau, était ma propre devise,  à savoir que nous sommes ce que nous faisons. 

 

J'invitais ainsi nos jeunes amis à faire quelque chose dont il seraient fiers.

samedi 20 janvier 2024

Faisons confiance aux experts


Croire naïvement et douter de tout sont deux positions également fautives.

 Effectivement il y a lieu de s'interroger sur les idées qui nous sont proposées, car on sait combien nos sociétés humaines mettent de rhétorique, voire de mensonges, dans les échanges. Inversement une méfiance excessive conduit à se priver des faits justes sur lesquels notre esprit d'analyse pourrait s'exercer justement. 

Pour pallier la première difficulté, il y a donc lieu de s'interroger sur les émetteurs des messages, leur fiabilité, en gardant dans un coin de la tête l'idée que même des messages émis par des sources fiables pourraient être erronés. Il y a lieu de faire toujours une sorte d'analyse de risques, d'assortir la confiance d'une sorte de degré de confiance. 

Pour pallier la deuxième difficulté, il y a sans doute lieu d'utiliser la même stratégie, c'est-à-dire identifier des sources plus dignes de confiance que les autres. 

 

Par les temps qui courent, à propos de matières compliquées, comme les questions de santé et d'alimentation (pensons, par exemple, à l'effet à long terme de très petites doses de composés toxiques sur la santé, ou des résidus de pesticides, ou de la possible qualité des aliments bio, ou encore de la possible toxicité des édulcorants), je crois qu'il est utile de reconnaître et de faire savoir que les experts de l'Etat sont la meilleure de nos sources. 

Ils sont la meilleure de nos sources, parce que ces personnes ont souvent choisi le métier qu'ils exercent par souci de rendre un service à la collectivité. Pour accepter d'être moins bien payé que dans l'industrie, de travailler dans des conditions matériellement plus rudimentaire, il faut en quelque sorte avoir l'âme chevillée au corps. 

Je sais qu'une partie de la population pense que les fonctionnaires sont des sortes de privilégiés, à l'abri du chômage, ou avec des avantages particuliers, mais cela n'est pas juste : je peux témoigner qu'un très grand nombre de mes collègues s'engagent, sans compter leurs heures, dans le métier qui est le leur, pour de véritables raisons politiques, au sens le plus nombre du mot politique, se préoccuper de la collectivité. 

Ajoutons également que ces personnes sont compétentes : elles sont payées pour avoir la compétence qui est la leur, inégalable parce qu'elles y passent tout leur temps, ce que toute personne engagée dans une autre activité professionnelle n'est pas à même de faire. 

Et, là encore, l'argument que le temps libre d'un citoyen pourrait être utilisé pour faire le travail de recueil des données ne vaut rien : je sais que mes collègues ne s'arrêtent pas de fonder leur compétence lorsque vient le week end ; ils poursuivent leurs travaux, leurs études, pendant ces deux jours, pendant leurs vacances. Pas tous, mais beaucoup ! 

Ajoutons également qu'il n'est pas vrai que les experts soient vendus. D'une part, cette idée générale est... générale, donc fausse ; d'autre part, c'est une calomnie qui mériterait d'être punie par la loi. En effet, c'est une calomnie, une diffamation. 

Ensuite, c'est une déclaration toxique pour le bon fonctionnement de notre collectivité tout entière, jetant le doute sur la source la plus fiable d'informations que notre collectivité se donne les moyens de constituer, qu'elle paye pour avoir. Il y a donc un dol financier, supporté par l'ensemble des contribuables. 

Un mot, en passant, sur cette prétendue "expertise citoyenne". En matière de toxicologie, il n'y a pas d'expertise citoyenne. Cela se démontre, car jamais l'observation des maladies individuelles, surtout quand elles sont personnelles, n'a permis d'identifier des phénomènes que seule l'épidémiologie permet de repérer. 

L'épidémiologie, ce n'est pas un vain mot, ce n'est pas une activité d'amateur. C'est un véritable travail, fondé sur la réunion de très nombreuses observations, et qui permet de voir ce que la vision individuelle ne voit pas. En matière de santé, la maladie individuelle peut survenir pour de multiples causes, car la santé est une condition propre à l'organisme, lequel est un système complexe. Quand nous buvons du café, mangeons de la choucroute, du fromage, du saucisson, quand nous vivons en ville, ou encore à la campagne, quand nous peignons un appartement, utilisons du savon pour nous laver, quand nous marchons ou que nous nous exposons à l'atmosphère d'une forêt, etc., notre organisme réagit à notre insu, et c'est l'ensemble de toutes les conditions, cumulées sur la succession des jours que nous vivons, qui conduit à notre état de santé. Attribuer une maladie, ou la santé, à une cause unique est d'une naïveté navrante, et seule l'épidémiologie permet d'y voir plus clair. 

L'épidémiologie n'est pas à la porté de l'individu, du citoyen isolé, de sorte qu'il ne peut pas exister d'expertise citoyenne, dans ce domaine. D'autre part, un citoyen qui s'informe ne pourra jamais réunir l'ensemble des informations qu'un véritable praticien, un expert, aura. 

C'est ainsi que je me suis toujours étonné de voir des journalistes (on comprend que je ne tombe pas dans la généralité: je ne dit pas "les journalistes") croire qu'une enquête de quelques semaines, voire quelques mois, pourra leur donner les capacités, les compétences d'un médecin dont l'enquête tombe dans le champ de spécialité. La pratique quotidienne, jour après jour et heure après heure, fondée sur des années d'étude, donne une compétence et une expertise qu'aucun journaliste n'aura jamais. 

