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vendredi 26 septembre 2025

Le séminaire de septembre 2025 : haricots verts et beurre maître d'hôtel

Nous venons de tenir le séminaire de gastronomie moléculaire de la rentrée, à propos de l'équeutage des haricots verts, d'une part et de la fabrication du beurre maître d'hôtel d'autre part. 

Je suis désolé de dire que dans les deux cas, les indications des professionnels ont été réfutées. 

 

1. Pour les haricots verts, une certaine culture française supprime les deux bouts : vers le pédoncule, ce bout dur qu'il est  naturel d'enlever, et d'autre part le bout pointu à l'opposé. 

Au Canada, les professionnels m'avaient dit qu'ils laissaient ce bout effilé, pour une raison que je n'ai pas retenu, mais en tout cas, cela faisait longtemps que je voulais comparer des haricots dont soit les deux bouts auraient été enlevés, soit le seul bout près du pédoncule l'aurait été. 

Nous avons donc fait l'expérience de préparer deux casseroles avec la même quantité d'eau : nous avons mis dans une casserole les haricots avec deux bouts enlevés et dans l'autre casserole les haricots avec un seul bout enlevé.
Nous les avons cuits exactement pendant 15 minutes,  de sorte qu'ils étaient cuit mais encore un tout petit peu croquants, sans saler l'eau pour ne pas avoir un paramètre supplémentaire et nous avons d'abord comparé les liquides. Ils étaient de la même couleur, et ils étaient également du même goût. 

Puis nous avons comparé les haricots :  visuellement ils étaient identiques. Ensuite, nous avons goûté les deux sortes de haricots par un test triangulaire où l'on donne trois échantillons, avec  deux échantillons identiques et le troisième différent ; on demande aux dégustateurs quels sont les numéros des échantillons identiques. 

Il n'y a pas eu de différence perceptible,  et l'un des participants, un professionnel,  a conclu que à l'avenir, il ne supprimerait plus qu'un bout. 

Ce même professionnel avait dit que dans sa famille, parce qu'il pouvait se procurer des haricots très frais, il n'était pas nécessaire d'enlever le bout pointu, mais, pour nos expériences, les haricots n'étaient pas parfaitement frais et il n'y a pas eu non plus de différence. Notamment nous n'avons pas perçu de goût désagréable pour cette partie effilée. 

On notera que, pendant l'expérience, il était apparu qu'il y aurait une possibilité de différence de goût parce que, quand nous avons cuit les haricots, j'en ai vu un qui était mal placé :  il avait encore son extrémité effilée dans une casserole où tous les autres haricots avaient les deux extrémités éliminées ; j'ai enlevé ce bout effilé et j'ai vu alors qu'il y avait un trou par lequel l'eau pouvait entrer. Autrement dit, dans les haricots aux deux extrémités supprimées, l'eau aurait pu entrer plus que dans les haricots avec une seule extrémité supprimée. 

Mais rien ne sert d'avoir des théories quand elles ne s'appliquent pas :  puisqu'il n'y a pas de différence de goût entre les deux lots de haricots, il est inutile d'aller chercher  à  expliquer ces différences qui n'existent pas. 

 

2. Maintenant pour le beurre de maître d'hôtel, il s'agit de beurre qui est malaxé avec du persil haché, du sel, du poivre et un peu de jus de citron. 

Des professionnels ont dit que le maniement excessif du beurre avec les autres ingrédient pourrait "user" le beurre maître d'hôtel... mais là encore, aucune différence sensorielle n'est apparue. 


On trouvera les détails dans



jeudi 21 août 2025

Je veux des additifs dans ma cuisine... et je dis cela sans être "vendu à l'industrie agroalimentaire", ni d'ailleurs à des industries que l'on nomme fautivement "chimiques"

 
Je veux des additifs dans ma cuisine... et je dis cela sans être "vendu à l'industrie agroalimentaire", ni d'ailleurs à des industries que l'on nomme fautivement "chimiques" 

1. Il y a quelques jours, à l'Ecole de chimie de Paris - Chimie ParisTech"- où j'avais été invité par les étudiants (quel honneur ! quel bonheur !), ma conférence a suscité des questions, et notamment une à propos des additifs alimentaires. 

2. En répondant, j'ai fait une petite erreur, parce que j'ai supposé que tous mes jeunes amis savaient ce dont il s'agit, mais, en réalité, ils sont baignés dans un discours cauchemardesque, de sorte que, même s'ils ont une vague idée de la chose, cette idée est erronée. 

3. Commençons par signaler que les additifs sont des "produits" : ils sont produits par des sociétés qui les produisent... de sorte qu'ils ne sont pas plus naturels que du coq au vin ou de la choucroute : je rappelle qu'est "naturel" ce qui n'a pas fait l'objet d'une transformation par l'être humain, et est artificiel ce qui n'est pas naturel. 

4. Enchaînons en signalant que ces produits peuvent être des substances, de mélanges de composés, ou bien des "composés", c'est-à-dire des groupes de molécules toutes identiques. Par exemple, la curcumine est le composé jaune majoritaire du curcuma. Dans la curcumine (E100(ii)), toutes les molécules sont ce que l'Union internationale de chimie pure et appliquée nomme justement "(1E,6E)-1,7-bis(4-hydroxy-3-méthoxyphényl)-1,6-heptadiène-3,5-dione". 5. Et précisons que les additifs alimentaires ne se confondent pas avec les auxiliaires technologiques (on devrait dire "auxiliaires techniques"), ni avec les aromatisants (on voit que je ne parle pas d'arômes, et je m'en explique plus loin). 

6. Un additif alimentaire est une substance (composés purs ou mélanges de composés) qui n'est pas habituellement consommée comme un aliment ou utilisée comme un ingrédient dans l'alimentation. Les additifs sont ajoutés aux denrées pour une raison technique, au stade de la fabrication, de la transformation, de la préparation, du traitement, du conditionnement, du transport ou de l'entreposage des denrées. Ils sont présents dans les produits finis. 

7. Les additifs alimentaires ont des fonctions diverses, comme par exemple : - garantir la qualité sanitaire des aliments (conservateurs, antioxydants), - améliorer l'aspect et le goût d'une denrée (colorants, édulcorants, exhausteurs de goût), - conférer une texture particulière (épaississants, gélifiants), - garantir la stabilité du produit (émulsifiants, anti-agglomérants, stabilisants). 

8. A noter que l'on distingue deux types d'additifs : dit "naturels" - c'est à dire obtenus à partir de micro-organismes, d'algues, d'extraits végétaux ou minéraux – et de synthèse. C'est idiot, car les additifs qui ont été extraits... ont été extraits, et sont donc artificiels, au sens du dictionnaire, lequel est notre seul juge en matière de communication. En réalité, on veut dire que les additifs sont soit extraits, soit synthétisés. 

9. La présence des additifs dans les denrées est mentionnée dans la liste des ingrédients soit par leur code (E suivi de 3 ou 4 chiffres), soit par leur nom. 

10. Un additif n'est autorisé en alimentation humaine que s'il ne fait pas courir de risque au consommateur aux doses utilisées. Et la preuve de leur innocuité ne suffit pas : pour pouvoir être utilisée, une substance doit aussi faire la preuve de son intérêt. Ainsi, les additifs alimentaires ne sont approuvés que si l'effet technique revendiqué peut être démontré et que si l'emploi n'est pas susceptible de tromper le consommateur. 

11. Avant d'être autorisés par la Commission européenne, les additifs sont soumis à évaluation de l'Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa). Sur cette base, la Commission établit une liste positive (on ne peut utiliser que les additifs de cette liste) d'additifs autorisés auxquels un numéro E leur est attribué en indiquant les aliments dans lesquels ils peuvent être ajoutés et les doses maximales à utiliser. J'insiste un peu : les additifs, autorisés donc, font l'objet d'évaluations extraordinairement serrées ! Je vous invite à bien regarder ces conditions sur le site de l'Efsa. 

12. Et c'est un consensus international, avec la participation de toutes les agences nationales : l’évaluation et l’autorisation des additifs alimentaires sont encadrées et harmonisées au niveau européen au sein de l’Europe par les règlements CE/1331/2008 et CE/1333/2008. Oui, contrairement à ce que prétendent des marchands de cauchemars, on ne joue certainement pas avec la santé des citoyens. D'ailleurs, les évaluateurs sont eux-mêmes des citoyens, n'est-ce pas ? Et ils consomment ces produits, en font consommer à leur famille. Y aviez-vous pensé ? 

13. Toute information scientifique et technique nouvelle relative à des additifs autorisés est examinée avec une attention particulière et leurs conditions d'emploi sont reconsidérées, si nécessaire. Oui, il y a une veille scientifique constante, d'ailleurs un peu surabondante, avec les agences nationales (en France, l'Anses), en PLUS des agences internationales : l'Efsa en Europe, la FDA aux Etats-Unis... 

14. Une réévaluation européenne systématique de l'ensemble des additifs autorisés a par ailleurs été effectuée par l'Efsa. On ne dira jamais assez que les débats techniques des experts sont publics : libre à chacun d'y assister, preuve que tout cela se fait dans la plus grande transparence. 

15. Ne pas confondre les additifs avec les "auxiliaire technologiques", "supports d'additif" ou "auxiliaires de fabrication", qui sont des substances utilisée par l'industrie agroalimentaire durant la préparation ou la transformation d'aliments, et qui peuvent s'y retrouver, mais qui ne doivent pas légalement être mentionnée dans les ingrédients. Utilisés pour permettre, faciliter ou optimiser une étape de la fabrication d'un aliment, ils n'en constituent pas un ingrédient, à l'opposé des additifs alimentaires. Là, j'ai écrit "auxiliaire technologique", mais cela m'arrache la plume, car il s'agit seulement d'auxiliaire technique. La technologie, c'est une autre affaire que la technique ! 

16. Quant aux aromatisants, ce sont des produits destinés à être ajoutés à des denrées alimentaires pour leur conférer une odeur, c’est-à-dire une perception par voie nasale ou retro-nasale et/ou une saveur, c’est-à-dire une perception par voie linguale. Ils font également l'objet de réglementations très strictes. Sont exclus des aromatisant : les substances qui ont exclusivement un goût sucré, acide ou salé, parce qu’on retombe soit sur des denrées alimentaires « générales » comme le sucre ou le sel, soit sur des additifs réglementés par ailleurs, comme les acidifiants et les édulcorants, les aromates, épices et fines herbes, qui ne sont pas considérés comme des aromatisants. 

17. La réglementation définit six catégories d'aromatisants, dont les préparations aromatisantes, mélanges de composés obtenus à partir de matières premières naturelles d’origine végétale ou animale par des procédés physiques d’isolement ou des procédés biotechniques, c’est-à-dire la mise en œuvre d’enzymes ou de fermentations microbiennes. Ainsi un extrait de vanille ou une huile essentielle d’orange sont des préparations aromatisantes. Les substances aromatisantes sont au contraire des composés particuliers qui sont soit extraits, soit synthétisés (la réglementation actuelle en matière de dénomination est à revoir, parce qu'elle fait un usage trompeur du mot "naturel") ; quand il y a synthèse, on distingue des composés déjà identifiés dans la nature, et des composés jamais trouvés à ce jour.

 18. Je me souviens que rien ne vaut un exemple, pour clarifier les choses. La vanille, par exemple, est la gousse fermentée d'une plante. Elle doit son goût (odeur, et pas seulement) à des composés variés, mais le principal est la vanilline, ou 4-hydroxyl-3-méthoxybenzaldéhyde. Et, de fait, de la vanilline dans de l'eau donne un goût très semblable à la vanille. Semblable, mais moins "complexe" quand même, moins velouté, moins puissant... La vanilline est "extraite"... quand elle est extraite, mais elle peut être synthétisée, si elle est synthétisée. Les chimistes ont découvert qu'une modification chimique minime de la vanilline permet de produire de l'éthylvanilline, qui a un goût proche de la vanilline, en bien plus puissant. L'éthylvanilline est un composé artificiel, donc, et synthétique de surcroît. 

