vendredi 29 décembre 2017

Les Irish Coffee : une question de densité

Parmi les cocktails largement appréciés, il y a l'Irish Coffee, avec du café, du whisky et de la crème. Cela vaut parfois des fortunes dans des bars, parce que ces établissements font l'hypothèse que nous sommes incapables de produire ces cocktails. Pourtant, un raisonnement simple permet de faire mieux que beaucoup d'entre eux.


Il s'agit de faire trois couches distinctes, avec whisky, café, crème. J'ai bien dit « distinctes » : si vous voyez un Irish Coffee arriver avec des couches non distinctes, renvoyez-le : un Irish Coffe n'est pas un mélange, mais une superposition. Or faire trois couches n'est pas bien difficile, et je renvoie vers le site qui présente mon cocktail à dix couches, que j'avais inventé au Ritz  et que j'avais nommé  Welcome Coffee. Oui, dix couches ! Alors vous pensez bien que trois couches, c'est l'enfance de l'art… à condition de réfléchir.

Il y a le whisky, qui est fait principalement d'eau et d'éthanol, l'alcool de nos vins et eaux de vie. Il y a le café, qui est fait majoritairement d’eau. Et il y a la crème, faite principalement d'eau et de  matière grasse, et, qui, de surcroît, est fouettée.
Commençons par cette dernière. Quand on fouette de la crème, on obtient un système fait d'un peu d'eau, de beaucoup  de matière grasse et d'air. On comprend que la densité d'un tel système soit bien moindre que celle de l'eau, puisque la graisse et l'air flottent au dessus de l'eau. Si l'on ajoutait dans un verre du café et de la crème fouettée, on verrait cette dernière flotter en surface.
Reste à placer le whisky. Puisqu'il est fait d'eau et d'éthanol, il sera plus dense que la crème fouettée, mais faut-il mettre le whisky sous le café ou au dessus ? L'éthanol est une matière dont la densité est plus faible que celle de l'eau, et d'ailleurs plus faible que celle de la matière grasse. D'autre part, il y a la question de la température, et l'on sait que les couches les plus chaudes se placent surtout en surface. Par conséquent , on aurait intérêt à placer d'abord le café, froid, puis le whisky chaud, puis la crème fouettée. D'ailleurs, le sucre dans le café augmente encore sa densité, ce qui stabilise le système.
Evidemment  il faudra apprendre à verser doucement pour que les couches ne se mélangent pas. Les barman versent les liquides sur le dos d'une cuiller retournée, et c'est ainsi que l'on produit de merveilleux Irish Coffee, avec les trois couches réglementaires. Une question de densité !








Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)  

Rien de plus facile que des financiers, s'il vous reste des blancs d'oeufs

On n'a pas le temps de faire un dessert ? Alors il y a l’œuf avec son jaune, d'un côté, et son blanc de l'autre. Des fruits dans un joli bol, un sabayon avec le jaune, un financier avec le blanc… et voilà qui est fait.



Le fruit, cela peut être des fraises en saison, ou bien des pommes cuites au beurre (avec du gingembre, du poivre, le jus d'un citron, du sucre…). Pour le sabayon, nous verrons cela une autre fois, et il suffit de dire ici que nous utiliserons les jaunes d'oeufs.  Il reste donc les blancs, dont on peut faire bien sûr des macarons, si à la mode aujourd'hui.  Mais les macarons sont longs à préparer, alors que les financiers se font en un petit quart d'heure.

Pour les financiers, c'est la simplicité et la rapidité même : dans une jatte, on met du beurre fondu, du sucre, de la poudre d'amandes, un peu de farine, une pincée de sel et du blanc d’œuf. On cuit pendant environ dix minutes  à four assez chaud, c'est-à-dire environ 200 degrés. C'est tout, c'est fait, c'est délicieux. Pourquoi s'en priver ?

Évidemment, il y a lieu d'en faire une rapide théorie, afin de produire des variations à volonté. La théorie est simple : quand on cuit la masse décrite précédemment, les protéines du blanc d’œuf coagulent, formant une structure qui se tient, où sont dispersés les autres ingrédients. En surface, on a formé une mince croûte qui s'oppose au tendre de l'intérieur :  comme il y a de l'eau dans la préparation, celle-ci s'est évaporée partiellement, ce qui a légèrement alvéolé les financiers.

Pour la modélisation, il y a donc lieu de considérer les différents ingrédients. 

