Voici une phrase très fausse, hélas répétée sans critique :
"La
cuisine, sans cesser d’être un art, deviendra scientifique et devra
soumettre ses formules à une méthode et une précision qui ne laisseront
rien au hasard."
Cette phrase fut écrite par un restaurateur
célèbre... mais n'ai-je pas vu assez de phrase fausses sous la plume de
chefs triplement étoilés ? On m'a dit que l'eau salée met plus
longtemps à bouillir... et c'est faux. On m'a dit que les soufflés
gonflent mieux quand les blancs en neige ne sont pas fermes... et c'est
faux. On m'a dit que masser les viande avec du beurre fait entrer le
gras dans les chairs... et c'est faux. On m'a dit que des navets glacés
se gorgent de beurre... et c'est faux. Vraiment, je déteste les
arguments d'autorité, surtout quand ils sont faux.
Mais je déteste surtout être mis en position de réagir négativement,
moi qui ne veux voir que du ciel bleu, qui veux toujours être positif.
Je préfère discuter d'idées justes que d'idées fausses, mais à ce
compte, on n'est jamais en position d'aider nos amis à bien voir les
erreurs et les fautes.
Je vais donc commencer par expliquer pourquoi la
phrase précédente est fautive, puis je chercherai un moyen très positif
de débattre de belles idées justes, histoire de me remettre le cœur
d'aplomb.
Pourquoi cette phrase est erronée
Commençons par montrer pourquoi la phrase précédente est erronée.
Si
on parle d'art culinaire, c'est bien que l'on parle d'art. Et l'on sait
assez combien je milite pour qu'une partie de l'activité culinaire soit
bien reconnue comme artistique. D'ailleurs, je propose de faire bien la
différence entre les artisans et les artistes, mais c'est là un autre
débat que j'ai longuement présenté dans un de mes livres (La cuisine,
c'est de l'amour, de l'art, de la technique), et sur lequel je propose
de ne pas revenir.
Il y a donc l'art culinaire, qui est un art comme
la peinture, la musique, la littérature... D'ailleurs, quand je dis "la
peinture", je ne pense qu'à la peinture artistique, et non pas la
peinture des murs et façades, qui relève de l'artisanat. Même chose
pour la musique ou pour l'écriture. N'importe qui muni d'un stylo peut
raconter une histoire, mais ce ne sera pas un artiste pour autant.
Il
y a donc l'art culinaire, qui est une activité artistique, à savoir
qu'il est question de susciter, de partager des sentiments, des
émotions... Bien sûr, on peut discuter à l'infini la notion d'art, mais
ne jouons pas trop sur les mots quand il s'agit d'aider nos amis :
soyons clairs et simples. C'est pour cette raison que je me résous à
réduire l'art culinaire à la production d'aliments qui nourrissent plus
l'esprit que le corps.
Le second terme de la phrase fausse
dénoncée ici est relatif à la science. Dans la phrase discutée, il ne
s'agit pas simplement de savoir, mais de science de la nature. Nous
mettons de côté les sciences de l'être humain et de la société, car,
dans la phrase que nous critiquons, il est question de précision, de
rigueur.
Immédiatement j'ajoute que précision et rigueur ne sont pas
l'apanage des sciences de la nature, toutefois : toute activité
humaine peut être faite avec précision et rigueur, et l'art le plus
grand (celui des Rembrandt, Bach, Mozart, Proust, Flaubert...) est tout
fait de rigueur et de précision. Impossible de changer un mot dans une
œuvre de Flaubert. Impossible de changer une note dans une œuvre de
Bach.
D'autre part, les sciences de la nature ne se réduisent pas à
la rigueur et à la précision, mais ce sont plutôt des activités qui ont
un objectif et une méthode bien déterminés, que l'auteur de la phrase
discutée ignorait manifestement : l'objectif est de chercher les
mécanismes des phénomènes, et la méthode a été discutée dans tant de mes
billets précédents que je vous y renvoie.
On voit donc mieux
maintenant les deux termes de la phrase fautive que nous critiquons, à
savoir l'art d'un côté, et les sciences de la nature de l'autre, ce qui
revient à mettre d'un côté l'activité qui suscite des émotions, et de
l'autre l'activité qui cherche les mécanismes des phénomènes. Rien à
voir, ni hier, ni aujourd'hui, ni demain. Non, l'art culinaire ne sera
jamais scientifique !
Quelques précisions
Cela
étant posé, on peut ajouter quelques précisions. Par exemple, les
phénomènes qui surviennent lors de l'activité culinaire peuvent être
explorés par les sciences de la nature, et l'activité scientifique qui
fait cela a pour nom "gastronomie moléculaire". D'autre part, on peut
espérer que le praticiens, artisans ou artistes culinaires, aillent
progressivement vers plus de rigueur et de précision, et c'était
d'ailleurs l'un des objectifs de la réflexion technologique qui a
présidé à la proposition de la "cuisine moléculaire", dont la définition
est de rénover les techniques culinaires. Par exemple, avec des œufs à
67 degrés, on est bien plus précis que quand on met des œufs à l'eau
froide, qui est ensuite portée à ébullition. Pour autant, les œufs à 67
degrés n'ont rien de scientifique ! Il sont issus d'une réflexion
technologique fondée sur les progrès de la gastronomie moléculaire, mais
la production d’œuf à 67 degrés est une activité entièrement
technique, et non pas scientifique.