19. Tout cela étant plus clair (j'espère : n'hésitez pas à me demander des précisions, des explications, à me signaler des erreurs, des imprécisions), je me place maintenant en cuisinier, dans ma cuisine. Et là, je vois des substances qui peuvent m'être utiles. Par exemple, quand je veux donner de la couleur, pourquoi n'utiliserai-je pas un colorant ? Par exemple, quand je veux modifier la saveur, pourquoi n'utiliserais-je pas pas un additif modificateur de saveur ? Par exemple du bicarbonate pour combattre une acidité excessive que certains de mes convives n'aiment pas ? Par exemple, quand je veux gélifier, pourquoi n'utiliserai-je pas un gélifiant, telle la gélatine ou l'agar-agar ? Par exemple, pourquoi n'utiliserai-je pas l'éthylvanilline pour avoir un goût puissant qui rappelle la vanille ? Ou le 1-octène-3-ol pour donner un merveilleux goût de sous-bois, de champignon sauvage ? 

20. On le voit, il ne s'agit pas d'être "un faux nez de l'industrie chimique", ou "vendu à l'industrie", mais simplement de cuisiner de façon moins archaïque qu'au Moyen-Âge. Et je fais seulement mon devoir de citoyen en essayant d'éclairer mes amis sur des notions qui sont obscures pour eux... en les invitant à utiliser des additifs, des auxiliaires techniques ou des aromatisants. Cela fait en outre des décennies que je dis que si ces produits sont évalués, et sans risques, alors il nous les faut en cuisine ! 

 

PS. Des liens : https://www.anses.fr/fr/content/le-point-sur-les-additifs-alimentaires http://www.efsa.europa.eu/fr/topics/topic/food-additives http://www.efsa.europa.eu/fr/topics/topic/food-additive-re-evaluations https://www.academie-agriculture.fr/publications/publications-academie/points-de-vue/y-t-il-de-bons-et-de-mauvais-additifs-alimentaires https://www.academie-agriculture.fr/actualites/agriculture-alimentation-environnement/colorants-edulcorants-conservateurs-tout-savoir https://www.academie-agriculture.fr/actualites/academie/seance/academie/reevaluation-des-additifs-alimentaires-par-lefsa


Et j'ai reçu un commentaire : 

Merci pour cet éclairage très détaillé ! Parmi les recommandations alimentaires, on entend souvent qu'il faut limiter la consommation d'aliments ultra-transformés. Y a t'il une raison à cela, hormis le fait que ces aliments contiennent généralement beaucoup de sucre, de sel ou de gras ? Les transformations des aliments créent-elles des composés néfastes pour la santé, ou bien au contraire détruisent elles des composés bénéfiques ?

J'ai donc répondu : 

Bonjour et merci de votre confiance. Mais merci aussi de votre question, qui est d'une grande pertinence. 

La notion d'aliments prétendument ultra-transformés est très contestable, et elle a été introduite surtout idéologiquement, comme cela a été bien montré lors d'une séance publique de l'Académie d'agriculture de France, que vous trouverez ici : https://www.academie-agriculture.fr/actualites/academie/seance/academie/des-matieres-premieres-agricoles-aux-aliments-quel-impact-des 

D'autre part, il nous faut nous méfier d'une certaine épidémiologie nutritionnelle dont les résultats sont très contestables, comme on peut le lire dans le remarquable travail scientifique suivant : https://www.academie-agriculture.fr/publications/notes-academiques/1722020-n3af-2020-1-sante-et-alimentation-attention-aux-faux, par Philippe Stoop. 

Bref, il y a un discours idéologique qui n'est pas scientifique, et cela est donc nuisible collectivement. Par exemple, je suis heureux de vous annoncer un travail considérable qui a été fait à propos de nitrates et de nitrites dans les charcuteries : il montre qu'il y a lieu de ne pas gober tous les messages disant que ces produits seraient démoniaques ;-) : le rapport du Groupe de travail académique est pour très bientôt. Mais, pour moi : https://hervethis.blogspot.com/search?q=nutrition

jeudi 24 juillet 2025

Cessons de parler des "laits végétaux" et arrêtons de prétendre qu'ils seraient "naturels"

Je ne cesse de m'étonner du conservatisme de mon entourage. Quand je dis "entourage", cela signifie jusqu'à mes collègues scientifiques, et j'en vois encore un exemple ce matin alors que je suis en train éditer un texte pour le prochain Handbook of molecular gastronomy

 Le manuscrit de mon collègue discute la question des systèmes émulsionnés (qu'il confond avec des émulsions, preuve qu'il est imprécis), et il en cite des exemples : la mayonnaise, qui est bien une dispersion d'huile dans l'eau du jaune d' œuf et du vinaigre, ou encore le lait, qui contient effectivement des gouttelettes de matière grasse dispersées dans de l'eau. 

Puis mon collègue évoque ces liquides blancs, qui ressemblent à du lait et sont extraits des végétaux et qui, comme le lait, contiennent des matières grasses émulsionnées. Il les nomme des "laits végétaux", mais je lui fais remarquer que cette dénomination est contestable, car le lait est le lait, et le lait n'est pas végétal ; ces émulsions ne sont pas du lait, et je lui fais valoir que nous aurions intérêt, collectivement, à leur refuser le nom de lait, car des végétariens le confondent avec du lait au point de mettre de jeunes enfants en danger de mort. 

Ne pourrait-on pas parler d'émulsions végétales ? 

De surcroît, je critique énergiquement son emploi du mot "naturel", à propos de ces produits : ces produits ne sont pas naturels, puisque ils ont été extraits ; or la définition du naturel, c'est ce qui n'a pas fait l'objet d'interventions par un être humain.

 Mon collègue répond que la dénomination lait végétal est "acceptée", et que, comme ces produits se trouvent les graines, ils sont bien naturels. 

Soit il n'a rien compris à mon argumentation, soit il s'enferme dans une erreur nuisible, car susceptible de créer des confusions. 

Le mot "naturel" tout d'abord, est à l'origine de nombre d'interminables débats publics, et ces débats naissent de l'utilisation du mot dans une acception gauchie, donc erronée, parfois fautive. 

D'autre part, des accidents, dans les familles végétariennes, seraient évités si l'expression "lait végétal était interdite (ma proposition). 

Mais, surtout, je ne vois pas ce que mon collègue perdrait en changeant ses habitudes de langage. Pourquoi reste-t-il collé à des idées anciennes : la paresse, des intérêts idéologiques ou commerciaux, de l'incompréhension ? 

 

Pourrez-vous m'aider à comprendre sa position et les avantages qu'elle aurait ? 

Pour moi, je termine en rappelant cette utile citation d'Antoine Laurent de Lavoisier : "C’est en m’occupant de ce travail, que j’ai mieux senti que je ne l’avois, encore fait jusqu’alors, l’évidence des principes qui ont été posés par l’Abbé de Condillac dans sa logique, & dans quelques autres de ses ouvrages. Il y établit que nous ne pensons qu’avec le secours des mots ; que les langues sont de véritables méthodes analytiques ; que l’algèbre la plus simple, la plus exacte & la mieux adaptée à son objet de toutes les manières de s’énoncer, est à-la-fois une langue & une méthode [iij] analytique ; enfin que l’art de raisonner se réduit à une langue bien faite.  [...]  L'impossibilité d'isoler la nomenclature de la science, et la science de la nomenclature, tient à ce que toute science physique est nécessairement fondée sur trois choses : la série des faits qui constituent la science, les idées qui les rappellent, les mots qui les expriment (...) Comme ce sont les mots qui conservent les idées, et qui les transmettent, il en résulte qu'on ne peut perfectionner les langues sans perfectionner la science, ni la science sans le langage ».

Et celle de Condillac : « Nous ne pensons qu'avec le secours des mots. L'art de raisonner se réduit à une langue bien faite »

lundi 21 juillet 2025

Une molécule est une molécule

Ce matin, plusieurs questions, mais en voici une en particulier, qui mérite un commentaire public : 

J'ai une question par rapport aux molécules synthétiques vs naturelles. Je sais que les propriétés physiques ainsi que l'odeur et le goût des molécules synthétiques vs naturelles sont identiques ex linalool synth vs naturel. Qu'en est-il de leurs activités biologiques et de leur propriétés toxicologiques ? Pouvez-vous me diriger vers des articles et références qui étudient cette question ?

 

 Ici, je sais d'expérience qu'il y a la question des mots, qui est source de confusions. 

Une molécule, c'est donc un tout petit objet, fait d'atomes de divers éléments, liés par des forces interatomiques (une sorte de pléonasme que cet adjectif). Les éléments considérés, ici, sont principalement le carbone, l'hydrogène et l'oxygène. Et pour ces trois éléments, les atomes sont faits d'un "noyau", assemblage de protons et de neutrons, avec autour des électrons, comme la terre autour du soleil. 

Les effets biologiques des molécules ? Une molécule a un effet si elle a un "récepteur", à savoir si l'organisme comporte une molécule agissant comme une serrure vis à vis de la molécule bioactive, qui est comme une clé. Et la disposition des atomes est donc très essentielle. Donc tout est simple, au premier ordre. Et une molécule est entièrement déterminée par ses atomes, leur disposition. 

Maintenant, il peut y avoir des effets qui sont au niveau du détail des détails. Par exemple, certains atomes d'hydrogène peuvent avoir dans leur noyau, en plus du proton, un neutron, et c'est ce que l'on désigne par "deutérium". Les propriétés chimiques sont quasi identiques, mais des outils de mesure très sensibles voient des différences... et c'est ainsi qu'une entreprise française d'analyse a fait son succès commercial en devenant capable de détecter du sucre ajouté dans les vins, pour des chaptalisations ou pour des fraudes. Mais, je le répète, c'est un détail au regard de la question posée. 

 

Maintenant, synthétique et naturel ? 

Une molécule naturelle, c'est une molécule qui se trouve dans la nature, fabriquée par les plantes ou par les animaux, voire par les éléments (la chaleur, la foudre, etc.). 

En revanche, une molécule synthétisée, c'est une molécule qui a été... synthétisée, à savoir qu'on a rassemblé des atomes d'une certaines façon pour faire la molécule. Et, évidemment, si l'on même les mêmes atomes organisés de la même façon, on obtient la même molécule, qui ira ouvrir les mêmes serrures ! 

Cela dit, on peut répondre plus subtilement que cela à la question de notre interlocuteur, parce que l'on peut synthétiser avec des niveaux de précision variés, parce que la question des "impuretés" est essentielle : les composés extraits de produits naturels ne sont pas accompagnés des mêmes "impuretés" que les produits de synthèse (parfois plus purs que les produits naturels). 

Par exemple, notre correspondant parle de linalol, qui est un composé odorant présent dans de nombreux végétaux. Parler du linalol au singulier, c'est une erreur, parce qu'il y a divers linalols, et que le (S)-(+)-linalol n'a pas la même odeur -donc pas les mêmes effets biologiques que le (R)-(-)-linalol. Mais une molécule d'un de ces deux linalols est une molécule de ce linalol-là, quoi qu'il arrive. Et la question "isotopique" précédente (l'hydrogène vs le deutérium) ne se pose pas, du point de vue de l'odeur. 

En revanche, quand on a un de ces deux linalols dans une matière végétale, elle n'est pas seule, et aucune plante n'a donc l'odeur de ce linalol particulier. 

Puis, si l'on extrait ce composé, il n'est plus "naturel", mais d'origine naturelle... et son extraction ne permet généralement pas de l'avoir pur ! De sorte qu'il y a des "impuretés"... et que ces impuretés peuvent être essentielle. 