Un peu plus de farine fera un financier qui tendra plus vers le quatre quarts, le gâteau. Si le beurre n'est pas du beurre fondu, mais du beurre noisette, alors le goût sera augmenté, évidemment. Et je dois avouer que pour mes financiers personnels, j'utilise du beurre noisette, ce qui n'est pas difficile à faire, puisqu'il suffit de chauffer du beurre jusqu'à ce qu'il prenne une  légère couleur marron. Le sucre ? Rien à en dire, sauf que sa proportion  change le goût des financiers, mais aussi leurs consistance, et le croustillant externe.
L’œuf mérite un commentaire spécial. Certaines recettes proposent d'utiliser directement les œufs, sans les battre. D'autres recettes proposent de mettre la moité des blancs d’œuf directement et l'autre moitié battus en neige. Évidemment un esprit versé dans l'expérimentation voudra tester des blancs tous battus en neige… et il s’apercevra alors qu'il obtient des préparations qui gonflent beaucoup, un peu comme des soufflés, de sorte que les gâteaux débordent des moules et qu'ils n'ont peut-être pas cette densité appropriée  des financiers. A ce jour, pour ce qui me concerne, je me suis résolu à ne pas abuser des blancs battus en neige (pas plus d'un tiers des blancs).


La question des merveilleuses préparations fautivement nommées "arômes"

Qu’ajouter ? On pourrait allonger ce billet en décrivant la composition de la poudre d'amandes, faite de lipides, de fibres, de sucres… mais cela n'éclairerait pas davantage nos amis, et je propose  plutôt de considérer que la poudre d'amandes est une sorte de charge inerte, un peu comme des cailloux dans un béton.
C'est surtout son goût, qui est extraordinaire… et le fait que les amandes     aient un goût… d'amandes m'a immédiatement incité à tester l'ajout d'une composition aromatique amandes. Je vous laisse juge du résultat (il est très bien, selon moi !), et j'ajoute seulement que ces compositions aromatiques amandes sont principalement faites d'un composé nommé benzaldéhyde, dont je me souviens avoir fait la synthèse chimique alors que j'étais adolescent, preuve qu'elle est évidemment facile à faire. Oui, une synthèse chimique permet de fabriquer, de synthétiser, ce composé qui est présent dans l'odeur d'amandes naturelle, qui en est la caractéristique principale. Le benzaldéhyde est un composé  à l'odeur d'amande, ce qui explique que les parfumeurs et aromaticiens vendent des préparations de benzaldéhyde pour donner le goût d'amandes. On pourra mêler ce composé à d'autres, mais peu importe.
Est-ce mal ? Le produit, en lui-même, n'est pas critiquable, puisqu'il donne d'excellents résultats. Ce qui est en jeu, une fois de plus, c'est la  loyauté du commerce.  Il est vrai que le benzaldéhyde est le composé essentiel de l'odeur d'amandes, et des professionnels verront mal la différence entre une solution de benzaldéhyde et une odeur d'amandes.  Pour autant, le benzaldéhyde n'est pas de l'amande, tout comme la vanilline n'est pas le seul composé odorant de la vanille. Se pose donc la question d’étiqueter les préparations à base de benzaldéhyde, et qui sont vendues pour donner l'odeur d'amandes.
Comment les nommer ?
Préparations aromatisantes à l'amande ? Ce serait déloyal, car sans amandes,  elles ne méritent pas le « à l'amande ». Arôme amande ? C'est quand même trompeur, d'autant que les amandes ne sont pas des aromates, et qu'elles n'ont donc pas d'"arôme", mais seulement une odeur. D'ailleurs, j'ai expliqué souvent que je crois que le gauchissement du mot « arôme » est une cause de l'opposition des « consommateurs » aux préparations odoriférantes, parfois merveilleuses par ailleurs.
La question est générale et lancinante : si l'on utilise le mot « amande » (ou vanille, ou fraise…) dans la dénomination d'un produit, il y a un risque de confusion, une ambiguïté. Mais comment, alors, dire simplement que l'odeur ressemble à celle de l'amande ? Bien sur, la question est discutée depuis longtemps, notamment par mes amis des syndicats professionnels, mais je vois mal la solution loyale, sauf  à dire « composition odoriférante de type amande ». Faut-il utiliser cette solution ? En tout cas, je suis bien certain qu'il y a lieu de faire évoluer la réglementation pour plus de loyauté.







Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)  

Non, la cuisine ne deviendra jamais une science !

Voici une phrase très fausse,  hélas répétée sans critique :


"La cuisine, sans cesser d’être un art, deviendra scientifique et devra soumettre ses formules à une méthode et une précision qui ne laisseront rien au hasard."