Ce qui est vrai pour la médecine vaut pour la chimie, la nutrition (observez que je ne la confonds pas avec la diététique), la toxicologie, etc. Ce serait de la dernière présomption que de croire que l'information glanée puisse être de l'expertise. Le savoir naïf n'est rien, et notre seul recours raisonnable est le choix d'expert bien sélectionnés. Bien sûr, l'expert parfait n'existe pas, non pas que les experts soient malhonnêtes, non pas qu'ils soient soumis à des influences, mais simplement parce que même l'expert qui compulse des dossiers énormes n'est pas omniscient, et doit élaborer son expertise sur un ensemble de données limité (vita brevis, ars longa). Ne nous trompons pas de combat pour autant ! 

 

 Pour terminer, je veux revenir à la question de la sélection des experts... et réclamer du courage. Tout d'abord, je veux faire état d'une anecdote terrible : je connais un expert qui fut récusé par une agence de santé parce qu'il avait touché une somme de... 150 euros pour un article qui avait été publié dans une revue où l'industrie pharmaceutique avait placé des publicités. Cent cinquante euros ? 

C'est risible ! Et c'est scandaleux, idiot, de récuser un expert pour une telle somme, d'autant -je gardais le meilleur pour la fin- que cet expert est le seul de sa discipline et que l'agence de santé a recouru à des personnalités qui n'étaient pas expertes. Je récuse ces dernières ! 

Un autre exemple: : dans le même type de configuration, un expert a été récusé parce que sa belle soeur travaillait dans l'industrie pharmaceutique. Et alors ? Pouvons nous être responsable de nos proches ? Et d'ailleurs, le fait de travailler dans l'industrie pharmaceutique est-il condamnable ? 

Je rappelle que l'industrie, c'est le "vrai monde", l'essentiel de la nation ; les services de l'Etat que sont que des appuis. Et, de surcroît, je condamne l'idée selon laquelle l'industrie (pharmaceutique, par exemple) serait un repère de brigand. Nous y avons des amis, des proches... L'industrie pharmaceutique est plein de personnes, honnêtes, remarquables, et, au fond, c'est une imbécilité coupable que de se priver de la compétence de ces personnes compétentes. Dans nos petits milieux, on sait bien qui est digne de confiance ou pas, et il vaudrait mieux, plutôt que d'appliquer des règles de sélection simpliste, y aller voir de plus près et faire un choix intelligent. 

A cette fin, il faudra avoir du courage : la sélection d'un expert industriel par une agence de santé impose d'être capable de résister ensuite à une certaine presse, à une certaine partie de la population, à un certain monde politique, qui critiqueront les choix. La stratégie de l'autruche et du parapluie ne vaut rien, et il faut avoir du courage. Je suis très confiant que les temps actuels ne sont qu'éphémères, et je suis optimiste : nous saurons dépasser la crise actuelle de l'expertise !

lundi 15 janvier 2024

La cuisine est-elle de la chimie ? Non, vraiment non.

Pardon à tous mes amis : j'ai beaucoup hésité, à propos de cette question, parce que j'avais une idée fausse de la chimie, et, d'ailleurs aussi, de la cuisine. 

Commençons par la cuisine : il s'agit certainement d'une activité technique, mais qui se double d'une composante artistique et d'une composante sociale. Mais c'est quand même l'activité -technique- de préparation des mets à partir d'ingrédients. 

Pour la chimie, c'est plus compliqué, non pas que la chimie soit plus compliquée que la cuisine, mais parce que son statut est plus... hésitant. Plus exactement, il y a une hésitation entre l'activité technique de production de composés, et l'activité scientifique d'exploration des réactions mises en oeuvre par les chimistes, ou pouvant être mises en oeuvre... avec, au milieu, entre technique et science, la technologie, le métier des ingénieurs. 

La chimie est-elle une technique ? Non, parce que la technique ne se confond pas avec la science. Le mot de "chimie" est apparu vers le 18e siècle, notamment avec Antoine Laurent de Lavoisier, et n'importe qu'elle préparation ne se confond pas avec une activité scientifique ! 

Donc partons de bases saines : la cuisine est une technique, qui prépare des aliments ; la chimie est une science, qui explore des phénomènes. Quelles sont les relations entre les deux champs ? On commencera par observer qu'ils n'ont rien en commun. 

Certes le cuisinier qui cuisine chauffe, de sorte que de nouveaux composés sont formés : quand la viande brunit, quand le sucre caramélise, par exemple. Il y a donc des transformations moléculaires en cuisine, mais il n'y a pas de "science de la nature".

dimanche 31 décembre 2023

La formation par la recherche ?


Attirons les jeunes vers la technologie... par quelle formation ?     

A l'heure où commence à se faire sentir un déficit de personnel dans les industries alimentaires, la question du type de formation dispensée aux jeunes convient d'être posée. Connaissant mal l'agronomie ou l'élevage, notamment, je ne prétends pas que l'analyse suivante convienne à ces... champs ; la question est surtout posée pour ce qui concerne l'alimentaire (qui ne se résume pas à l'industrie, mais comprend un artisanat diversifié et nombreux : en 2006, plus d'un million d'actifs dans les métiers de l'hôtellerie, de la restauration et de l'alimentation), mais on pourrait supposer qu'il y a peu de différences, sinon de nature des travaux.    

 

 La question principale que l'on évoque ici est cette "formation par la recherche", que l'on évoque sans cesse (<a href="http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid22130/les-cifre.html">http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid22130/les-cifre.html</a>), mais n'avons-nous pas toujours intérêt de nous méfier des formules, qui font peser sur celui ou celle qui les reçoit le poids d'une "autorité" souvent indue ?   

Par exemple, serions-nous prêts à gober des "Tout est bien sortant de la Nature, tout dégénère dans les mains de l’homme" (Jean-Jacques Rousseau, qui eut hélas de l'influence) ? Et puis, "recherche" : de quoi s'agit-il exactement ? Si le scientifique fait de la recherche scientifique, le technologue fait de la recherche technologique... et l'artiste fait de la recherche artistique ; trois activités que l'on pressent bien différentes. Laquelle serait la bonne méthode pour former les jeunes esprits ? Et, même, l'une de ces trois méthodes serait-elle simplement utile ?   