C'est ainsi que le mélange des deux limonènes R et S n'a pas d'odeur quand il est fraîchement obtenu par distillation... et que cette odeur de Citrus n'apparaît qu'ensuite, sans doute due aux impuretés, plutôt qu'aux limonènes. 

Pour les composés de synthèse, il y a également des impuretés, qui résultent du procédé de préparation, et il n'est d'ailleurs pas dit que ces impuretés soient plus abondantes ou plus dangereuses, bien au contraire : les opérations de synthèse étant mieux contrôlées que les extractions (qui partent de mélanges complexes), il est possible qu'il y ait bien moins d'impuretés. 

Enfin, mon interlocuteur me parle d' "activités biologiques et propriétés toxicologiques" : amusant, car les effets toxicologiques sont des activités biologiques, non ? Car je fais l'hypothèse, vu les composés qu'il discute, que ce sont de toutes petites quantités de composés qui sont considérées ici, de sorte que l'on est bien dans le cadre des clés et des serrures, des composés bioactifs et de récepteurs. 

Là, les impuretés sont essentielles, car elles peuvent avoir des récepteurs, que les composés soient d'origine naturelle ou synthétisés, et quelqu'un qui fait bien son travail, d'extraction ou de synthèse, se préoccupe de cela. 

Mais finalement, une molécule est une molécule, n'est-ce pas ?

vendredi 11 juillet 2025

Un coeur liquide vitaminé

 
Ce matin, une question, qui appelle des commentaires : 

1. La question de la conservation des aliments est souvent une question de microbiologie 

2. Le goût a plusieurs composantes. 

 

Voici la question : 

"Je souhaiterais donc réaliser une "gomme" vitaminée composée d'un insert liquide de vitamine D et de calcium, et je veux faire appel à la cuisine moléculaire. En effet j'ai pensé à la sphérification inverse, avec pour principe d'obtenir une sphère solide avec un cœur liquide. Mais je ne connais pas le temps de conservation de cette technique. Et je cherche également à masquer le goût de la vitamine D. Je voudrais utiliser des arômes naturels, et réaliser un insert acidulé et sucré, mais sans ajouter du sucre."

 

Et voici ma réponse

Il y a donc plusieurs questions en une, et je propose d'examiner cela successivement, en observant, en passant, que je mets à la disposition de tous l'expertise qui est celle de l'agent de l'Etat que je suis. Mon interlocuteur n'ayant ni payé une consultation (l'argent serait allé au laboratoire) ni stipulé que la question posée était confidentielle, je me sens le droit d'évoquer cette question publiquement... d'autant que la question n'est pas "originale", en ce sens que je l'ai déjà eue plusieurs fois, sous des formes variées. 

1. D'abord, un coeur liquide dans un gel, c'est facile : on prend un liquide, on le fait congeler, et on le trempe dans la gélatine, par exemple, ou bien dans du chocolat fondu, ou mille autres façons. Mais oui, l'emploi d'alginate de sodium est une possibilité, et j'ai nommé des "degennes" ces perles à coeur liquide que l'on obtient avec l'alginate : - pour la formation de "degennes" directs : on dissout de l'alginate de sodium (environ 5 pour cent) dans un liquide, et l'on fait tomber des gouttes de ce liquide dans un bain d'eau avec du calcium ; on lave immédiatement les degennes qui se forment, sans quoi le calcium qui migre dans la peau gélifiée de surface vient gélifier le coeur - pour la formation de "degennes" inverse, on dissout du calcium dans le premier liquide, et on verse celui-ci dans un bain d'eau et d'alginate de sodium. Là encore, une peau gélifiée se forme, mais cette fois, la peau ne s'épaissit plus avec le temps, parce que l'alginate est trop gros pour migrer dans gel formé. J'observe d'ailleurs que mon interlocuteur a de la chance : il voulait mettre du calcium dans le coeur liquide interne. 

2. Une observation supplémentaire : je suis très heureux de voir que mon interlocuteur fait bien la différence entre cuisine moléculaire (une technique) et gastronomie moléculaire (de la science). Ici, c'est bien une question technique. 

3. A propos de "conservation", il faut savoir que la principale question est le plus souvent une question de microbiologie : notre environnement est plein de micro-organismes qui n'ont qu'une "envie" : se développer et se reproduire. Or souvent, ils ont besoin des mêmes éléments que nous : une température ni trop froide ni trop chaude, des nutriments, de l'eau. Dans nos aliments, il y a tout cela, et il n'est donc pas surprenant que nos aliments laissés à l'air libre pourrissent... sauf quand on a séché la surface (manque d'eau), ou quand la température est basse (réfrigérateur), par exemple. Bref, ici, la question de la tenue physique ou chimique des degennes n'est guère en cause, mais c'est la question microbiologique qui s'impose. Pour les degennes, n'étant pas microbiologiste, je n'ai aucune idée de la conservation, mais je sais que des sociétés vendent des degennes contenant de la vinaigrette, de l'alcool, des jus variés, de sorte que la conservation est un problème qui a été résolu par certains. 

4. Masquer le goût de la vitamine D ? Il y a plusieurs dimensions sur lesquelles jouer : la saveur, l'odeur, la couleur, le trigéminal. Mais commençons par les "arômes naturels" : un arôme, en français, c'est l'odeur d'une plante aromatique, à ne pas confondre avec un "aromatisant", ce que l'on devrait nommer un extrait ou une composition gustatifs. Evidemment, puisque est naturel ce qui n'a pas fait l'objet d'une transformation par un humain, un aromatisant n'est JAMAIS naturel, sauf au sens d'une réglementation que nous devons combattre. Et là, il faut absolument aller voir les produits merveilleux vendus par la société Kitchenlab  (je ne touche rien de cette société). 

5. Mais l'odeur n'est pas la seule dimension, comme dit précédemment, et la saveur est essentielle. On veut omettre le sucre de table, à savoir le saccharose ? Alors il suffit de prendre un autre composé édulcorant, soit non intense (fructose, ou autre), soit intense : aspartame, ou autre. Personnellement, j'irais vers de l'aspartame... en répétant ici que l'Europe a dépensé des fortunes pour la réévaluation toxicologique, et que l'aspartame est sans risque. Un peu d'acide, aussi ? De salé, puisqu'il amoindrit l'amer et rehausse le sucré ? 

6. Et l'on n'oubliera pas d'autres dimensions, et notamment les composés à action trigéminale, comme le menthol pour une fraîcheur mentholée, et les pipérines, capsaïcines ou isothiocyanate d'allyle, pour des piquants. En détournant la sensation, on fait autre chose que la "masquer"... mais ça marche tout aussi bien.

vendredi 7 mars 2025

La cuisine note à note recrée-t-elle des aliments à partir de produits chimiques ? La réponse est non

Hier soir, un groupe d'étudiantes intéressées par la cuisine note à note, qui proposaient comme définition : La cuisine note à note recrée-t-elle des aliments à partir de produits chimiques. Est-ce cela ? 

Non, mais l'erreur est vénielle, et, d'autre part, on peut toujours d'un petit mal un grand bien, à savoir donner des éclaircissements. Et puis, c'est une méthode toute simple : il s'agit seulement de se demander ce que signifient les mots. 

La cuisine ? C'est la préparation des aliments à partir d'ingrédients.
Et si la cuisine note à note a été nommée ainsi, c'est bien que c'est de la cuisine. Les ingrédients sont seulement différents de la cuisine classique ou même de la cuisine moléculaire. 

La cuisine note à note "recrée" des aliments ? Non, elle crée des aliments : à partir d'ingrédients, on construit des aliments, des mets, des plats. Bref, on cuisine.
Derrière cette petite erreur, il y a peut-être l'idée que l'on va faire de la carotte sans carotte, ou de la viande sans viande... mais cela n'est pas le cas. Le croire serait céder à un fantasme indu. Non, on crée, et l'on évite d'ailleurs de reproduire des carottes, des pommes ou des viandes... car cela n'a aucun intérêt : on a déjà les carottes, pommes ou viandes. 

La cuisine note à note a pour ingrédients des "composés chimiques" ? Là encore, il y a une erreur... parce que l'expression "composé chimique" est souvent mal comprise.
Je pars d'un exemple : l'eau. L'eau parfaitement pure est un "composé", à savoir qu'elle est faite de molécules toutes identiques, et faites chacune d'un atome d'oxygène et de deux atomes d'hydrogène. Quand cette eau vient du ciel, ce n'est pas un composé chimique, mais un composé naturel. Mais si un chimiste qui étudie l'eau la synthétise (je faisais cela à l'âge de six ans), alors elle devient un composé "chimique", ce qu'il serait plus intelligent de nommer un composé de synthèse. Oui, il y a des composés synthétisé par des chimistes, et des composés extraits du monde naturel. Cela étant, l'eau synthétisée peut être exactement la même que l'eau de la pluie.
Passons à plus compliqué : le sucre de table, ou saccharose. Il est extrait dans des usines à partir de betteraves. Là, on râpe les betteraves, on les chauffe dans l'eau, on concentre les jus en évaporant l'eau. Ce n'est pas un travail scientifique, pas un travail de chimiste, mais un simple travail technique. Le sucre n'est pas un composé chimique, mais un composé extrait de produits naturels. Mais le sucre a mauvaise presse, aujourd'hui, parce que des idéologues critiquent les "sucres ajoutés" : prenons donc un autre exemple, à savoir le sel, que l'on obtient en concentrant de l'eau de mer. Le sel n'est pas synthétisé, mais extrait.... Ah mais, pardon, le sel a également mauvaise presse.
Passons donc à l'huile, qui est faite de "triglycérides" (et non pas d'acides gras, comme le croient des ignorants qui causent trop de ce qu'ils ne comprennent pas toujours). Ces triglycérides ne sont pas synthétisés ; ce ne sont pas des composés chimiques... mais seulement des produits du pressage de graines ou de fruits (olives, noix, tournesol...).
La gélatine ? C'est un mélange de composés extraits de viande. Pas synthétiques, pas chimiques, donc. L'acide citrique, vendu comme additif ? Il est obtenu par fermentation, comme l'est la choucroute. Ce n'est donc pas un produit chimique. Et ainsi de suite ! 

Donc finalement, non, la cuisine note à note ne recrée pas les aliments à partir de composés chimiques. C'est une cuisine qui crée des aliments à partir de composés qui sont le plus souvent extraits des produits de l'agriculture.

mardi 11 février 2025

Les "faits" ?

Le chimiste français Michel Eugène Chevreul, qui a établi la constitution moléculaire des triglycérides (les composés qui forment l'essentiel des "matières grasses"), a largement discuté la méthodologie scientifique, en proposant notamment sa "méthode a posteriori expérimentale ». 

En réalité, le nom est incompréhensible sans le contexte :  il fait référence à la méthode "a priori", qui avait été établie par Antoine Laurent de Lavoisier, et qui consistait :

« à ne déduire aucune conséquence qui ne dérive immédiatement des expériences et des observations, à ne conserver que les faits qui ne sont que des données de la nature, à ne chercher la vérité que dans l'enchaînement naturel des expériences et des observations » (Lavoisier, 1789 : Disc, prélim.).

Chevreul reprend cela et introduit une discussion supplémentaire à propos de l'interprétation. 

Mais ce qui m'intéresse aujourd'hui, ce sont ces "faits", qu'il évoque sans cesse. Il est amusant d'observer que, dans mes discussions personnelles à propos de méthode scientifique, je n'ai pas utilisé ce terme puisque je ne le vois pas dans :
- l'identification d'un phénomène,
-  la seconde étape de la méthode scientifique qui consiste à caractériser quantitativement les phénomènes
- dans la troisième étape qui consiste à réunir les données quantitatives en équations ;
- dans l'étape suivante qui consiste à réunir les équations et introduire des concepts nouveaux pour établir des théories ; 
- dans la recherche de conséquences théorique et les tests expérimentaux de ces dernières. 