Cette phrase fut écrite par un restaurateur célèbre... mais n'ai-je pas vu assez de phrase fausses sous la plume de chefs triplement étoilés ? On m'a dit que l'eau salée met plus longtemps à bouillir... et c'est faux. On m'a dit que les soufflés gonflent mieux quand les blancs en neige ne sont pas fermes... et c'est faux. On m'a dit que masser les viande avec du beurre fait entrer le gras dans les chairs... et c'est faux. On m'a dit que des navets glacés se gorgent de beurre... et c'est faux. Vraiment, je déteste les arguments d'autorité, surtout quand ils sont faux.

Mais je déteste surtout être mis en position de réagir négativement, moi qui ne veux voir que du ciel bleu, qui veux toujours être positif. Je préfère discuter d'idées justes que d'idées fausses, mais à ce compte, on n'est jamais en position d'aider nos amis à bien voir les erreurs et les fautes.
Je vais donc commencer par expliquer pourquoi la phrase précédente est fautive, puis je chercherai un moyen très positif de débattre de belles idées justes, histoire de me remettre le cœur d'aplomb.


Pourquoi cette phrase est erronée

Commençons par montrer pourquoi la phrase précédente est erronée.
Si on parle d'art culinaire, c'est bien que l'on parle d'art. Et l'on sait assez combien je milite pour qu'une partie de l'activité culinaire soit bien reconnue comme artistique. D'ailleurs, je propose de faire bien la différence entre les artisans et les artistes, mais c'est là un autre débat que j'ai longuement présenté dans un de mes livres (La cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique), et sur lequel je propose de ne pas revenir.

Il y a donc l'art culinaire, qui est un art comme la peinture, la musique, la littérature... D'ailleurs, quand je dis "la peinture", je ne pense qu'à la peinture artistique, et non pas la peinture des murs et façades, qui relève  de l'artisanat. Même chose pour la musique ou pour l'écriture. N'importe qui muni d'un stylo peut raconter une histoire, mais ce ne sera pas un artiste pour autant.
Il y a donc l'art culinaire, qui est une activité artistique, à savoir qu'il est question de susciter, de partager des sentiments, des émotions... Bien sûr, on peut discuter à l'infini la notion d'art, mais ne jouons pas trop sur les mots  quand il s'agit d'aider nos amis : soyons clairs et simples. C'est pour cette raison que je me résous à réduire l'art culinaire à la production d'aliments qui nourrissent plus l'esprit que le corps.

Le second terme de la phrase fausse dénoncée ici est relatif à la science. Dans la phrase discutée, il ne s'agit pas simplement de savoir, mais de science de la nature. Nous mettons de côté les sciences de l'être humain et de la société, car, dans la phrase que nous critiquons, il est question de précision, de rigueur.
Immédiatement j'ajoute que précision et rigueur ne sont pas l'apanage des sciences de la nature, toutefois : toute activité  humaine peut être faite avec précision et rigueur, et l'art le plus grand (celui des Rembrandt, Bach, Mozart, Proust, Flaubert...) est tout fait de rigueur et de précision. Impossible de changer un mot dans une œuvre de Flaubert. Impossible de changer une note dans une œuvre de Bach.
D'autre part, les sciences de la nature ne se réduisent pas à la rigueur et à la précision, mais ce sont plutôt des activités qui ont un objectif et une méthode bien déterminés, que l'auteur de la phrase discutée ignorait manifestement  : l'objectif est de chercher les mécanismes des phénomènes, et la méthode a été discutée dans tant de mes billets précédents que je vous y renvoie.
On voit donc mieux maintenant  les deux termes de la phrase fautive que nous critiquons, à savoir l'art d'un côté, et les sciences de la nature de l'autre, ce qui revient à mettre d'un côté l'activité qui suscite des  émotions, et de l'autre l'activité qui cherche les mécanismes des phénomènes. Rien à voir, ni hier, ni aujourd'hui, ni demain. Non, l'art culinaire ne sera jamais scientifique !