Dans le passé, la formation des jeunes, et la sélection qui était assortie à cette formation a été le grec ou le latin (André Chervel, Marie-Madeleine Compère, "Les humanités dans l'histoire de l'enseignement français", Histoire de l'éducation, 1997, 74, 74, 5-38). Bonne méthode ?  Les deux disciplines ont eu leur heure, et rien ne prouve que l'enseignement de ces deux langues ne forme pas bien les esprits : il suffit de voir combien de grands Anciens furent formés à ces disciplines pour comprendre que la formation par le maniement du langage était légitime. Pourtant ce type d'enseignements a été balayé.   

La rhétorique ? Elle fut également employée, et il suffit de lire le manuel de Pierre Fontanier (Les figures du discours, 1818) pour mesurer combien nous sommes devenus des enfants... auprès des enfants qui bénéficiaient d'un tel enseignement. 

Les mathématiques ? Elles ont eu leur heure, qui n'est d'ailleurs pas entièrement terminée (Michèle Artigue et Hélène Gispert, Cent ans de réformes de l'enseignement des mathématiques, http://culturemath.ens.fr/histoire%20des%20maths/htm/ICMI/reformes.htm). La chimie ? Certains ont dit que son enseignement conduisait à bien appréhender les systèmes complexes. La biologie ? Elle est à la mode, et son argumentation est du même type que pour la chimie.   

Bref, chacun promeut sa discipline avec beaucoup d'aplomb, mais peu d'arguments quantitatifs.     

Et la "recherche", pour y revenir ? Là, la question est plus ambiguë, car, comme on l'a vu, le mot "recherche" est trop vague. 

Pour la recherche en sciences de la nature (pour des sciences de l'homme et de la société, c'est sans doute une autre affaire), la méthode enseignée, en vue de "structurer les esprits" (au fait, si un esprit peut effectivement apprendre ce qui lui est enseigné, peut-il vraiment être "structuré" par l'enseignement qu'on lui dispense ?) consiste en un objectif et une méthode. L'objectif est la recherche des mécanismes des phénomènes, et la méthode inclut : observation des phénomènes ; quantification de ces derniers ; réunion des données en lois synthétiques ; recherche de mécanismes quantitativement compatibles avec ces lois ; recherche d'une prévision expérimentale ; test expérimental de cette prévision en vue de la réfutation de la théorie proposée.   

Pour la recherche technologique, la question semble bien différente, puisque l'objectif de la technologie est l'amélioration de la technique, et que sa méthode est... Au fait, quelle est la méthode de la technologie ?   Dans un "manuel de technologie" (<em>Science, technologie, technique : quelles relations?</em>, Editions Quae/Belin), j'ai proposé qu'elle consiste en : (1) aller chercher des résultats des sciences de la nature ; (2) sélectionner des résultats pour leur potentiel applicatif, d'innovation ; (3) faire le transfert technologique, de la science vers la technique. Toutefois cette proposition de bon sens est bien insuffisante, et il conviendrait d'aller plus loin dans cette analyse.   

En attendant, la question se pose : notre société a-t-elle plutôt intérêt à former principalement des ingénieurs (on rappelle que la formation d'ingénieurs est l'objectif principal des écoles... d'ingénieurs, même s'il se glisse, dans les promotions, quelques personnes qui se destinent à la recherche scientifique) par la méthode scientifique, ou convient-il  de former des scientifiques par la technologie ?   

Le bon sens, encore, voudrait que des voies de formation soient séparées pour les deux types de métiers, que chaque groupe reçoive une formation spécifique, et certains ont proposé que les universités soient le lieu de formation des scientifiques, les écoles d'ingénieurs étant destinées à la formation d'ingénieurs.   

Toutefois les faits montrent que la "formation par la recherche" est proposée pour les deux cas... et que les promotions mêlent des étudiants qui visent les deux métiers. Ne serait-il pas dommage (pour la nation) que de bons esprits, sélectionnés par les concours d'entrée aux grandes écoles, ne puissent rejoindre les rangs de la recherche scientifique ? Ou que des étudiants de l'université ne puissent trouver du travail dans l'industrie ?   D'ailleurs, on ne saurait restreindre le panorama aux grandes écoles et aux universités : n'oublions pas les I.U.T, dont le nom comporte bien le mot "technologie"... alors que ces institutions forment souvent des techniciens, plutôt que des technologues, c'est-à-dire des ingénieurs;    

Dans l'hypothèse où l'enseignement dispensé "forme les esprits", la question s'impose : si un pays veut former des ingénieurs, ne semble-t-il pas préférable que ces derniers soient formés à leur méthode spécifique, au lieu d'être formés à un métier qu'ils n'exerceront pas ? Et vice versa pour les scientifiques ? D'ailleurs, il serait honnête d'observer que les sciences de la nature sont souvent "mieux  considérées" que la technologie,  par les étudiants comme dans l'enseignement primaire ou secondaire, où l'introduction de la technologie est un "marronnier", sans cesse repoussé par une partie du corps enseignant en "sciences". Certes, l'analyse de l'enseignement des sciences dans le Second Degré montre que l'on enseigne en réalité les résultats des sciences plutôt que leur méthode, de sorte que l'on n'est pas totalement hors sujet, mais, dans ces cours de "science", le mot "technologie" n'est pas prononcé, et l'on se raccroche au mot de "sciences", ces dernières étant une sorte d'objectif élevé, couronné, en vertu d'une détestable réminiscence d'Auguste Comte, par les mathématiques.   

Le résultat est connu : on récupère, en fin de licence, des étudiants qui rêvent de sciences, sans avoir la capacité de les exercer, au lieu de voir des étudiants briguer une saine technologie. 