D'ailleurs, je ne vois pas non plus le mot de "vérité", que Chevreul utilise pourtant. 

Mais rien ne vaut un exemple. Supposons que l'on étudie l'attaque du fer par l'acide chlorhydrique : la théorie dont nous disposons aujourd'hui conduit à penser que cette attaque conduit à la mise en solution du fer sous une forme ionisé et  à la  libération de dihydrogène gazeux. Cela est une théorie, réfutable, perfectible.

La dissolution du fer est un phénomène, et, n'ignorant pas que la notion de "fait" est bien problématique, je propose de ne pas oublier qu'un fait est d'abord quelque chose qui a été fait. Il est apparent que la réaction d'attaque du fer par l'acide chlorhydrique conduit à la "dissolution du fer", mais cela nous intéresse moins que le phénomène dont nous cherchons les mécanismes ; or cette "explication", ces mécanismes sont bien réfutables, révisables, perfectibles, et je ne cesse de citer à ce propos la réfutation de la loi d'Ohm par la découverte de l'effet Hall quantique, un exemple parmi mille.

lundi 16 décembre 2024

Cherchons de bonnes références

La méthode, en sciences de la nature et, plus généralement, pour la totalité des travaux de l'esprit, qui consiste à s'assurer de nos incertitudes et de nos certitudes est vraiment merveilleuse. 

Quand on écrit un texte, un minimum de conscience nous impose de nous assurer de ce que nous écrivons. Et la pratique de la recherche scientifique, notamment de la rédaction d'articles scientifiques, impose de chercher sans cesse des références. Des "bonnes" références ! 

Quand nous citons un fait, une idée, nous devons, de façon éthique, faire référence à la première publication qui a établi ce fait, qui a proposé cette idée. 

Certains collègues médiocres se limitent à chercher la première référence qu'ils trouvent à ce propos, mais ce n'est pas éthique, car cela prive les véritables découvreurs ou inventeurs de la reconnaissance de paternité qu'on leur doit. 

Il y a donc lieu de faire une recherche sérieuse. Mais, au delà de l'aspect extrinsèque de cette recherche, il y a surtout l'intérêt intrinsèque de faire ce bon travail car, cherchant de bonnes références, nous trouvons des documents généralement passionnants que nous pouvons citer correctement certes, mais dont nous pouvons aussi faire notre miel. 

Une recherche sérieuse de références sérieuses est toujours merveilleuse parce que, faisant le tri entre des publications médiocres et des publications remarquables, nous identifions les publications remarquables, et le fait est que nous ne manquons pas d'être généralement émerveillé de ce qui s'y trouve. Nous corrigeons ainsi nos idées fausses, nos a priori, nous supprimons nos incertitudes, nous voyons mieux les travaux à effectuer pour faire avancer la connaissance. 

C'est réflexions me sont venues alors que, hier, lors d'une telle recherche, j'ai trouvé un article qui avait analysé correctement la légende selon laquelle Catherine de Médicis aurait bouleversé la cuisine de France en venant à la cour accompagnée de ses cuisiniers italiens. L'historien, italien, à retracé à la la préface des Dons de Comus, au 17e siècle, comment le gland est devenu une citrouille. 

Ce type de phénomène est courant en histoire des sciences et je l'ai trouvé plusieurs fois moi-même en cherchant les publications primaires au lieu de répéter ce que disaient certains historiens ou soi-disant tels. 

Par exemple, la légende veut que Louis Pasteur ait "séparé à la pince, sous le microscope, des cristaux des deux formes d'acide tartrique". En réalité, il n'y a pas deux formes,  mais trois formes, d'une part. D'autre part, les cristaux étaient si longs qu'il n'y avait pas besoin de microscope. Enfin, il est bien naturel que l'on sépare les produits chimiques à la pince. 

En réalité, c'est le gendre de Louis Pasteur, excessivement fier de son beau-père, qui a contribué à construire un mythe auquel Pasteur s'est bien prêté. 

Autre exemple, dans l'étude des réactions de glycation ou des réactions amino-carbonyle, un article par des auteurs prétendument nommés Lin et Malting aurait été produit, à propos de   la confection de la bière... mais j'ai finalement découvert qu'il n'existe pas de tel article. En revanche, un certain Ling a publié un article consacré au "malting", la préparation du malt, que l'on utilise pour faire la bière. 

Ma découverte  s'est faite dans le cadre de mon étude sur les réactions fautivement attribuées à Maillard, étude à l'issue de laquelle j'ai finalement découvert que ces réactions avaient été découverte 50 ans plus tôt par un pharmacien lillois nommé Dussart. 

D'ailleurs, Louis Camille Maillard lui-même cite 91 fois le chimiste allemand Emil Fischer qui l'avait précédé d'un demi-siècle dans l'étude de ces réactions. Maillard dit bien tout ce qu'il doit à  Fischer. Pourquoi finalement a-t-on parlé de réaction de Maillard ? Je l'ignore avec certitude mais je conjecture que l'antagonisme franco-allemand qui avait cours à cette époque a conduit certains à se raccrocher à Maillard plutôt qu'à Fischer et à ses élèves. 

Et je pourrais enchaîner ainsi les exemples car chaque recherche bibliographique que je fais me montre des citations médiocres, des histoires forgées, des concepts contestables repris à nauseam. 

Décidément, il y a lieu, quand on fait une recherche, de faire une recherche précise qui nous conduit à bien mieux que ce que nous que ce que nous savions ou que ce que nous croyions savoir.

vendredi 15 novembre 2024

Quand on mangeons un aliment, nous percevons son « goût »


En science des aliments, c'est le plus grand désordre terminologique, et il faut que cela cesse, parce que cela nuit à la qualité des travaux. Certains  collègues  parlent de « goût » pour parler de « saveur » ; d'autres parlent d'arômes pour évoquer l'odeur rétronasale, alors que le dictionnaire dit bien qu'un arôme est l'odeur d'une plante aromatique ; d'autres encore voient, avec ce même mot « arôme », la somme de la saveur et de l'odeur rétronasale ; d'autres y ajoutent les sensations trigéminales ; il y a ceux qui utilisent le mot « flaveur », ceux qui ne l'utilisent pas… 

Comment imaginer des progrès  scientifiques  quand règne tant d'incohérence ?  Le père de la chimie moderne, Antoine-Laurent de Lavoisier, a bien mis en avant une idée importante dans l’introduction de son  Traité élémentaire de chimie : "L'impossibilité d'isoler la nomenclature de la science, et la science de la nomenclature, tient à ce que toute science physique est nécessairement fondée sur trois choses : la série des faits qui constituent la science, les idées qui les rappellent, les mots qui les expriment (...) Comme ce sont les mots qui conservent les idées, et qui les transmettent, il en résulte qu'on ne peut perfectionner les langues sans perfectionner la science, ni la science sans le langage."

La « chimie des aliments et du goût » doit donc assainir sa terminologie pour progresser. 

Pour la langue internationale des échanges scientifiques, la question est réglée : le mot anglais flavour  désigne la sensation synthétique que l'on a quand on mange un aliment, et qui inclut toutes les autres. 

D'autre part, les Anglo-Saxons parlent maintenant très généralement d' odorant pour désigner des composés qui stimulent des récepteurs olfactifs, que ce soit par la voie orthonasale ou par la voie rétronasale. Ils parlent de taste pour la saveur, et de taste buds pour les papilles qui détectent ces saveurs. Mieux encore, l'anglais fait bien la différence entre la flavour, le goût, et les flavourings, ces préparations de l'industrie des parfums pour donner du goût aux aliments, ce que la France a très déloyalement nommé des « arômes », confondant l'acception véritable du mot classique avec une seconde acception qui n'a rien à voir : rien que cela est une contradiction avec la loi de 1905 sur le commerce des denrées alimentaires. 

Pour en revenir aux termes de physiolgie, faut-il donc parler de « flaveur », comme cela a été proposé ? Une norme ISO définit la « flaveur »  comme « l’ensemble complexe des sensations olfactives, gustatives et trigéminales perçues au cours de la dégustation »… mais on observe donc que cette définition ne correspond pas au mot  anglais, qui, lui, correspond au mot « goût »,incluant la perception de la consistance, de la température, etc. Oui, quand nous mangeons une pomme, nous avons un goût de pomme. 

Le goût, c'est ce que nous percevons, la sensation synthétique qui se fonde sur l'ensemble des perceptions et des sensations. 

D'ailleurs, nous aurions intérêt à ne pas faire une totale confiance aux normes ISO, car, par exemple, elles définissent la « couleur » comme « la sensation produite par la stimulation de la rétine par des ondes lumineuses de longueur d’onde variables » ? Quoi, des longueurs d’onde variables ? Ce serait une belle découverte, si la lumière, en se propageant, pouvait changer de longueur d’onde ! D’ailleurs, les incohérences abondent, dans cette norme, puisque, par exemple, les « saveurs élémentaires » seraient des saveurs « reconnues », ou que l’on nommerait « renforçateur de flaveur » (ou de goût) les substances intensifiant la flaveur de certains produits sans posséder cette flaveur ». Ici, les deux mots « flaveur » et « goût » sont confondus ! Achevons avec la définition de « transparent », qui évoque, comme il y a plusieurs siècles, des « rayons lumineux » !

Faut-il vraiment supporter ces définitions médiocres ? Et devons-nous admettre le terme de « flaveur » ? Je crois que non, et voici les raisons. D’une part, le mot  existe en langue anglaise, où, selon le British Standard Dictionary, cité d'ailleurs par nos collègues sensorialistes, il désigne… la sensation synthétique… qu’est le goût. Pas besoin d’invoquer la flaveur (mot que personne ne comprend, comme on l'a déjà observé, par conséquent, pour désigner ce qui a déjà un nom en langue française. 

Faut-il réserver le nom de « flaveur » à l’ensemble des « sensations olfactives, gustatives et trigéminales » ? Il faut savoir que cet ensemble de sensations n’est d’abord pas perceptible, puisque l’on ne saurait les séparer des sensations de consistance ou de chaleur. D’autre part, cette « flaveur » ne serait pas mesurable, puisqu’elle serait la résultante de stimulations de récepteurs différents.

Je propose de penser que quelque chose qui n’est ni mesurable ni perceptible n’existe pas ! Il faut donc abattre le mot « flaveur », le bannir de notre vocabulaire technique ou courant.

Évidemment, en matière sensorielle, ce sont les récepteurs qui doivent imposer les mots, et c’est la raison pour laquelle beaucoup de science est à faire. 

Depuis longtemps, on sait que le nez comporte des récepteurs olfactifs, qui peuvent se lier, directement ou indirectement, à certaines molécules présentes dans l’air  qui atteint la muqueuse nasale. Directement, par un mécanisme clé-serrure, ou indirectement, puisque l’on a découvert des  olfactory binding proteins, auxquelles des molécules se lient avant de se lier aux récepteurs. Ces composés particuliers qui stimulent les récepteurs olfactifs sont donc « odorants »… même s'ils ne se résument pas à ce qualificatif : par exemple, l'éthanol a une odeur, mais aussi une saveur. 

Quel que soit le détail de la stimulation des récepteurs  et quelles que soient les autres actions, la perception d'une « odeur » justifie que les composés qui suscitent une odeur soient dits « odorants ». Pas « aromatiques », toutefois, puisque l’arôme est l’odeur d’une plante aromatique, dite encore aromate. Et, de surcroît, il y a la confusion avec les « composés aromatiques », qui, en chimie, sont ceux qui satisfont à la règle de Hückel. 