Quelques précisions

Cela étant posé, on peut ajouter quelques précisions. Par exemple, les phénomènes qui surviennent lors de l'activité culinaire peuvent être explorés par les sciences de la nature, et l'activité scientifique qui fait cela a pour nom "gastronomie moléculaire". D'autre part, on peut espérer que le praticiens, artisans ou artistes culinaires, aillent progressivement vers plus de rigueur et de précision, et c'était d'ailleurs l'un des objectifs de la réflexion technologique qui a présidé à la proposition de la "cuisine moléculaire", dont la définition est de rénover les techniques culinaires. Par exemple, avec des œufs à 67 degrés, on est bien plus précis que quand on met des œufs à l'eau froide, qui est ensuite portée à ébullition. Pour autant, les œufs à 67 degrés n'ont rien de scientifique ! Il sont issus d'une réflexion technologique fondée sur les progrès de la gastronomie moléculaire, mais la production d’œuf à 67 degrés  est une activité entièrement technique, et non pas scientifique.
A me relire, je vois que les plus idolâtres viendront critiquer mon discours, avec l'argument ad hominem qui consiste à dire que je chipote, que je pinaille. Puisque l'argument ad hominem est moralement condamnable, je vais me laisser aller à répondre par un argument également fautif... puisque  ad hominem : ceux qui font un usage indistincts des mots en viennent vite à confondre les chats et les chiens, les tournevis et les marteaux ; aucun d'entre eux ne fera jamais de bon travail, parce que nos actes sont souvent accordés à nos mots (comme je l'ai récemment discuté à propos de crème fouettée). Quand nos mots sont erronés ou fautifs, alors il y a de fortes probabilités que nos actes conduisent à des résultats médiocres. Évidemment, il y a des génies intuitifs, des artistes qui ne savent pas les raisons de ce qu'il font, en termes de mots posés sur des actes, et qui font très bien. On peut même penser qu'il peut exister des personnes qui mettent des mots faux sur des actes qu'ils font très bien, mais imaginez qu'ils aient en outre les bons mots ! Et puis, l'enseignement consiste-t-il  à dire des choses fausses ou bien plutôt à aider nos jeunes amis avec des idées justes décrites par des mots justes ?

Finalement, non, mille fois non, un million de fois non !  L'art culinaire ne sera jamais scientifique !

Soyons positifs

Soyons maintenant positifs. Il y a  l'art culinaire, d'un côté, et les sciences de la nature de l'autre. Il est exact que si Rembrandt n'avait pas su tenir un pinceau, que si Bach n'avait pas su le contrepoint, alors aucune œuvre d'art ne serait née ni de l'un ni de l'autre. L'artiste a une obligation technique terrible, supérieure ; non seulement il doit être un parfait technicien, mais il doit avoir en plus la capacité de parler à l'esprit des autres. Éviter des coulures sur un tableau, c'est bien, mais faire pleurer d'émotion c'est mieux. Même chose pour la musique, la littérature... et l'art culinaire.
Que mes amis cuisiniers me pardonnent, mais je me satisfais mal d'une cuisine simplement techniquement satisfaisante. En revanche, je chéris encore le souvenir de ces rares plats où des larmes me sont venues aux yeux, où j'ai eu cet éblouissement intérieur devant la beauté (en goût !) des mets qui m'étaient servis. Cela, c'est quelque chose que nos jeunes amis méritent de connaître, et, à défaut qu'ils l'aient vécu  eux-mêmes, nous avons une sorte d'obligation de leur en montrer l'existence. Oui, il y a des artistes culinaires, qui éblouissent, et pas seulement par l'usage de l'argument d'autorité, mais par l'exercice de leur art !

Maintenant, pour les sciences de la nature, il y a donc la gastronomie moléculaire, qui a été formellement créée en 1988, et qui se développe dans le monde entier, à la recherche des mécanismes des phénomènes : un soufflé gonfle, un viande brunit, une crêpe se perce de petits trous, un haricot vert jaunit un peu... Pour tous ces phénomènes, il y a des mécanismes, et, depuis quelques décennies maintenant, la gastronomie moléculaire explore ces phénomènes, à la recherche des mécanismes. Évidemment il faut commencer par établir les phénomènes. Par exemple, récemment, nous avons observé que des navets caramélisés à blanc perdaient 40  pour cent de leur masse, de leur eau : il y a lieu d'explorer ce phénomène, de l'établir pour des légumes de diverses sortes, et c'est quand cette première étape sera faite, laborieusement, que nous pourrons passer à la suite, à savoir l'établissement d'équations qui décriront le phénomène, avant de passer à la suite, laborieusement, à savoir la recherche de mécanismes quantitativement compatibles avec les équations. Puis viendra l'étape suivante, laborieuse encore, qui consistera à chercher des conséquences de notre théorie pour nous mettre nous-mêmes à en chercher une réfutation, et ainsi de suite.
On voit bien, à cette description, que la gastronomie moléculaire n'a en réalité que faire de l'art culinaire ; elle a suffisamment à faire avec la composante technique de la cuisine, tant le nombre de phénomènes inexplorés reste considérable. On a vu, d'autre part, combien les explorations sont longues, laborieuses, de sorte qu'avant d'avoir terminé l'examen des phénomènes, de la technique culinaire, il se passera sans doute des siècles. Aurons-nous fait quelque chose d'inutile ? Certainement pas, car tout fait établi est un fait établi, et constitue un socle sur lequel peuvent s'ériger science, technologie et technique. La gastronomie moléculaire est une  science merveilleuse, et les enjeux sont si grands (agrandir le territoire du connu) que cela vaut  la peine que nous nous y consacrions sans relâche.
Jamais cette activité ne se confondra pour autant avec l'art culinaire.