Bref, ne faisons-nous pas une erreur sociale en montrant les beautés des sciences, au lieu de clamer "Vive la technologie ?". Ne faisons-nous pas une erreur sociale en plaçant la technologie au-dessus de la technique, au point de nommer "nouvelles technologies" ce qui n'est que nouvelle technique ? Le vulgarisateur Louis Figuier n'avait-il pas raison de publier ses Merveilles de l'industrie, en quatre tomes (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k106079n/f1.image), afin d'attirer de jeunes esprits vers les secteurs qui font la prospérité des nations ?     

 

Pour conclure, nous ne pouvons rester sur l'idée du contenu, tant la forme des enseignements est appelée à changer, notamment avec l'usage de l'internet : dans de récents échanges pédagogiques, on a vu cette réflexion naïve d'un collègue enseignant, qui s'interrogeait sur la possibilité d'accès wifi aux étudiants, sachant que "ces derniers vérifiaient sur internet ce que l'enseignant leur disait" dans un de ces cours <em>ex cathedra</em> périmés qu'il donnait encore.   

Formation par la "recherche" ? Au XXIe siècle, la formation se fait par la recherche... d'informations, et s'impose alors d'aider nos successeurs à apprendre à chercher des sources fiables, à faire du tri dans l'infinité des sources... S'impose un nouvel exercice des métiers... avec des compétences que nous n'avons peut-être pas nous-mêmes.   Chers confrères, je vous offre donc la question : la formation par la recherche, de quoi s'agit-il ?

samedi 4 novembre 2023

C'est une chose amusante que de se retrouver deux fois dans la même situation et évidemment, la deuxième fois, on a plus de recul.

 
Dans les années 80, quand je cherchais à introduire la cuisine moléculaire, j'étais face à des résistances terribles :  tout le monde me prenait pour un fou avec mes pompes pour faire des mousses, mais sondes à ultrasons pour faire des émulsions, les évaporateurs rotatifs pour distiller les ingrédients alimentaires, les ampoules à décanter pour dégraisser les bouillons, et cetera. 

Mais progressivement, cette cuisine moléculaire s'est imposée au point qu'elle est partout dans le monde. 

Dans les années 90, une certaine presse un scandale s'était emparée de la chose et je ne compte plus le nombre d'articles dénonciateurs qui me sont tombés sur le poil. A l'époque, cela m'émouvais un peu, mais finalement, je n'en suis pas mort, d'autant que je n'avais rien à me reprocher, que je n'avais rien à vendre, et que j'étais seulement là au service du monde culinaire pour proposer une rationalisation des pratiques, et surtout pour faciliter le métier des cuisiniers. D'ailleurs, je continue dans cette lignée parce que nombre de techniques culinaires restent soit énergivore, soit épuisantes. Je maintiens, par exemple, que les cuisiniers devraient être beaucoup plus assis qu'il ne le sont.
 

Mais c'est là l'histoire ancienne et, depuis 94, il y a maintenant la cuisine de synthèse, que je développe de la même façon que j'ai promu la cuisine moléculaire, que je promeus de la même façon, toujours sans aucun intérêt financier. 

Et là, je rencontre exactement les mêmes hésitations de mes interlocuteurs, les mêmes arguments, les mêmes questions... 

C'est amusant de se retrouver exactement dans la même situation car la deuxième fois, on prend ça en souriant : toutes les critiques que l'on m'avait fait revienne exactement à l'identique deux.  

N'est-ce pas risible ? Là, alors que l'intérêt commence à se manifester, je vois que la presse va le faire aussi, et qu'il y aura des journalistes pour applaudir les nouveaux développements, et d'autres pour les critiquer. 

Mais comme je l'ai dit plus haut, je ne suis pas mort des critiques qui avaient été faites à la cuisine moléculaire et je ne mourrai pas non plus des critiques qui sont faites à la cuisine de synthèse. 

Par conséquent, je suis serein et je continue mon travail de promotion car il ne s'agit rien de moins que de faire grandir l'art culinaire.

jeudi 5 octobre 2023

Mousse au chocolat

 
Le séminaire de gastronomie moléculaire du mois de septembre 2013 était consacré à la mousse chocolat, et, plus précisément, à l'opération de « sacrification ». 

De quoi s'agit-il ? On commence par fondre du chocolat avec du beurre, et, à part, on fouette des jaunes d'oeufs avec du sucre jusqu'à faire le « ruban ». On prépare alors des blancs d'oeufs en neige, également avec du sucre. Puis on met le ruban dans le chocolat et l'on ajoute enfin les blancs d'oeufs battus en neige. La sacrification concerne l'ajout des blancs d'oeufs battus en neige, que l'on ne fait pas en une seule fois mais en plusieurs : on ajoute d'abord une petite quantité de blanc en neige et l'on mélange -dit-on- assez énergiquement avant d'ajouter le reste des blancs, que l'on mêle à la première masse avec beaucoup plus de délicatesse que dans le premier cas. 

Voilà pour la théorie, mais, vu les opérations que nous avons effectuées au séminaire, je trouve que les apprenants en cuisine ont bien du mérite, car l'imprécision de la description des opérations par les enseignants est considérable ! 

D'abord, à propos de l'objectif : une mousse au chocolat professionnelle n'a absolument rien à voir avec une mousse au chocolat domestique, à savoir que, malgré les indications données dans les recettes à propos de l'opération de mélange du blanc d'oeuf en neige (il est dit qu'il ne faut pas viser un mélange homogène), les professionnels visent en réalité un mélange tout à fait parfait, où le blanc en neige ne s'aperçoit plus ; il est imposé d'obtenir une la préparation parfaitement lisse, que la moindre granularité apparente suffit à disqualifier. 