Ajoutons que, très logiquement, on aura raison de ne pas parler de « composés d'arômes », sauf pour évoquer les composés qui se trouvent dans des arômes, c'est-à-dire des odeurs de plantes aromatiques. 

De ce fait, il faut sans doute corriger nos pratiques… et nos législations, puisqu’elles nomment très abusivement « arômes » des choses qui n’en sont pas, que l’on parle des odeurs ou bien des produits obtenus soit par assemblage de composés (synthétisés ou extraits de matières végétales ou animales). 

Insistons, d’ailleurs, pour refuser à tous ces produits de l'industrie des parfums, qu’ils contiennent ou non des composés de synthèse, le qualificatif de « naturel » : n’est naturel que ce qui n’a pas fait l’objet de transformation par l’être humain. Ces « compositions odoriférantes », ou ces « extraits odoriférants » ne sont certainement pas naturels, et c’est tromper le consommateur que de le lui laisser croire. Experts, n’oublions pas que la base d’un commerce sain, ce sont des produits « loyaux, marchands et francs » !

La saveur, les sensations trigéminales

La question de la saveur semble plus simple, à cela près que règne une grande confusion, à propos du nombre de saveurs. Les études de neurophysiologie (marquage par fluorescence calcique, notamment) montrent bien que deux récepteurs voisins sont sensibles à des composés différents, et il est montré depuis des décennies que le nombre de molécules « sapides » (mot justement retenu pour désigner des composés qui stimulent les récepteurs des papilles) est sans doute infini, avec un nombre de dimensions qui dépasse certainement les 4 qui datent de plus d'un siècle, voire des 5 ou des 6. Par exemple, l'acide glycyrrhizique n'est ni salé, ni sucré, ni acide, ni amer, et le monoglutamate de sodium n'est aucune des saveurs précédentes ; l'éthanol, également, a une saveur originale, et ainsi de suite. 

Ainsi, il y a sans doute lieu d'éviter des termes « marketing » comme umami, en observant de surcroît que nombre de publications sur ce thème sont sponsorisées par des sociétés qui vendent du monoglutamate de sodium ! 

Le tableau se complique également, du fait que l'on a découvert<, en plus des récepteurs des papilles, auxquelles se lient des molécules qui peuvent se dissoudre dans la salive, des récepteurs qui captent les acides gras insaturés à longue chaîne. La découverte est remarquable, parce qu’elle s’accompagne de la mise en évidence de toute une chaîne physiologique qui pourrait faire conclure qu’il existe une saveur particulière des acides gras insaturés à longue chaîne. Cette découverte impose-t-elle l’introduction d’un terme nouveau, sachant que, contrairement aux autres molécules sapides que nous reconnaissons plus classiquement, il n’y a pas de saveur reconnaissable comme les autres ? 

Enfin comment nommer le sens correspondant à la perception des saveurs ? On parle encore parfois de « gustation », mais la gustation devrait être la perception du goût… or nous parlons ici de saveurs. Doit-on plutôt parler de « sapiction », par exemple ? Et de papilles sapictives ? C'est ma proposition. 

Enfin, il y des composés dont les récepteurs ne sont ni olfactifs, ni sapictifs, mais associés à une voie nerveuse spécifique, le nerf trijumeau. C’est ainsi que nous percevons le piquant, le frais… D’ailleurs, il faut indiquer que les molécules peuvent stimuler les récepteurs de plusieurs façons. Par exemple, le menthol sent la menthe, certes, mais il suscite aussi la sensation de fraîcheur. L’éthanol a une odeur, mais pas seulement, etc. 

D’ailleurs, nous avons omis d’évoquer l’astringence, qui a fautivement été considérée comme une saveur, pendant longtemps, et qui correspond à une sensation d’assèchement de la bouche, notamment quand des protéines salivaires se lient à des composés phénoliques, tels ceux qui sont présents dans certains vins et qui sont souvent, abusivement, nommés tanins</span></span><sup><span><span style="font-size: medium"><a class="sdendnoteanc" href="#sdendnote11sym" name="sdendnote11anc">xi</a></span></span></sup><span><span style="font-size: medium">. </span></span><span><span style="font-size: medium">Et les sensations thermiques, associées aux sensations trigéminales, la perception des consistances (qui se distinguent de la texture, laquelle est perçue), etc.  C'est un sain emploi des mots qui évitera la cacophonie et permettra le progrès scientifique ! 

A. L. de Lavoisier, Traité élémentaire de chimie, Cuchet, Paris, 1793.

A. Pierson and J. Le Magnen, Etude quantitative du processus de régulation des réponses alimentaires chez l'homme,  Behavior, Volume 4, Issue 1, January 1969, Pages 61-67.<

Julie A Mennella, Gary K Beauchamp, Early flavor experiences : when do they start ? Nutrition Today, vol 29, N°5, Sept/oct 1994, 25-31.

A. Uziel, J. G. Smadja, A. Faurion, Physiologie du goût,  Encycl. Med. Chir. (Paris, France), Otorhino-laryngologie, 2-1987, 20490 C10.

K. Raming, J. Krieger, J. Strotmann, I. Boekhoff, S. Kubick, C. Baumstark, H. Breer, Cloning and expression of odorant receptors, Nature, 28 janvier 1993, 361, 353-356.

Briand, Loiec; Eloit, Corinne; Nespoulous, Claude; Bezirard, Valerie; Huet, Jean-Claude; Henry, Celine; Blon, Florence; Trotier, Didier; Pernollet, Jean-Claude , Evidence of an odorant binding protein in the human olfactory mucus : location, structural characterization, and odorant-binding properties, Biochimie et Structure des Proteines Unite de Recherches INRA 477, Jouy-en-Josas, Fr. Biochemistry (2002), 41(23), 7241-7252. <span lang="en-GB">CODEN: BICHAW ISSN: 0006-2960. Journal written in English. CAN 137:105377 AN 2002:360381 CAPLUS

Fabienne Laugerette, Patricia Passilly-Degrace, Bruno Patris,  Isabelle Niot, Jean-Pierre Montmayeur, Philippe Besnard, CD36, un sérieux jalon sur la piste du goût du gras, M/S <i>n° 4, vol. 22, avril 2006.

 Hervé This, Casseroles et éprouvettes, Pour la Science, Paris, 2003. Pourquoi le piment brûle, Bernard Calvino, Marie Conrat. Pour la Science, N0366, avril 2008, pp. 54-61

Stephen Daniells Aroma, taste and texture drive refreshing perception: Study, 14-Jan-2009

Binding of selected phenolic compound to proteins, Harshadari M Rawel, Karina Meidtner, Jürgen Kroll, J. Agric. Food Chem., 14 april 2005, DOI 10.1021/jf0480290 5021-8561 (04)08029-X

samedi 31 août 2024

A propos de sociologie des sciences (heureusement, un cas particulier ne fait pas une discipline)

Est-il utile de passer quelques mois dans un laboratoire pour comprendre ce que sont les sciences quantitatives ? Oui et non. 

Oui, car on voit ce qu'est vraiment la science (à condition que ce ne soit pas de la technologie).
Non si l'on se contente de regarder, sans plonger dans le calcul. 

Pour bien cadrer la discussion, je rappelle que les sciences de la nature  fonctionnent par : 

- identification d'un phénomène 

- caractérisation quantitative du phénomène 

- réunion des données de mesures en "lois" synthétiques, c'est-à-dire en équations 

- recherche de mécanismes quantitativement compatibles avec les lois (parfois, les mécanismes ne sont autre que des noms collés sur des groupes de comportements) 

- recherche de conséquences de la théorie constituée par l'ensemble des mécanismes retenus 

- test expérimental de la conséquence théorique, en vue de la réfutation de la théorie, afin de l'améliorer. 

A part le tout début du travail, le reste fait usage du calcul, et rien de la science de la nature ne se comprend sans comprendre le calcul. Dit autrement, comprendre les sciences de la nature, c'est comprendre la description précédente, ce qui est vite fait, mais, surtout, comprendre les relations entre les mesures et les mécanismes, par les équations qui sont au coeur de l'activité. 

Alors oui, on peut venir passer quelques mois dans un laboratoire, pour en comprendre le fonctionnement, mais si l'on ne plonge pas dans les calculs, si ces calculs ne sont pas au centre de l'investigation, alors il y a le risque que l'on ne voie pas vraiment la science, mais seulement son aspect technique, moins d'une moitié d'elle. Cela n'a aucune importance si l'on veut simplement satisfaire une curiosité, mais cela le devient si l'on fait de cette connaissance la base d'un travail ultérieur. 

Or trop de commentateurs des sciences de la nature sont restés aux mots (de plus de trois syllabes, bien entendu : cela fait plus sérieux, plus "intellectuel"), sans plonger dans les équations. 

Bien sûr, les sociologues peuvent s'intéresser au groupe social constitué par les scientifiques et les relations qu'ils entretiennent avec le reste du monde, mais cela ne dit rien du contenu des sciences quantitatives : la validité de leurs travaux est limitée aux comportements humains... qui ne sont que peu différents des comportements dans d'autres groupes humains : avant d'avoir une activité scientifique, les scientifiques sont humains. 

Oui, il y a l'humain, et le professionnel. Pour l'humain, c'est dit, mais pour comprendre le fonctionnement du professionnel, il y a des règles particulières, qui s'enracinent plus profondément dans les sciences, ou, dit plus clairement, qui ne se comprennent que si l'on comprend mieux les sciences, c'est-à-dire dans les équations. 

Considérons par exemple la chimiométrie, qui est une discipline qui fait usage de mathématiques à propos de données d'analyse chimique. Il y a des débats pour savoir si seules les méthodes statistiques sont au coeur de la discipline, ou bien si d'autres types de mathématiques peuvent être utilisées. Il y a des débats pour savoir si la chimiométrie est une science ou une technologie, ou encore une technique. Il y a des débats pour savoir si les espoirs qu'on y met correspondent aux mots posés dans des appels d'offres, par exemple.
Discuter de tout cela ? Comprendre les relations entre scientifiques quand elles sont centrées sur ces débats ? Il faut manifestement savoir de quoi l'on parle, plonger dans le détail des calculs, en comprendre la mécanique, la nature. 

Je sais bien qu'un cas isolé ne fait pas une règle générale, mais j'ai du mal à m'empêcher de penser que le monde de la sociologie des sciences (faut-il un monde entier pour cela ?) devrait faire du ménage dans ses rangs. Et, comme les autres disciplines scientifiques, raidir un peu les règles de publication. 

J'ai, en effet, reçu dans mon groupe de recherche une sociologue des sciences d'une des principales université du monde, dirigée par un ponte de la sociologie des sciences (on verra pourquoi je ne nomme personne précisément!). La personne était venue pendant six mois au laboratoire, et, mieux même, dans mon propre bureau. Je la tenais au courant de tout, je partageais avec elle les feuilles de calcul (qu'elle ne comprenait pas), les ébauches d'article, je l'emmenais avec moi quand je faisais des conférences, je répondais à ses questions en voiture, dans le métro… Évidemment quand on passe beaucoup de temps en compagnie de quelqu'un, iil est bien difficile de rester  longtemps sans « sourire », sans faire de l'ironie, de l'antiphrase… surtout moi ! Et j'ai eu finalement la stupéfaction de voir imprimé dans sa thèse des blagues que je lui avait dites... et qu'elle avait prises au sérieux. Mais ces blagues n'étaient pas assorties de point d'ironie, et elles n'étaient pas prises comme telles : notre amie avait mis au pied de la lettre des idées évidemment insoutenables. Pis encore, je crois qu'elle n'avait rien compris à la science quantitative, parce qu'elle voyait cette dernière comme une sorte de récit, assorti de signes incompréhensibles pour elle, alors que les sciences de la nature sont précisément cela, le maniement d'équations qui tiennent si bien au phénomène. Notre "collègue" aurait passé dix fois plus de temps avec nous que ses a priori n'auraient pas été changés. 