A me relire, je vois que les
plus idolâtres viendront critiquer mon discours, avec l'argument ad
hominem qui consiste à dire que je chipote, que je pinaille. Puisque
l'argument ad hominem est moralement condamnable, je vais me laisser
aller à répondre par un argument également fautif... puisque ad hominem
: ceux qui font un usage indistincts des mots en viennent vite à
confondre les chats et les chiens, les tournevis et les marteaux ; aucun
d'entre eux ne fera jamais de bon travail, parce que nos actes sont
souvent accordés à nos mots (comme je l'ai récemment discuté à propos de
crème fouettée). Quand nos mots sont erronés ou fautifs, alors il y a
de fortes probabilités que nos actes conduisent à des résultats
médiocres. Évidemment, il y a des génies intuitifs, des artistes qui ne
savent pas les raisons de ce qu'il font, en termes de mots posés sur des
actes, et qui font très bien. On peut même penser qu'il peut exister
des personnes qui mettent des mots faux sur des actes qu'ils font très
bien, mais imaginez qu'ils aient en outre les bons mots ! Et puis,
l'enseignement consiste-t-il à dire des choses fausses ou bien plutôt à
aider nos jeunes amis avec des idées justes décrites par des mots
justes ?
Finalement, non, mille fois non, un million de fois non ! L'art culinaire ne sera jamais scientifique !
Soyons positifs
Soyons
maintenant positifs. Il y a l'art culinaire, d'un côté, et les
sciences de la nature de l'autre. Il est exact que si Rembrandt n'avait
pas su tenir un pinceau, que si Bach n'avait pas su le contrepoint,
alors aucune œuvre d'art ne serait née ni de l'un ni de l'autre.
L'artiste a une obligation technique terrible, supérieure ; non
seulement il doit être un parfait technicien, mais il doit avoir en plus
la capacité de parler à l'esprit des autres. Éviter des coulures sur un
tableau, c'est bien, mais faire pleurer d'émotion c'est mieux. Même
chose pour la musique, la littérature... et l'art culinaire.
Que mes
amis cuisiniers me pardonnent, mais je me satisfais mal d'une cuisine
simplement techniquement satisfaisante. En revanche, je chéris encore le
souvenir de ces rares plats où des larmes me sont venues aux yeux, où
j'ai eu cet éblouissement intérieur devant la beauté (en goût !) des
mets qui m'étaient servis. Cela, c'est quelque chose que nos jeunes amis
méritent de connaître, et, à défaut qu'ils l'aient vécu eux-mêmes,
nous avons une sorte d'obligation de leur en montrer l'existence. Oui,
il y a des artistes culinaires, qui éblouissent, et pas seulement par
l'usage de l'argument d'autorité, mais par l'exercice de leur art !
Maintenant,
pour les sciences de la nature, il y a donc la gastronomie moléculaire,
qui a été formellement créée en 1988, et qui se développe dans le monde
entier, à la recherche des mécanismes des phénomènes : un soufflé
gonfle, un viande brunit, une crêpe se perce de petits trous, un haricot
vert jaunit un peu... Pour tous ces phénomènes, il y a des mécanismes,
et, depuis quelques décennies maintenant, la gastronomie moléculaire
explore ces phénomènes, à la recherche des mécanismes. Évidemment il
faut commencer par établir les phénomènes. Par exemple, récemment, nous
avons observé que des navets caramélisés à blanc perdaient 40 pour cent
de leur masse, de leur eau : il y a lieu d'explorer ce phénomène, de
l'établir pour des légumes de diverses sortes, et c'est quand cette
première étape sera faite, laborieusement, que nous pourrons passer à la
suite, à savoir l'établissement d'équations qui décriront le phénomène,
avant de passer à la suite, laborieusement, à savoir la recherche de
mécanismes quantitativement compatibles avec les équations. Puis viendra
l'étape suivante, laborieuse encore, qui consistera à chercher des
conséquences de notre théorie pour nous mettre nous-mêmes à en chercher
une réfutation, et ainsi de suite.
On voit bien, à cette
description, que la gastronomie moléculaire n'a en réalité que faire de
l'art culinaire ; elle a suffisamment à faire avec la composante
technique de la cuisine, tant le nombre de phénomènes inexplorés reste
considérable. On a vu, d'autre part, combien les explorations sont
longues, laborieuses, de sorte qu'avant d'avoir terminé l'examen des
phénomènes, de la technique culinaire, il se passera sans doute des
siècles. Aurons-nous fait quelque chose d'inutile ? Certainement pas,
car tout fait établi est un fait établi, et constitue un socle sur
lequel peuvent s'ériger science, technologie et technique. La
gastronomie moléculaire est une science merveilleuse, et les enjeux
sont si grands (agrandir le territoire du connu) que cela vaut la peine
que nous nous y consacrions sans relâche.
Jamais cette activité ne se confondra pour autant avec l'art culinaire.
Vive la Connaissance (bien) produite et (bien) partagée !
Vient de paraître aux Editions
de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la
jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de
réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)
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