La confection de la mousse au chocolat est peut-être la recette à propos de laquelle j'ai vu le mieux l'importance du tour de main, des gestes professionnels. Par exemple quand on fait fondre le chocolat : une casserole d'eau et un cul-de-poule par-dessus, ce qui permet d'avoir ce dernier légèrement chauffé, afin que le chocolat fonde assez lentement. L'ajout de beurre ne pose pas de véritable problème, mais la confection du ruban est un geste bien particulier, tout comme le battage des blancs en neige. 

 

Bref la confection d'une mousse chocolat ne ressemble en rien à ce qui est dit et écrit, et il y a là un vrai geste professionnel, distinct de la pratique domestique. A explorer en vue de faire grandir le métier, donc.

jeudi 31 août 2023

Le public n'a pas peur de la chimie : il ne la comprend pas.

 En ces temps politiquement corrects, commençons par une précaution : j'ai bien du mal à reprocher aux autres leurs ignorances (observez le pluriel, svp), puis je suis moi-même très ignorant. 

Cela étant, on nous dit que le public a peur de la chimie, et c'est un fait que les marchands de peur utilisent cette peur, ou prétendue peur, à leur avantage. Toutefois, le public a peur de la chimie ? 

 

Deux événements récents conduisent à nous interroger. 

 

Premier épisode, lors du Salon de l'agriculture : à la fin de ma présentation de la cuisine note à note, où j'ai fait goûter divers produits (observez le mot, svp), un petit boucher nivernais vient me voir et me demande si les produits que j'ai présentés sont « chimiques ». 

Je lui explique que le terme est ambigu (en général, pas en réalité), et qu'il y a des composés extraits de produits « naturels » (pour faire simple!), tel le saccharose extrait des betteraves, et des produits synthétisés. 

Synthétisés, demande-t-il ? Cherchant un exemple simple, je lui raconte qu'à l'âge de six ans, j'avais mis deux fils reliés une pile dans un verre d'eau afin de produire deux gaz, et de décomposer l'eau. 

Décomposer l'eau ? Oui décomposer l'eau : un après un certain temps, le verre est vide, l'eau a disparu, et l'on a rempli des bonbonnes de gaz que l'on nomme hydrogène et oxygène. Décomposer de l'eau : notre homme n'en revient pas. 

Profitant de son étonnement, je lui dit qu'il est également extrêmement facile de synthétiser de l'eau. Synthétiser de l'eau ? Oui, synthétiser de long, c'est-à-dire la fabriquer. Non pas par une simple condensation de vapeur, mais bien plutôt par la réorganisation de réactifs pour obtenir un produit, littéralement chimique, qui est l'eau. De l'eau en tous points indiscernables de l'eau d'eau du ciel. 

Et notre homme de s'éclairer, et de répéter, émerveillé : « Vous synthétisez de l'eau ! Vous synthétisez de l'eau ! Oui, vraiment, vous avez un beau métier ! ». 

Autrement dit, cet homme n'avait pas peur de la chimie, mais il ignorait tout de cette activité pourtant ancienne. 

 

Second épisode, plus récent encore. Ayant observé qu'en faculté de droit, nos amis juristes n'avaient pas des idées bien claires sur la différence entre un composé et une molécule (par pitié, rappelez vous ma remarque introductive), sachant que le milieu culinaire a le plus grand mal avec la notion de composé, j'enregistrais un podcast pour donner des explications. Des explications simples, à l'aide de balles diversement colorées. J'avais presque honte de délivrer des notions aussi simples (pour un physico-chimiste), mais un vague sentiment que cela devait être fait. Le résultat a été au delà de tous les espoirs... avec des emails de félicitations, de remerciements. 

Comprenons bien que je ne suis pas en train de me taper sur la poitrine, mais simplement d'observer que le public... ne comprend rien à la chimie, ne la connaît pas, et ne refuse pas de la connaître, est reconnaissant quand on lui explique. La conclusion générale de tout cela, c'est que nous nous trompons si nous acceptons l'idée que le public a peur de la chimie. Il n'a pas peur, mais il ignore tout d'un des transformations que certains savent faire. 

 

Généralisons un peu : puisque le public ignore la chimie, comment voulez-vous qu'il sache ce qu'est un OGM ? L'ADN ? La radioactivité ? De ce fait, il est facile, trop facile, d'utiliser cette ignorance pour manipuler des opinions. D'ailleurs, il est probable que cette manipulation se fasse par des personnes qui ignorent également la chimie, et qui sont seulement plus craintifs que les autres... mais c'est là une interprétation charitable, et l'on peut aussi imaginer que les marchands de peur, donc agissant à des fins commerciales, ou des gens de pouvoir, ayant volonté d'orienter les réactions du public à leur guise, se livrent à des manipulations à leur profit. Il y a donc urgence. 

Urgence à ne plus croire fautivement que le fait de vivre au XXIe siècle puisse éviter la présentation de notions élaborées au cours des siècles. Il y a une nécessité urgente d'un d'expliquer la chimie, la biologie, la physique, les sciences de la nature en général. Militons, expliquons !

lundi 21 août 2023

Techniques avancées


“Haute technologie”, “hautes technologies”...

 Il s'agit en réalité de techniques avancées, et pas de technologie, puisque la technique produite des objet, tandis que la technologie explore cette production, souvent en vue de l'améliorer.

Bref, la technique n'est pas plus de la technologie que le potage n'est de la soupe (la soupe, c'est une tranche de pain, que l'on mouille avec du potage), ou que les gourmets ne sont des gourmands (les gourmets sont les amateurs de vins, et les gourmands des amateurs de chère ; on a le droit d'être à la fois gourmand et gourmet !). 

Le monde technologique ne sort pas grandi de la faute qui consiste à nommer “technologie” ce qui est en réalité une technique, et le monde technique, non plus, d'ailleurs. 