Pour comprendre la science, il faut donc faire l'effort de comprendre les équations qui sont véritablement la science, qui la structure, qui la déterminent… Oui, des explications patiemment données permettent de comprendre, à n'importe qui, mais seulement si ce n'importe qui a envie de comprendre le formalisme, s'y plonge. 

Pour les autres, la science est un récit, un conte qui, évidemment, n'a pas plus de validité que n'importe quelle histoire de fée ou de revenant. Ce cas n'est pas isolé, et l'on voit trop d'articles ou de livres de sociologie ou de philosophie des sciences qui passent à côté de ce que sont vraiment les sciences quantitatives, ou qui présentent des "élaborations" où les scientifiques n'y retrouvent pas leur activité. 

Comment améliorer les choses ? En introduisant du calcul dans le cursus des sciences de l'humain et de la société, en n'acceptant pas que la rigueur soit moindre que dans d'autres disciplines. Mais faut-il être plus exigeant dans ce champ que dans d'autres ? La question est épineuse, et compliquée par le fait que le discours de certaines sciences de l'homme et de la société est un discours en langage naturel, qui, de ce fait, peut être entendu par l'homme et la femme de la rue.
 

mercredi 28 août 2024

Au naturel : pardon je suis taquin

 
Je passe devant une pharmacie qui se dit "au naturel" et je ne peux m'empêcher de rigoler de cette malhonnêteté. 

Je rappelle que, en français, est  naturel ce qui ne fait pas l'objet d'une transformation par l'être humain, et est artificiel là où l'humain intervient. 

Soigner ? Cela ne se fait pas spontanément et il faut au contraire beaucoup de connaissances pour arriver à faire mieux que nos ancêtres des siècles passés. 

Arracher une dent au naturel  :  je vais écrire au pharmacien pour le  lui proposer personnellement.

vendredi 23 août 2024

Je fais l'hypothèse que l'on fait mieux ce que l'on comprend : composer un plat...


A propos d'arôme... Ce billet fait suite à un entretien avec un journaliste qui me parlait d'arôme pour désigner... je ne sais pas quoi au juste. Disons que nous étions dans une discussion qui concernait la cuisine note à note, où l'on utilise des composés odorants. L'arôme ? C'est l'odeur d'un aromate, d'une plante aromatique : par exemple, l'odeur du thym, du basilic, de la sauge...Cette odeur est... une odeur : cela signifie que des molécules de composés odorants passent de la plante à l'air, puis de l'air à notre nez, où les molécules sont détectées par des récepteurs qui sont comme de petites serrures spécifiques de chaque molécule (ou presque). Évidemment, si l'on condense cette odeur, on peut obtenir un produit liquide, qui n'est plus un arôme, mais un extrait, un condensat en l’occurrence. Et comme il a fallu l'intervention humaine, ce produit n'est pas stricto sensu naturel, mais issu du naturel. L'odeur des aromates, les arômes donc, est due à un grand nombre de "composés" différents, c'est-à-dire un grand nombre de sortes de molécules différentes. Par exemple, l'odeur des agrumes est en partie due au limonène ; l'odeur du clou de girofle est en partie due à l'eugénol ; l'odeur des cerises ou des amandes est en partie due au benzaldéhyde... Mais ce dernier exemple est éclairant : si le benzaldéhyde est effectivement un composés qui contribue à l'odeur de cerises et à l'odeur des amandes, le fait que les amandes et les cerises aient des odeurs différentes montre bien qu'il y a d'autres composés, qui contribuent à spécifier l'odeur de chaque élément, amandes ou cerises. Plus généralement, chaque arôme est dû à des centaines de composés différents, avec, bien sûr, pour chaque composé, des milliards de milliards de molécules toutes identiques. Bien sûr aussi, dans une odeur classique, tous les composés constitutifs ne sont pas aussi importants. Par exemple, la vanilline est le principal composé de l'odeur de vanille. Mais, pour autant, l'odeur de la vanille ne se résume pas à la vanilline. C'est un peu comme un tableau : le tableau ne se limite pas au sujet au premier plan, et il faut aussi tout le reste pour faire l’œuvre. Pour la cuisine note à note, contrairement aux usages de l'industrie alimentaire, on n'utilise pas de préparations odoriférantes ou d'extraits complexes, parce que le but n'est pas de copier des arômes. Plutôt, on utilise des composés odorants individuels, que l'on apprend à assembler pour faire des odeurs nouvelles. Et qui dit odeurs nouvelles dit aussitôt goûts nouveaux, puisque l'odeur est une composante importante du goût.

mardi 9 juillet 2024

Les six conseils de Michael Faraday

 
Vérifier ce que l'on nous dit. 

Ne pas généraliser activement. 

Avoir des collaborations. 

Entretenir des correspondances. 

Avoir tout sur soi un soin calepin pour noter les idées.

Ne pas participer à des controverses. 

 

Voilà les six conseils que le physicien anglais Michael Faraday avait trouvé dans un traité d'amélioration de l'esprit du clergyman Isaac Watson. Ces six conseils furent essentiels, pour lui, dont le père était mort quand il était encore jeune. 

On n'a pas assez dit l'importance des groupes de réflexion, et je ne suis pas sûr que tous les élèves, dans les écoles, connaissent l'existence de ces groupes. Voilà pourquoi, parmi mille autre raison, l'histoire de Michael Faraday est importante. Le mercredi soir, ce jeune apprenti relieur qu'était Faraday rejoignait un groupe de personnes du même âge que lui, dans la City, à Londres, et ils discutaient de divers sujets, un peu comme cela se fait dans les loges maçonniques. Chacun devait travailler un thème et l' exposer aux autres, qui en discutaient la qualité, l'intérêt et la pertinence... 

Personnellement, j'ai eu la chance de voir mes parents faire de même, le soir, après le travail, après le dîner, partir en ville retrouver des collègues devenus des amis pour discuter de leur métier, mais non plus dans la pratique de ce dernier ; plutôt dans son analyse. C'est ce qui fait toute la différence entre la technique et la technologie, entre le technicien et le technologue. À l'époque de Faraday, la science était en vogue, parce qu'elle était encore accessible à n'importe qui dans sa pratique. C'était la grande mode de l'étude de l'électricité, pour laquelle il suffit d'une boussole, pour détecter un champ magnétique, d'une pomme de terre et de deux fils métalliques pour faire une pile... Et c'est ainsi que Faraday, ayant entre les mains le livre The improvement of the mind, en tira des règles de vie qu'il s'appliqua toute la vie. 

L'histoire de Faraday montre comment l'application de ces règles fut à l'origine de son immense succès. 

 

1. Ne pas généraliser hâtivement : c'est bien là une règle essentielle en sciences, où, certes, il faut voir la généralité à partir de cas particulier, ce qui se nomme induction, mais où il faut prendre garde à ne pas prendre ses désirs pour des réalités. La nature a ses voies, qui ne sont pas celles de nos désirs. La science explore les phénomènes, et elle ne confond pas ces derniers avec nos idées sur le monde. Cela fait toute la différence entre la science et la pensée magique, exposée dans d'autres billets. Oui, il faut généraliser, mais non, il ne faut pas généraliser hâtivement. En sciences, il faut des répétitions, des expériences, des répétitions des mesures, des répétitions des observations, l'accumulation d'un très grand nombre de données pour finalement arriver à quelques conclusions, qui permettront de bâtir des théories. 

2. Avoir toujours sur soi un calepin pour noter les idées : cette fois, il y a un conseil absolument essentiel. Dans cette proposition, l'objectif semble de noter les idées. Mais pourquoi noter les idées ? Pour plusieurs raisons. Tout d'abord, les idées sont fugaces, et il arrive bien souvent qu'une idée qui n'est pas notée disparaisse. C'est vraiment dommage si cette idée est bonne, si l'on s'est échiné à la trouver. D'autre part, nous devons avoir l'esprit libre pour penser, et une difficulté que j'analyse chez certains étudiants, c'est que leur vie est pleine de complexités (familiales, sentimentales, financières...), ce qui les gêne pour manier les idées qui sont au centre de leur travail. Quand les parents divorcent, quand on n'a pas assez d'argent pour payer le loyer, quand on a des problèmes de coeur…, comment avoir l'esprit libre pour penser ? Il se trouve que le simple fait de noter les choses permet à la fois de s'en vider la tête et de les avoir ensuite sous les yeux à volonté. Aristote, le grand Aristote, disait que l'écriture était la mort de la pensée, et je ne suis pas d'accord avec cette proposition, car sa généralité est excessive. Bien sûr, écrire et penser sont deux choses différentes, mais précisément poser par écrit est une bonne façon de conserver les idées pour plus tard. Il y a la question de la production de la pensée, et celle de sa conservation. De surcroît, écrire les idées impose de les formuler, et, là, on doit penser au mathématicien Henri Poincaré, qui a clairement expliqué que sa difficulté n'était pas de produire des nouveautés mathématiques, mais de trouver les mots pour décrire ces nouveautés qui étaient spontanément nées en lui. On retrouve avec une telle déclaration le grand débat agité par Condillac et Lavoisier sur les rapports entre la science le langage, avec cette idée selon laquelle on ne peut pas améliorer les sciences sans perfectionner le langage et vice versa. On le voit, les grands anciens se sont préoccupés de cette question des mots, car il est bien vrai que nos théories scientifiques s'expriment en équations c'est-à-dire in fine en mots, puisque ce fut l'apport de penseurs comme Descartes et Leibnitz que de forger un langage plus facilement manipulable que les mots du langage naturel ; mais un langage quand même. Ce fut d'ailleurs la grande question de la création de la chimie moderne avec Lavoisier que de savoir les relations entre les dénominations et les objets de la chimie, question qui fut reprise avec brio par le chimiste français Auguste Laurent quelques décennies plus tard. 

3. Ne pas participer à des controverses : dans la mesure ou la science n'est que proposition de théories et évocation de mécanismes, on comprend qu'il puisse y avoir des théories concurrentes, des mécanismes différents pour décrire le même phénomène. Et l'on comprend que certains individus qui sont dans l'acte de création puissent parfois avoir une fierté (on aurait pu dire ego) qui déborde un peu. Après tout certains ont besoin de s'affirmer avant de pouvoir affirmer, prétendre, proposer des idées. Le monde scientifique, fait de créateurs comme le monde artistique, est composé de beaucoup d'individus à l'ego puissant. Il faut faire avec, mais il est vrai que la rencontre de deux théories concurrentes risque de tourner à la controverse. Pourtant, les belles personnes qui se préoccupent avant tout d'étendre le royaume du connu, plutôt que de s'affirmer personnellement, n'ont pas de raison de participer aux controverses. Si le but est véritablement de trouver les mécanismes des phénomènes, alors il vaut bien mieux considérer avec intérêt des théories concurrentes avant de trancher abruptement et de se faire des ennemis. Nous avons beaucoup trop besoin d'amis, et surtout d'amis merveilleux (pléonasme ?) pour en perdre quelques uns en route. Nous avons besoin de discuter avec nos amis, d'analyser les propositions, d'en peser les intérêts et les failles, en vue de trouver finalement celles qui s'imposeront, parce qu'elles conduiront à des meilleures descriptions du monde. On doit se rappeler avant tout que voilà l’objectif : ne pas s'affirmer, mais plutôt identifier les mécanismes des phénomènes, mieux comprendre le monde. De là l'idée de Faraday : ne pas participer à des controverses, mêmes si l'on participe à des discussions scientifiques. Mieux encore, nous devrions être capables de préférer être réfuté à voir nos théories s'imposer si elles sont par trop insuffisantes. Pour ce qui est de Faraday, il avait résolu la question en travaillant seul ou avec un technicien qui l'aidait. Mais il n'allait guère dans les cercles scientifiques après avoir été nommé directeur de la Royal Institution. Certes il assistait à toutes les conférences du vendredi qu'il avait initiées, mais il invitait les collègues à les faire. Là, il ne discutait pas de théories opposées, mais il voyait des expériences et les choses de façon plus détachée. Et puis il y avait les faits… car les expériences montraient les faits. C'était sa façon, parfaitement respectable, et qui allait avec cette phrase. 