Vive la Connaissance (bien) produite et (bien)  partagée !



















Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)    

Des quenelles : une théorie

Il y a des recettes de quenelles par centaines, voire par milliers. Chaque chef y va de la sienne, chaque livre de cuisine en donne, mais laquelle prendre et pourquoi ? Souvent, on se fonde sur un sentiment, une réputation, et l'on a le résultat... que l'on a. Comment mieux choisir ? 



Pendant des années, j'ai collectionné ces recettes de quenelles, en espérant y trouver une clé, un secret, l'assurance de la réussite, un goût "réussi". Finalement, aujourd'hui, je crois être en mesure de donner quelques conseils pour aider mes amis à faire des choix éclairés.


Le plus important, c'est sans doute de s'interroger d'abord sur le projet, l'objectif. Bien sûr, on veut faire des quenelles, mais pourquoi ? J'ai mis longtemps à comprendre que, puisque des gens intelligents s'intéressent à cette activité qu'est la cuisine, c'est qu'elle ne se réduisait pas à quelques gestes automatiques, pour lesquels une machine suffirait. Non, la cuisine n'est pas réduite à une composante technique.

Qu'y a-t-il de plus ? Certainement de l'art ! Oui, de l'art culinaire. Mettre plus ou moins de sel, de sucre, de coriandre, de cognac, ce n'est pas une question technique : autrement dit, la question n'est pas tant de mettre ces ingrédients que de décider la quantité que l'on doit mettre. Et ce choix-là change tout ! Il fait la différence entre le "bon" et le moins bon, voire le mauvais.
Ce choix s'apparente au choix des notes dans une musique, au choix des couleurs en peinture, au choix des mots en littérature. Le "bon", c'est le beau à manger, et le choix en vue du beau se nomme "art". La cuisine a une composante artistique qui fait que beaucoup d'entre nous sommes heureux de la pratiquer, parce que ce bonheur s'apparente à celui des peintres, des musiciens, des écrivains.

Mais il y a encore mieux : la cuisine, c'est la production d'aliments pour les autres. Faire un plat qui ait bon goût, bien fait, c'est une façon de dire "Je t'aime". C'est ce que je nomme la composante sociale, qui est évidemment essentielle, car notre espèce humaine est sociale !
Bref, la cuisine est une activité merveilleuse, et la production de quenelles, en particulier, est particulièrement merveilleuse. Il faut évidemment qu'elles aient "bonne mine", "bon goût", qu'elles soient bien "faites... Et le choix des recettes doit s'effectuer d'après ces trois critères. Mais le fait est qu'aucune recette aujourd'hui ne se justifie selon ces trois critères : les recettes restent des protocoles que l'on doit exécuter... et que l'on ne parvient jamais à reproduire, tant il est difficile de doser les ingrédients essentiels que sont le sel, le sucre, le poivre, le piment, les épices, etc.

Résignons-nous donc. Nous avons des recettes... Mais, au fait, avons-nous vraiment besoin de recettes ? Pour quelle partie : la composante technique ? la composante artistique ? la composante sociale ? La question est vraiment difficile, et je propose plutôt de donner ici l'"intelligence" des quenelles. Une sorte de caractéristique commune à toute les recettes, un principe que l'on pourra ensuite décliner à l'infini, au gré de nos envies artistiques.

Oui, après l'analyse de centaines de recettes, j'ai fini par comprendre que les quenelles s'apparentent aux terrines : dans les deux cas, il y a de la "chair" que l'on broie, et qui coagule à la chaleur.
Dans la terrine, la chair est simplement assaisonnée, la coagulation s'assortit d'un léger croûtage de surface.
Dans la quenelle, il en va de même, mais on observera  que ces préparations s'apparentent aux flans, aux royales, aux mousses, aux  mousselines...