Pourquoi cette faute ? Parce que les technologues ou ingénieurs n'ont pas suffisamment réfléchi à la différence entre technique et technologie ? Impossible de tenir une telle hypothèse, à l'encontre de personnes intelligentes, qui font un métier aussi important. 

Parce que la dénomination “technique” semble moins “élevée” que “technologie” ? Une sorte de politiquement correct qui fait un usage exagéré de la litote et de l'euphémisme ? Pour un métier... technique comme celui de la technologie, il y aurait là quelque paradoxe à confondre des notions qui sont au coeur de l'activité. 

Parce que les techniciens auraient honte de leur métier et se seraient accaparés indûment le titre de technologue ? S'il y a des question d'argent ou de statut, pourquoi pas... mais j'ai du mal à y penser, parce que je crois les métiers techniques extraordinaires. Pensons à un bon ébéniste, à un bon électricien, à un bon bourrelier... à un bon cuisinier ! 

 

Alors, pourquoi ? Parce que la langue française est contaminée par l'anglais ? Difficile à imaginer, car le mot “technique” existe en anglais, ainsi que le mot “technologie”, et c'est ici l'occasion de répéter que le MIT, institution qui forme des ingénieurs parmi les meilleurs, a un nom qui est Massachusetts Institute of Technology, institut de technologie du Massachusetts. Y aurait-il une acception généralisante du mot technologie, qui regrouperait des techniques apparentées. Je viens de relire plusieurs articles de … technologie, et je n'ai pas vu le mot employé régulièrement dans ce sens. 

 

Bref, pourquoi la confusion ? 

 

Je crois la question importante, contrairement à des personnes à qui je m'en suis ouvert récemment, et qui la balayaient rapidement (c'est généralement de la mauvaise foi) en disant que seul compte le travail que l'on fait, et que ces détails terminologiques n'ont pas d'importance. 

A quoi je réponds aussitôt que tout compte : tout travail qui mérite d'être fait mérite d'être bien fait, et plus encore quand de la transmission est en jeu, ou , plus exactement, quand est en jeu de la transmission à des jeunes, c'est-à-dire de l'enseignement. La mission de l'enseignant n'est-elle pas de clarifier ? D'aider à comprendre ? 

De ce point de vue, la confusion des mots est très nuisible, donc critiquable. Et c'est ce qui motive évidemment ce billet. Certains adultes me disent que les combats terminologiques sont toujours perdus, mais c'est là un défaitisme auquel je ne veux pas céder, parce qu'il n'y a pas de démonstration que cela soit vrai. Faraday n'a-t-il pas réussi à introduire l'usage des mots “anode”, “ion”, “électrode”, etc. ? La grande entreprise de rénovation de la chimie, autour  de la révolution française, par  Louis Bernard Guyton de Morveau, avec Antoine Laurent de Lavoisier et quelques autres, n'a-t-elle d'abord pas été une rénovation terminologique, un bouleversement de la nomenclature ? Les grandes questions de la mécanique quantique n'ont elle pas porté sur l'interprétation, c'est-à-dire le sens, des mots que l'on utilisait ? Henri Poincaré, ce génie des mathématiques, n'a-t-il sans cesse insisté sur le fait que sa plus grande difficulté consistait à trouver des mots pour transmettre ses pensées, inconsciemment formées en lui, maniées sans l'usage des mots dans son esprit ? Ne baissons pas les bras. 

Luttons. Luttons au quotidien contre les usages galvaudés de “technique” et de “technologie”, car c'est ainsi que les techniciens feront un beau métier, et que les technologues feront aussi un beau métier, différent du précédent. Soyons vigilants à propos de technologie, et nommons technique ce qui en est. Car c'est ainsi que la Raison est grande.

jeudi 3 août 2023

Quelle différence entre un outil et un ustensile ?

Le monde technique fait-il usage d'outils ? d'ustensiles ? On parle effectivement d'ustensiles de cuisine, n'est-ce pas ? 

 

Pour des questions terminologiques si fines, rien ne vaut l'étymologie, et notamment celle qui est colligée par le Trésor de la langue française informatisé. 

 

Et c'est ainsi que l'on trouve : 

 ustensiles :  Tout ce qui est nécessaire dans une maison (meubles, outils, objets domestiques).  Objet ou accessoire de conception simple, à usage domestique, servant en particulier à la cuisine.
 

Avec l'étymologie suivante : 

Étymol. et Hist. 1. a) 1374 utencilles plur. « ensemble des objets servant à l'usage domestique » (Ordonnance au sujet des finances du duc de Bourbon ds HAVARD: tous les utencilles de linge de table, de vaisseaulx de cuisine, d'eschansonnerie); 1389-92 utenciles d'ostel (Registre criminel du Châtelet, éd. Duplès-Agier, t. 2, p. 259), a désigné également les objets servant à l'exercice d'un métier (1407, Chartes confisquées aux bonnes villes du Pays de Liège, publ. par Em. Fairon, p. 307 1508, Comptes de Dépenses de la construction du château de Gaillon, éd. A. Deville, p. 520), empl. dans lequel il a été évincé par outil* (a. fr. ostil); les formes utencile, utensile, parfois fém. (v. FEW t. 14, p. 87) sont att. jusqu'au mil. du XVIIIe s. (Trév. 1740); b) fin du XVIe s. fig. (DESHOULIÈRES, Poesies, t. 1, p. 82 ds LITTRÉ: Grands savantas, nation incivile, Dont Calepin est le seul ustensile); c) 1610 sens grivois (BÉROALDE DE VERVILLE, Moyen de parvenir, éd. H. Moreau, A. Tournon, p. 133); d) 1881 « maîtresse d'un souteneur » (RIGAUD, Dict. arg. mod.); 2. a) 1472 (en parlant de soldats en garnison dans une ville) paier les ustencilles « payer les dépenses de leur entretien quotidien » (Lettre de Louis XI, éd. J. Vaesen et E. Charavay, t. 5, p. 77); b) 1636 (MONET: Utansiles de gens de guerre [...] que l'hote leur fournit tant qu'il les loge); cf. 1680 être obligé à la fourniture de l'ustencile (RICH.). Utensile empr. au lat. utensilia, mot de la lang. parlée (v. ERN.-MEILLET) « objets nécessaires, meubles, ustensiles », plur. neutre de utensilis « dont on peut faire usage » (dér. de uti « user, se servir de, employer »); ustensile p. altér. de utensile d'apr. user*, v. aussi outil. Fréq. abs. littér.: 335. Fréq. rel. littér.: XIXe s.: a) 543, b) 500; XXe s.: a) 417, b) 442.