4. Avoir des collaborations. Là Faraday a retenu cette idée, mais il l'a peu mise en pratique. En réalité, il a peu collaboré. Sa timidité, sa gentillesse, ou peut-être sa sagesse l'ont éloigné des collaborations, et il travaillait dans le calme, se parlant à lui même, notant ses idées dans ses carnets, pouvant passer des jours dans son laboratoire, tout entier consacré à sa recherche, sans un mot. Pour autant, on peut aussi également imaginer l'inverse : des travaux d'équipe. Cela est aujourd'hui très à la mode : le mot "collaboratif" est partout, peut-être trop. Dans bien des travaux de science moderne, nous avons besoin de collaborations, ou nous pensons en avoir besoin. Nous en avons besoin, par exemple, pour la détection du boson de Higgs ou des ondes gravitationnelles. Mais il y a toute une place où ces collaborations ne sont pas nécessaires. Bien sûr, les scientifiques confirmés ont un devoir de transmission (ce qui n'est pas une « collaboration »), à savoir que, ayant bénéficié d'une formation par de plus anciens, nous avons le devoir de former de plus jeunes, ou, disons le mieux, d'aider de plus jeunes à se former, car pourquoi penserons nous que notre modèle est bon ? Surtout, dans cette discussion, je propose de ne pas perdre de vue l'idée qu'il existe divers sports : individuels comme la gymnastique, ou collectifs comme le rugby. Il y a des individus qui se sentent mieux à jouer au rugby, et d'autres à faire de la gymnastique. Les divers sports nécessitent différentes capacités, et il n'y a pas de raison pour laquelle nous devrions tous faire du rugby, ou tous faire de la gymnastique. Après tout, des Faraday, Einstein, Planck, ont été très individualistes, et je ne vois pas en quoi on pourrait leur reprocher, vu les résultats admirables qu'ils ont obtenus. Donc, avoir des collaborations, pourquoi pas, mais cela n'est pas une obligation,et, j'y reviens, Faraday donnait ce conseil sans se l'appliquer à lui-même. 

5. Vérifier ce que l'on nous dit : là, Faraday donne encore une règle générale de vie, mais je ne peux m'empêcher de la prendre dans le cadre scientifique, ce qu'il fit également. Pour la gastronomie moléculaire, il a été essentiel, au début, de savoir résister aux arguments d'autorité, et ne pas accepter des idées qui n'étaient pas testées. Le monde de la cuisine est plein d'idées fausses qui se sont propagées avec les siècles. Il a été très important, en de nombreuses circonstances, d'apprendre à tester les idées avant d'en chercher des interprétations. Parfois, nous avons été heureusement surpris de voir que des idées qui semblaient fausses étaient en réalité justes, mais nous avons aussi vu de nombreux cas où des idées qui semblaient justes, ou simplement plausibles, était très fausses. Tout cela, c'est le groupe des "précisions culinaires", ces ajouts techniques à ce que j'ai nommé des définitions. Il y a des précisions culinaires de toutes sortes, et, avec les années, j'ai bien appris à ne jamais chercher d'interprétations à des phénomènes qui n'avaient pas été avérés préalablement grâce à des expérimentations, car que je me mords encore les doigts de cette expérience que j'avais faite en 1992 et qui consistait à emporter une bouteille de diazote gazeux jusqu'en haut d'une montagne où nous avions un colloque, afin de voir pourquoi les blancs d’œufs montés en neige et redescendus ne remontaient pas. J'avais cru, à cette idée qui m'avait été donnée par des chefs triplement étoilés, et j’avais fait l'expérience de battre des blancs neiges sous diazote, de les laisser redescendre, et de les battre à nouveau ensuite. Il étaient remonté, de sorte que j'avais hâtivement conclu que c'était l'oxygène qui étais responsable du fait que des blancs de battus en neige et redescendus ne remontent pas. Pourtant, de retour au laboratoire, au calme, j'ai simplement battus des blancs, je les ai laissé redescendre, et ils ont parfaitement remonté, de sorte que tous les ennuis associés au transport d'une grosse bouteille de diazote en haut d'une montagne auraient été évités si le phénomène avait été d'abord testé simplement. Avec les années, j'ai vu se multiplier les réfutations des idées écrites par des chefs étoilés, et aujourd'hui je sais combien la phrase de Michael Faraday est juste. 

6. Entretenir des correspondances : on retrouve ici la discussion sur l'emploi des mots, et le petit calepin que l'on a sur soi pour noter les idées. Les correspondances sont un autre moyen d'exprimer clairement les choses, et cela peut être une aide que de s'adresser à autrui, au lieu de se parler à soi même en prenant pour acquis des choses qui ne sont pas assurées. Mais ce n'est pas le seul intérêt des correspondances. Les échanges scientifiques sont aussi une façon de partager le bonheur de la recherche scientifique, de se convaincre quotidiennement que la recherche scientifique est quelque chose de merveilleux, d'avoir des amis à qui l'on peut parler de ce bonheur, ce qui l'augmente encore, et d'avoir parfois un regard critique sur nos propres travaux. Dans mon cas, j'ai toujours considéré comme important d'avoir quelqu'un qui me donne des coups de pieds aux fesses. Pendant longtemps, ce fut Nicholas Kurti, puis quand il est mort, Georges Bram, chimiste de l'Université d'Orsay, avait accepté de jouer ce rôle. C'est un rôle amical, évidement, puisqu'il faut l'attention d'un ami qui observe nos travaux avec bienveillance, qui y passe du temps. Bien sûr, avec les années, j'ai appris à me donner à moi-même des coups de pied aux fesses. Reste que la correspondance, c'est aussi un moyen de dire les choses de formuler des concepts, d'expliciter les notions, de décrire les méthodes.

samedi 6 juillet 2024

Le soliloque et le calcul


En discutant de simplicité, il m'est venue une idée : celle d'un soliloque « mathématique ». De quoi s'agit-il ? Pour mieux cerner la notion, il faut revenir à l'idée de départ, qui était celle du soliloque. 

Le soliloque est une méthode que j'ai proposée il y a plusieurs années et qui consiste à développer successivement une idée, exprimée par une phrase, à partir de chacun des mots utilisés dans la phrase, puis on répète l'opération. On part de l'énoncé d'une idée, on discute chaque terme, puis on discute alors les termes nouvellement énoncés, et, se construit ainsi, quasi automatiquement ; un discours buissonnant, et donc nécessairement un peu baroque, que l'on peut ensuite « mettre au carré ». 

J'aime assez la comparaison avec un buisson, où des tiges croissent, un peu en désordre, s'entourent de rameux, de feuilles, de sorte qu’immanquablement on arrive à une touffe désordonnée, sans beaucoup de construction apparente, et qu'il faut ensuite rabattre, pour donner une forme voulue. 

Cette méthode du soliloque, nous l'utilisons largement au laboratoire, mais avec des mots du langage naturel, et je n'oublie pas que certains d'entre nous sont si familiers avec les équations, le calcul, les mathématiques, qu'ils en viennent à calculer comme le rossignol chante. 

L'idée qui m'est venue hier, c'est celle d'un soliloque « mathématique », avec des équations que l'on enchaîne ainsi, les unes à la suite des autres. On sait que je distingue deux activités, à savoir les mathématiques et le calcul, la différence portant sur l'objectif : pour les mathématiques, il s'agit de développer… les mathématiques; pour le calcul, il s'agit d'utiliser les mathématiques pour décrire des phénomènes de la nature. Bien sûr, on peut faire de la physique "avec les mains" (cela signifie "avec des mots du langage naturel"), mais il y a alors deux cas : la vulgarisation, que je ne considère pas ici, et pour laquelle les équations sont hors sujet, et cette physique telle que la faisait Pierre-Gilles de Gennes, où presque tout tient dans des lois générales telles que « la surface varie comme le carré du rayon ». Dans un tel cas, on peut y mettre des mots, mais ils sont en réalité inutiles, où, plus exactement, ils ne semblent servir qu'à définir les objets mathématiques que l'on utilise ensuite : on aurait ainsi pu dire A ∼ r2. C'est pour cette activité-là qu'un premier soliloque mathématique est possible. 

 

Mais il y en a un deuxième, un soliloque mathématique proprement dit, pour des mathématiques, et l'on ne saurait en discuter sans se souvenir que Henri Poincaré proposait que les mathématiques ne soient pas déductives, mais inductives. Quel nom pour ces soliloques-là ? Stricto sensu, on ne doit nommer « soliloque mathématique » que celui que je viens de considérer, où il est question de mathématiques, et non de calcul. Pour les sciences de la nature ? Cette fois, il ne s'agit pas de mathématiques, mais de calcul. Devrions-nous dire soliloque calculatoire ? La terminologie n'est guère jolie. Soliloque équationnel ? Là encore, ça sent un peu la transpiration. Soliloque théorique ? Ce serait un peu idiosyncratique, avec l'hypothèse implicite que nous ne considérons que la nature. Soliloque formel ? Cette fois, c'est plus conforme à l'idée que les sciences de la nature font usage de formalismes. 

Je propose de rester à cette terminologie, et à l'envisager maintenant plus en détail. Comment faire un soliloque formel ? Je propose que nous considérions d'abord un cas particulier, et notamment un cas tout récent d'un calcul effectué hier sur la quantité de graisses perdues lorsqu'on extrait ces dernières à l'aide d'un solvant organique. La description initiale consiste à décrire le "modèle", par exemple de façon simple, en imaginant un "compartiment" avec de l'eau et de la graisse, un solvant que l'on pose dessus, et qui extrait la matière grasse en laissant une partie de celle-ci dans le compartiment aqueux. Chaque compartiment est alors caractérisé quantitativement, formellement, par une masse d'eau, de solvant, de graisse présente dans ce compartiment particulier. Ce premier calcul étant fait (il est simple), on développe, en revenant sur chaque notion : par exemple, on considère que la graisse initiale peut-être sous trois forme : surnageant, en solution, en suspension sous la forme de gouttelettes... et l'on écrit les équations de ces trois formes, tout au long du processus d'extraction. Ce second "modèle" étant fait, on peut faire mieux, en considérant que les graisses sont de plusieurs sortes, de sorte que l'on divise la partie "graisses", et attribuant des comportements différents aux graisses solubles dans le solvant, et aux graisses qui ne sont que partiellement solubles. Et ainsi de suite à l'infini. 

Ce soliloque se distingue-t-il d'autres formes plus classiques de modélisation ? Oui... mais je le discuterai une autre fois.

mercredi 27 mars 2024

Les droites de régression... et l’enseignement

Pour les apprenants en sciences (bien qu’on apprenne sans cesse), par exemple en licence, on enseigne l’usage des "droites de régression", et je vois qu’il y a lieu de s’interroger sur l’enseignement que nous donnons. 

 

Posons le problème. Soit une série de résultats de mesure, exprimés sous la forme de valeurs obtenues en fonction d'un paramètre de commande. Nous pouvons représenter cela par des points sur un diagramme, avec les résultats de mesure en ordonnées, et les valeurs du paramètre de commande en abscisses. 

Nous cherchons, par exemple, à savoir si les couples de valeurs (abscisse, ordonnée) sont alignés sur une droite. 