Elles diffèrent traditionnellement par le type de cuisson (entre deux cuillers, pochées dans l'eau bouillante), mais c'est en réalité un détail. Surtout les cuisiniers qui ont exercé avant les robot à mixer savent que les quenelles se faisaient en passant la chair broyée (au mortier et pilon) à travers un tamis, pour avoir une préparation très  fine.

La composition ? La base, c'est donc de la chair crue de viande ou de poisson broyée, ce qui libère les protéines de l'intérieur des fibres musculaires, essentiellement les actines et les myosines.
A cette chair, on peut ajouter de la matière grasse, pour plus de tendreté : du beurre, de la crème, voire de l'huile, du foie gras, ce que l'on veut.
Puis, souvent, on y ajoute une "charge" : une panade, par exemple, obtenue par cuisson de farine avec de l'eau salée.

Et l'affaire est faite. Bien sûr, on peut  ajouter de l'oeuf, avec éventuellement du blanc battu en neige, mais c'est encore une affaire de goût. Le jaune donne un goût flatteur, le blanc contribuer au volume et à la coagulation.
Les épices, aromates, alcools, fonds, fumets ? C'est du détail pour  ce qui concerne la coagulation, tant qu'on n'en met pas trop, mais ce détail devient essentiel pour ce qui est du  goût.

Enfin, la cuisson : elle peut  se faire entre deux  cuillers, sur de l'eau bouillante, ou bien dans un film plastique, au four à assez basse température (c'est plus long, bien sûr), ou au four à micro-ondes, que sais-je : la question est seulement de faire coaguler les protéines de l'intérieur de la masse.

Et c'est ainsi que l'art culinaire est merveilleux : quand la consistance est telle qu'on l'a voulue, avec le goût que l'on a décidé !







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Une idée dans un tiroir n'est pas une idée


On a évidemment compris ce dont il s'agit. Bien sûr, une idée, c'est une idée, mais ce que cette phrase signifie, c'est qu'une idée doit être partagée. 

Pourquoi ? Pour de nombreuses raisons, mais tout d'abord parce que la  présentation de nos idées à nos amis nous oblige à des formulations plus claires… pour nous mêmes et pour les autres.
Cela force à satisfaire des conditions particulières de communication, à éviter les coqs à l'âne, à préparer l'exposition,  à utiliser des mots parfaitement clairs...

Tout cela est en réalité un atout et une garantie. Une garantie que l'idée est  parfaitement valide, car il arrive que l'examen soigneux des idées vagues que nous avons conduit finalement à leur réfutation. Un atout, parce que, alors, les idées sont affinées, prennent plus de force.

En sciences de la nature,  cette phrase « Une idée dans un tiroir n'est pas une idée » fait écho à cette règle que le physico-chimiste  britannique Michael Faraday s'était donnée : Work, finish, publish (travailler, fignoler, publier). Nous  devons effectivement publier les résultats que nous obtenons, qu'ils soient d'ailleurs négatifs  ou positifs. Faire une expérience et obtenir un résultat négatif, c'est d'ailleurs en réalité très positif,  puisque cela nous conduit observer que notre théorie est contredite par les faits.
Ainsi, nous pouvons progresser, chercher en quoi notre théorie est fautive, proposer une théorie améliorée :  tel est  précisément l'objectif des sciences de la nature. Bien sûr, cette réfutation nous conduit à d'autres travaux, et  il faut savoir où s'arrêter pour la  publication, mais quand même, il y a quelque chose de sain dans l'affaire. Et, finalement, ce sera une question de travail que d'arriver à un manuscrit publiable.

Une idée dans un tiroir n'est pas une idée : cela signifie aussi que, dans notre monde, nombre de personnes prétendent avoir beaucoup d'idées, mais ils les montrent peu. 

Je propose de considérer que ces idées cachées n'existent pas.
Il y a notamment, avec l'industrie et son secret industriel, cette incertitude constante à propos de ce qui est su et de ce qui  est ignoré : je déteste cette prétention qui consiste à dire que l'on aurait des idées qu'on n'a pas publiées, et je décide de penser que ces idées n'existent pas.

Je me souviens ainsi d'un épisode amusant : alors que j'avais réussi à « décuire » des œufs, en 1997, un capitaine d'industrie à qui je racontais la chose m'avait dit que cela était connu depuis longtemps de ses services… Mais, deux semaines après, alors que je faisais une conférence où je présentais le résultat, il avait envoyé des ingénieurs pour apprendre comment j'avais fait !  Ce cas n'est pas isolé : je l'ai rencontré souvent, et ma religion est maintenant faite : sauf à voir le fruit d'idées que ces gens prétendent avoir,  je considère qu'ils n'ont pas les idées dont ils ont la prétention.