Pour les outils, on a :
outils : Objet fabriqué, utilisé manuellement, doté d'une forme et de propriétés physiques adaptées à un procès de production déterminé et permettant de transformer l'objet de travail selon un but fixé.
 

Puis vient l'étymologie : 

Étymol. et Hist.1. Début du XIIe s. ustilz «équipement, objets nécessaires qu'on embarque pour un voyage» (S. Brendan, éd. I. Short et Br. Merrilees, 179); 2. 1174 «objet fabriqué qui sert à faire un travail» (GUERNES DE PONT-SAINTE-MAXENCE, S. Thomas, 5408 ds T.-L.); 3. XIIIe s. «membre viril» (Fabliaux, éd. A. de Montaiglon et G. Raynaud, t.1, p.235); 4. av. 1272 fig. «moyen d'action» (JEAN BRETEL, Jeux-partis, éd. A. Långfors, 41, 45); 5. av. 1615 «personne qui sert d'instrument, d'exécutant à une autre» (E. PASQUIER, Recherches de la France, 396, 412); 6. 1808 «personne maladroite, inefficace» (HAUTEL). Du b. lat. *, sing. de *, plur. neutre, altération du lat. class. «objets nécessaires, meubles, ustensiles», dér. de «se servir de, employer». Un croisement de avec «employer» (v. user) rend compte du -s- de *, mais le passage reste inexpliqué (cf. cependant FOUCHÉ, pp.184-185). Les formes b. lat. en os- sont att. dès le VIIIe-IXe s., v. FEW t.14, p.88a. Fréq. abs. littér.: 1188. Fréq. rel. littér.: XIXe s.: a) 712, b) 1746; XXe s.: a) 1653, b) 2514. Bbg. COMTE (H.). Philos. de l'outil. Thèse, Paris-Sorbonne, 1980, pp.38-44.

 

Et l'on comprend ainsi mieux : l'outil, c'est l'objet technique, et il n'y a d'ustensiles de cuisine que dans la mesure où certains objets ne sont pas d'abord des outils, mais utilisés comme des outils. 

 Corollaire : quand on parle d'objets techniques, en cuisine, on parlera plutôt d'outils que d'ustensiles. 

vendredi 21 juillet 2023

Réjouissons-nous : une partie de l'humanité est éclairée !

 
Au Salon de l'agriculture, deux événements, qui donnent des raisons d'espérer :

1. Juré au Concours général agricole, je suis à la même table qu'un charcutier de la Sarthe. Pour lui, le sel nitrité qui est utilisé dans les charcuteries ne pose par l'once d'un problème. Le nitrite est-il un produit chimique ? Peu importe, m'est-il répondu : on en a besoin en charcuterie professionnelle ; pas dans l'industrie, mais chez les artisans. Alors on l'utilise, un point c'est tout. Ses dangers ? Qu'importe : les couteaux aussi sont dangereux, m'est-il répondu. Il suffit de savoir l'utiliser . 

2. L'après-midi, après ma conférence sur la cuisine note à note, un petit homme reste, intéressé, pour des questions. C'est un boucher d'un petit village du Béarn. Il est intéressé par les composés qui ont été montrés (octénol, menthol, pipérine, etc.) : sont-ils "chimiques" ? 

Par ce terme, l'entretien montre qu'il voulait dire "de synthèse". Et la suite de l'entretien conduit à montrer qu'il ne sait pas ce qu'est un composé, de synthèse ou pas, et que cela l'intéresse beaucoup de comprendre. Pour figurer les choses, je prends l'exemple de la synthèse de l'eau, par électrolyse, puis sa recomposition. "Quoi, vous pouvez fabriquer de l'eau ?" Stupéfaction, oui, on peut fabriquer de l'eau, et décomposer l'eau. Tout cela expliqué en termes simples conduit notre homme a conclure  "Vous avez un merveilleux métier". Je lui réponds que lui aussi, a un très beau métier. Que tous les métiers sont beaux quand ils sont pratiqués avec passion par des gens honnêtes. N'est-ce pas ? 

 

Pour conclure, au delà de quelques individus qui troublent le public avec une idéologie douteuse (le gout du pouvoir ? de l'argent ? la peur animale des ignorants ? une névrose), je crois que nous devons nous réjouir  : nos concitoyens sont heureux de comprendre le monde où ils vivent. D'où un devoir d'explication ! 

 

Vive la chimie physique.

vendredi 2 juin 2023

Peut-on cuisiner sans connaître les résultats de la gastronomie moléculaire

 Et la réponse à cette question est "oui" : la preuve, on le fait depuis des siècles. Mais on peut faire mieux avec de la connaissance... laquelle nous fait véritablement humain. 

Ci-dessous, la discussion d'une discussion à ce propos. 

 

Là, on m'indique, sur Twitter, des échanges :

Vous ne faites pas de cuisine ? Ce n'est pas parce que la cuisine c'est de la chimie, que l'on en est conscient en cuisinant. Inutile de connaître la chimie pour cuisiner. 

Oui, mais on cuisine mieux avec. Par "mieux", j'entends "en comprenant pourquoi et sans se limiter à des méthodes et des recettes". 