A l'inverse, on voit parfois des résultats extraordinaires, qui correspondent à des idées qui n'ont pas été présentées. Par exemple,  je me souviens de biscuit d'apéritifs apparemment anodins… qui étaient comme de petits ballons creux.



Des petits ballons ? On peut obtenir de tels soufflement par « cuisson extrusion », avec la brusque détente d'une pâte (farine et eau) que l'on pousse dans un cylindre, à l'aide d'une vis d'Archimède. Mais des ballons percés ? Essayez donc de souffler dans un ballon de baudruche, et vous verrez que c'est très difficile ! Je ne sais absolument pas comment ces biscuits ont été produits, mais je propose d'admirer le tour ce force.

Il y a de nombreuses façons de sortir une idée d'un tiroir, de la publication à la matérialisation, en passant par l'évocation orale, et, tout cela permet  que nos idées ne restent pas dans les tiroirs.






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Corriger des acidites excessives ou insuffisantes

Une question vraiment importante : 

Bonjour M. This,
J'espère que vous allez bien. J'ai fabriqué de la saucisse aux choux avec principalement 50% de filet de porc fumé et 50% de chou déjà fermenté. A côté des épices, j'ai mis pour 2kg de farce 3 cs de jus de citron.
Je trouve cette saucisse pas assez acide malgré le jus de citron ajouté et je me demande comment faire pour augmenter l'acidité sans trop ajouter de liquide qui dilue la farce. Cela revient probablement à trouver un moyen de faire fermenter le chou dans la farce avant l'embossage ou après l'embossage, quand la farce mûrit dans la saucisse.
Si vous avez une idée, je l'essaie volontiers.


 Ma réponse : 

A ce jour, on n'a pas encore assez joué avec les acides et les bases en cuisine : acide tartrique, acide citrique, acide lactique, acide ascorbique... et acide lactique, qui est formé lors de la fermentation du même nom. 
Ici, pas d'hésitation : ajoutons de l'acide lactique, pour avoir l'acidité... et si l'on en avait mis trop, corrigeons avec du bicarbonate de sodium. 

Faut-il avoir peur de ces jeux ? D'abord, quelques bandelettes de papier  pH  pourront servir de contrôle. Ensuite, on utilisera évidemment des acides et des bases de qualité alimentaire. 







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A propos d'émulsions

Une question ? Une réponse... mais pour tous !

Bonjour, je suis une élève de première S et je dois bientôt rendre mon TPE. Mais je ne comprend pas certaines informations à propos de l'émulsion huile-eau-œuf.
Je n'arrive pas à savoir s'il se forme des liaisons hydrogène entre la tête hydrophile de l'huile (composée elle même d'oxygène) et la molécule d'eau. Si il existe des liaisons hydrogène, se font-elles entre les atomes d'oxygène de la tête hydrophile de la molécule d'huile et les atome oxygène des molécules d'eau?
Je profite évidemment de l'occasion pour répéter que, en sciences de la nature, il est essentiel d'utiliser de mots appropriés, d'une part, et je propose, d'autre  part, de bien "ingurgiter les questions, les ruminer", avant de répondre. Pour ce second conseil, il s'agit de  reformulation, et c'est souvent l'occasion de s'apercevoir que la  question était  mal posée. 

Ici, que  mon interlocutrice soit une "élève de première  S" me va bien, et je comprends bien ce qu'est les TPE, puisque je répète que j'ai mis sur mon site une analyse du travail qui doit être fait dans ce cadre (https://sites.google.com/site/travauxdehervethis/Home/vive-la-connaissance-produite-et-partagee/applications-pedagogiques/second-degre/tpe-et-tipe). 
Puis notre jeune amie m'interroge sur "l'émulsion huile-eau-oeuf". Là, c'est bien moins clair, car les émulsions sont des systèmes où l'on disperse un liquide dans un autre liquide, non miscible avec le premier. 
Si notre jeune amie pense à la mayonnaise, ce n'est pas une émulsion huile-eau-oeuf, mais une "émulsion de type huile dans eau" (la terminologie est consacrée... et on pourrait conseiller de donner une référence). Et, pour faire une telle émulsion, de nombreux "composés tensioactifs" peuvent être utilisés. 
Composés tensioactifs ? Ce sont des composés qui abaissent l'énergie interfaciale eau/huile, comme indiqué dans un de mes cours en ligne d'AgroParisTech (https://tice.agroparistech.fr/coursenligne/main/document/document.php?cidReq=PHYSICOCHIMIEPOURLAF&curdirpath=/Des%20elements%20de%20cours/Cours_sur_des_points_particuliers). 
Bref, l'expression "émulsion huile-eau-oeuf" n'est pas claire, et je devine que notre jeune amie ne voit pas clairement comment une mayonnaise se construit : 
- on part d'un jaune d'oeuf, qui est une phase aqueuse (type eau), avec des protéines et des phospholipides dispersés ou dissous
- on ajoute du vinaigre, c'est-à-dire une solution aqueuse d'acide acétique (et de divers composés minoritaires), ce qui produit au total une solution aqueuse (de l'eau plus de l'eau, ça fait de l'eau ; pensons à un sirop de sucre mélangé à de l'eau salée)
- enfin, on disperse dans ce mélange aqueux de l'huile, en fouettant, pour obtenir une dispersion de gouttes d'huile  dans la phase aqueuse. 

Ouf, voilà la première étape faite  : comprendre le système. Passons  à "Je n'arrive pas à savoir s'il se forme des liaisons hydrogène entre la tête hydrophile de l'huile (composée elle même d'oxygène) et la molécule d'eau."
Là, si notre jeune amie est à la veille de rendre son TPE, elle doit se faire du souci. Des liaisons hydrogène entre la tête hydrophile de l'huile et la molécule d'eau ? 
Il faut commencer par expliquer que les liaisons hydrogène sont des liaisons qui s'établissent entre un atome d'hydrogène d'une molécule (par exemple une molécule d'eau) et un atome d'oxygène  d'une autre molécule, parce que cet atome  d'oxygène, qui a deux liaisons covalentes avec un ou deux atomes d'une molécule, a aussi une paire d'électrons, qui, négativement chargés, peuvent interagir avec l'atome d'hydrogène, si celui-ci est partiellement privé de  son électron, par l'atome  lié à lui. 

Je  vois que  tout cela est un peu confus, parce que général, et je propose donc de considérer l'exemple de deux molécules d'eau voisines, que je nommerai E1 et E2. 
Considérons un des atomes d'hydrogène de E1. Il est lié à un atome d'oxygène, mais l'oxygène a tendance à "tirer la couverture à lui"  : l'électrion de l'atome d'hydrogène  que nous considérions est plus attiré vers l'atome d'oxygène. De sorte que cet atome, partiellement chargé positivement, est attiré par l'atome d'oxygène de la molécule d'eau voisine E2. 

Ce qui est gênant, dans la question de notre jeune amie, c'est qu'elle évoque la tête hydrophile de l'huile... alors que cette fameuse tête n'existe pas ! 
Les molécules de l'huile sont des "triglycérides,"  avec un squelette qui est un résidu de glycérol, trois atomes de carbone, liés chacun à un atome d'hydrogène et à un atome d'oxygène qui fait le lien avec des résidus d'acides gras. Les acides gras ? Une chaîne d'atomes de carbone tous liés à des atomes d'hydrogène, mais avec, à une extrémité, un groupe acide carboxylique -COOH, avec un atome de carbone lié à un atome d'oxygène (=O), d'une part, et à un groupe hydroxyle (-OH), d'autre part. 
Parlons donc d'une molécule de triglycéride : elle n'a pas de "tête hydrophile" ! Et c'est bien pour cette raison que l'huile n'est pas soluble dans l'eau. Et, par conséquence, c'est pour cette raison que, pour disperser de l'huile dans de l'eau, il faut des molécules "tensioactives", telles celles de l'oeuf : les protéines, tout d'abord, et, ensuite, les "phospholipides" que sont les lécithines et leurs consines variées. 

Là, oui, pour les protéines ou les phospholipides, il y a une partie hydrophile (qui établit des liaisons, notamment  des liaisons hydrogène) avec les molécules d'eau, et des liaisons faibles avec les molécules d'huile. 
Par exemple, quand on fouette de l'huile dans une solution de protéines, on obtient des gouttes d'huile dispersées dans l'eau, avec les protéines déroulées à l'interface, les parties électriquement chargées ou hydrophile venant au contact de l'eau, et les parties non chargées et hydrophobes venant dans l'huile. J'ai mis des schémas de cela dans mes livres, par exemple "Les secrets de la casserole", ou "Révélations gastronomiques". 

Bref, pas de tête hydrophile des "molécules d'huile"... sans quoi il n'y aurait pas besoin de composés tensioactifs pour faire des émulsions !
















Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)