Franchement, non, on ne cuisine pas mieux... cela permet d'expliquer le pourquoi du comment pour la cuisson de la viande par exemple mais j'ai bcp de potes chefs-cuisiniers qui n'ont jamais eu le moindre cours de chimie organique dans leur vie.

Lisez Hervé This.

Cette personne est en mode : "comme je ne serai jamais médecin, je n'ai pas besoin de comprendre comment fonctionne le corps humain". Son tweet est fascinant de connerie.

 

Ici, je suis invité par après, dans cette discussion, mais mon évocation me laisse dubitatif, en même temps qu'elle m'invite à mieux analyser la question.

 Tout d'abord, le premier des protagonistes répond à une discussion sur l'usage de la trigonométrie et de la chimie organique dans la vie quotidienne. Son interlocuteur répond que personne n'en fait, et c'est à ce stade qu'il évoque la cuisine. 

Là, on sent une différence de nature entre les activités : d'un côté, il y a les mathématiques (trigonométrie) et les sciences de la nature (chimie organique) ; de l'autre, une activité technique (la cuisine), laquelle se double d'art, parfois. Cela étant, dans la vie quotidienne, il est vrai que la trigonométrie est d'application rare : si l'emploi des théorèmes de Pythagore ou de Thalès servent parfois (rarement), je ne crois pas avoir souvent eu besoin d'utiliser autre chose chez le boulanger, le boucher, le médecin, le garagiste... Dans mon métier, elle est essentielle... mais mon métier est particulier, puisque, précisément, il est tout "calcul". De même, la chimie organique n'est jamais dans la vie quotidienne, et cela renvoie vers mes billets relatifs à la science de la nature qu'est la chimie : ce n'est pas parce que nous respirons que nous faisons de la chimie ; non, nous respirons, et des réactions organiques ont lieu, entièrement à notre insu d'ailleurs. La science n'est la la mise en oeuvre de la science. 

Quant à la cuisine, c'est une technique, et d'autres de mes billets disent bien que ce n'est pas une science de la nature. Certes, on peut explorer scientifiquement les phénomènes qui ont lieu quand on cuisine, et c'est là l'objet de la gastronomie moléculaire et physique, mais cette science ne se confond pas avec l'activité technique. Donc non, la cuisine, ce n'est pas de la chimie ! C'est la mise en oeuvre de procédés, de transformations, qui s'accompagnent de transformations physiques ou chimiques, parfois biologiques. 

Et oui, on peut très bien cuisiner sans se préoccuper des mécanismes de tous ces phénomènes. Après tout, les protocoles guident les gestes techniques. Et c'est seulement aux confectionneurs de protocoles que revient la charge de ne pas dire n'importe quoi, et d'utiliser les résultats de la gastronomie moléculaire et physique pour bien guider les techniciens qui exécuteront les opérations. Un exemple : quand on dit "battre un blanc en neige", pas besoin de connaître la chimie organique, la trigonométrie, ou la gastronomie moléculaire et physique ; c'est un fait que battre un blanc d'oeuf le fait foisonner. 

Bien sûr, quand on connaît les résultats de gastronomie moléculaire et physique à propos de ce phénomène, on bat mieux en neige, on fait une mousse plus abondante, ou de consistance différente, on se donne de la liberté. Mais cela n'est pas indispensable, et la preuve en est, en quelque sorte, que l'on a battu en neige sans attendre l'avènement de la gastronomie moléculaire. L'empirisme est une force merveilleuse ; pas satisfaisante pour certains esprits, pas très efficace, mais qui "fonctionne". &

 

Arrivons alors à la phrase qui dit que l'on cuisine mieux avec des connaissances de gastronomie moléculaire et physique : et là, comment ne serais-je pas mille fois d'accord ?

 Les échecs sont évités, l'innovation s'introduit, et, surtout, on devient véritablement humain, au lieu d'être la machine exécutant le procédé... ... pour la partie technique. 

Car pour la partie artistique, tout cela prend une autre dimension. En observant quand même que bien peu de praticiens sont des artistes au sens d'un Debussy ou d'un Mozart ; souvent, les cuisiniers sont des artisans. Oui, bien peu de cuisiniers sont des artistes au sens d'un Picasso ou d'un Rembrandt ; souvent, ils sont comme des peintres en bâtiment. J'ajoute que les deux catégories ne doivent pas être comparées : Picasso peindrait sans doute mal les murs d'un immeuble, et le peintre en bâtiment ne ferait pas Guernica. 

 

Finalement, je suis donc en parfait désaccord avec la phrase qui arrive ensuite : "Franchement, non, on ne cuisine pas mieux... "

Cette déclaration est ignorante de tous les apports de la gastronomie moléculaire et physique, désolé ; et cela prendrait trop de temps à donner tous les apports. Je renvois donc, notamment, vers les comptes-rendus des séminaires de gastronomie moléculaire. Vient alors "cela permet d'expliquer le pourquoi du comment pour la cuisson de la viande par exemple". Là encore, je n'insiste pas, mais c'est la même chose. 

Et pour terminer "mais j'ai bcp de potes chefs-cuisiniers qui n'ont jamais eu le moindre cours de chimie organique dans leur vie" : oui, jusqu'ici, les cuisiniers ont souvent eu une formation strictement technique... mais depuis quelques décennies, ils ont tous une formation technologique, qui a été transformée par la gastronomie moléculaire et physique, au point que les enseignants de cuisine ont maintenant des cours de cette discipline. Et cela fera des cuisiniers techniquement plus justes, plus précis, plus innovants, moins livrés aux aléas des ingrédients, moins démunis devant les infinies possibilités qu'ils rencontrent, capables de débloquer des situations, capables d'évoluer. Je renvoie, par exemple, vers l'exemple des sauces trop acides que l'on voudrait éviter de refaire.