Classiquement les étudiants utilisent à cette fin un tableur,  qui calcule par miracle une droite de régression, la droite qui passe "le mieux par les points", et qui affiche éventuellement l’équation de la droite et l’indication "R2 = ". 

Les étudiants apprennent que ce R2, bien mystérieux, doit être supérieur à 0.99 pour que les données soient... bien alignées. Je trouve cette pratique désastreuse, parce que nous enseignons à nos étudiants à appuyer sur un bouton, et à obtenir un résultat sans comprendre ce qu’ils font (ou plutôt si : ils comprennent qu’il faut appuyer sur un bouton... mais ils ne comprennent pas ce que fait le programme de calcul). 

Je sais que certains de mes collègues prônent la division des étudiants en deux groupes : les "mécaniciens" et les "conducteurs de voiture", mais l’affichage de ce R2 est si élémentaire que cela me semble s’apparenter plutôt au fait de s’asseoir dans la voiture, et non pas de la conduire. 

Dans la vraie vie, dans la vie professionnelle, quand on doit commencer à faire de véritables droites de régression, il ne s’agit plus d’une sorte de travaux pratiques prémâchés, de sorte que les étudiants qui savent seulement s’asseoir dans la voiture sont bien désemparés, et c’est là que je les retrouve, en stage, et qu’ils me demandent de l’aide.

 

Qu’est-ce que cet étrange R2 ?

 

Il est si facile de l’expliquer que je trouve désolant que les étudiants ne le sachent pas : la droite que l’on cherche est une droite qui doit passer au mieux par les points. « Au mieux » étant une qualification, il nous faut immédiatement la transformer en quantité. Combien mieux ? 

Pour quantifier de combien la droite passe ou pas par les points, il semble naturel de calculer la distance entre chaque point et la droite, et la qualité totale de l’ajustement peut se faire par la minimisation de la somme de ces distances... à cela près que certaines peuvent être positives et d’autres négatives (des points respectivement au dessous ou au dessus de la droite trouvée) et qu’il y a un risque d’avoir une somme des distances qui soit nulle, par un tel calcul.
On pourrait très bien prendre la valeur absolue des distances et en faire la somme, mais on peut aussi prendre la racine carrée du carré des distances, ou, sans s’en faire, prendre le carré directement. 

Cela fait, la somme des carrés des distances n’est pas un bon indicateur, car imaginons que les points soient distants de 1 sur une droite qui passe par un point d’ordonnée 100 : ce n’est pas la même chose qu’une distance de 1 par rapport à une droite qui passe par une ordonnée 1, de sorte que l’on a intérêt à diviser les distances par la hauteur du point. 

Je ne fais pas ici le cours de statistiques, mais il y a un développement rapide et simple qui conduit ainsi à comprendre ce qu’est ce R2. 

 

A quoi bon calculer soi-même le R2 quand le tableur ou un autre programme (je maintiens que les tableurs ne sont pas des outils corrects, pour les ingénieurs et les techniciens) le fait ?

 Cela permet de s’entraîner à ne pas utiliser quelque chose qu’on ne comprend pas, comme on l’a vu, mais, surtout, il y a la question de la validation ! Quand nous utilisons un logiciel pour faire une régression et quand nous calculons ce R2, comment savoir que le résultat fourni est juste ? 

Bien sûr, on ne manquera pas d’afficher la droite de régression et de voir, à l’œil, qu’elle passe assez bien par les points. Toutefois cela ne sera pas une validation bien forte, et c’est là que je m’interroge : il est si facile de calculer soi même une droite de régression qu’on peut se demander s’il ne vaut pas mieux la calculer soi même, trouver une valeur qui sera ensuite validée par l’utilisation du logiciel. 

De même pour le R2, le calcul est si simple avec un logiciel qui comporte une partie de programmation, même élémentaire, que je ne comprends pourquoi nous éviterions de calculer nous-même le R2, ce qui aurait l’avantage supplémentaire d’avoir le résultat du calcul, d’avoir la validation, et de renforcer nos connaissances en les "révisant" en pratique. 

Finalement je vois à nouveau ici combien est utile cette manière remarquable qu’ont certains amis de prendre les questions à bras le corps, et de ne reposer la chose qu’une fois la compréhension parfaitement obtenue. 

Je n’arrive pas à penser que dans l’enseignement scientifique ou technologique, nous puissions aider de jeunes amis à se former sans les inviter à toujours bien comprendre ce qu’ils font. Même pour un simple "produit en croix", si c’est un procédé automatique, il y a des chances de se tromper... et l’expérience montre que nos amis se trompent, alors qu’il est si simple de poser le problème avec des mots en langage naturel et de le résoudre, en étant absolument certain de la solution que nous avons trouvée. 

Car voilà la vraie question : dans la vraie vie, dans la vie professionnelle, nous ne sommes plus des étudiants où l’erreur n’est sanctionnée que d’un point en moins sur une note sur 20. Nous avons une obligation de résultats, et c’est pourquoi la validation, insuffisamment montrée aux étudiants, s’impose absolument ; par voie de conséquence, s’imposent aussi des méthodes de travail bien différentes des travaux pratiques. 

Finalement je conclus que nous avons besoin de comprendre ce que nous faisons, de valider nos résultats, mais aussi de changer radicalement nos enseignements, et notamment la pratique des travaux pratiques. 

Il faut aussi dire à nos étudiants que le calcul est une chose simple et amusante, qui ne résulte pas de l’application mécanique de règles, mais de la compréhension des problèmes et de l’utilisation de la pensée et de la langue, raison pour laquelle la question principale de l’enseignement des sciences est sans doute l’utilisation d’une langue correcte, à la fois dans le vocabulaire et dans la grammaire. 

Pour la rhétorique et l’éloquence, c’est autre chose, dont nous parlerons une autre fois, car contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas du tout hors sujet dans enseignement scientifique ou technologique, puisqu’il y a des questions de communication à tous les instants du travail scientifique ou technologique, de la publication des résultats, aux conférences, en passant par des réunions, moments où nous communiquons avec des collègues, par exemple. Et puis, la pensée n’est-elle pas une communication avec soi-même ?

Les outils du calcul

 
Pour faire de la peinture, il faut des couleurs et des pinceaux ; pour faire de la cuisine, il faut des casserole ; pour faire des calculs, il faut des outils de calcul. 

Dans le temps, il s'agissait d'un bâton et de sable (on raconte qu'Archimède fut tué alors qu'il utilisait ces outils sans faire attention à un soldat romain qui s'adressait à lui) ; puis il y a eu le tableau et la craie, puis le papier et le stylo. 

Aujourd'hui, il y a l'ordinateur, de sorte que c'est l'ordinateur, qui doit être utilisé, mais comment ? 

Pour faire fonctionner un ordinateur, il faut des programmes. Bien sûr, dans la très populaire Suite Office, qu'elle soit gratuite (je vous recommande absolument cette dernière : https://fr.libreoffice.org/) ou payante, il y a un tableur, c'est-à-dire un logiciel qui manipule des tableaux de nombres que l'on peut relier par des formules. 

Ces logiciels sont nés à un moment où l'informatique était rudimentaire, et ils se sont progressivement améliorés -bien que peu- avec des fonctions supplémentaires. 

Pour autant, les calculs que font les tableurs n'ont rien à voir avec les calculs que nous avons appris à faire en cours de mathématiques et qui ont été perfectionnés pendant des siècles par des gens de talent et de grande intelligence. Si l'on y réfléchit, les tableurs sont de très mauvais outils, parce que les gens qui calculent bien ne font pas des tableaux avec des cellules qu'ils relient par des relations ; ils calculent en langue naturelle, mais avec des "abstractions" : par exemple, au lieu de dire "la limite de la somme de produits égaux à une petite ordonnée par la valeur de la fonction f de la variable x entre les abscisses a et b", ils utilisent le signe somme. 

Les mathématiques ont leurs raccourcis, mais le calcul se fait en langue naturelle, s'exprime par des phrases, et le symbolisme mathématique ne fait qu'exprimer précisément les phrases qui expriment la pensée. Un calcul, c'est quelque chose qui doit être structuré comme un discours, comme un récit, avec une introduction, un développement, une conclusion. Or un discours, c'est quelque chose qui se comprend, que ce soit par soi-même ou par les autres. Et, souvent, une bonne façon de bien penser consiste précisément à s'adresser aux autres, car le souci d'être clair conduit à plus de clarté pour soi-même comme pour les autres.  Autrement dit, les tableurs sont de très mauvais outils, en général, parce qu'ils ne sont pas faits pour penser en langage naturel. Je ne dis pas qu'il n'est pas utile de faire parfois des tableaux, ce qui peut structurer une pensée, mais pas des tableaux de nombres, car on s'aperçoit bien que chaque fois que nous nous trouvons nous-mêmes devant un tableau de nombres, même si nous avons nous-mêmes produit ce tableau, nous sommes perdus et nous devons nous remettre à comprendre ce que les nombres présentés expriment. Ce qui manque, dans de tels tableaux, c'est notamment une documentation. Bien sûr, ceux qui s'accrochent à leurs tableurs comme les bernicles aux rochers (pourquoi, d'ailleurs ?) me diront que l'on peut remplir certaines cellules des tableaux avec des textes, mais pourquoi fait un tableau si l'on enchaîne les phrases ? Bien qu'un discours, fait des phrases, puisse être mis dans un tableau à une seule colonne, le tableau est superflu, donc gênant. Les tableurs ne sont pas les seuls logiciels que je veux ici critiquer. 

De même, Il y a plusieurs années, dans notre groupe de gastronomie moléculaire, nous utilisions des logiciels dont la structure était fondés sur l'usage de "waves" c'est-à-dire de colonnes de nombres, ce qui s'apparente à des vecteurs. Ces logiciels étaient très bien "pour l'époque" (il n'y avait pas mieux), mais il fallait quand même se tordre le bras pour les utiliser, car la vie n'est pas plus faite de vecteurs qu'elle n'est faite de tableaux. Par exemple, la théorie des nombres n'est pas le calcul vectoriel ou l'algèbre linéaire. A cette époque, nous avions appris à manier ce programme qui manipulait les waves, comme d'autres manient les tableurs, et cela nous avait aidé, mais c'était un pis aller, car il nous manquait un outil plus puissant pour calculer. D'autant que les calculs doivent toujours être faits avec des symboles, et pas avec des nombres. Soit on fait un calcul algébrique, et, quand il est terminé on remplace les lettre par des nombres, soit on fait un calcul d'ordre de grandeur, et alors, la règle de trois suffit. 

On le voit, finalement, ce dont on a besoin, c'est un logiciel de calcul formel, et il en existe plusieurs : R, Maple, Mathematica, Mathlab... Personnellement, alors que je n'ai pas d'action dans aucune des sociétés ou institutions qui produit ces logiciels, j'ai un faible (le mot est faible) pour Maple, que j'utilise tous les jours, toutes le secondes, et qui fait tout ce dont j'ai besoin : il me permet d'écrire, de penser, et, surtout, de calculer, symboliquement et numériquement. 

Finalement je maintiens que nous avons besoin d'un logiciel qui mêle phrases et calculs, mais si, en plus nous avons tableaux, possibilités graphiques, etc., nous serons mieux aidés par nos outils, et c'est la raison pour laquelle je propose que les étudiants en science et en technologie cessent d'utiliser les tableurs pour passer rapidement à l'apprentissage des logiciels de calcul formel.

jeudi 29 février 2024

Pour comparer, il faut... comparer !

Ce matin je reçois d'étudiants une photographie des blancs d’œufs en neige qui auraient été additionnés d'un peu de vinaigre. 

Ces étudiants me signalent que le vinaigre fait beaucoup d'effet sur le foisonnement, mais quand je leur demande s'ils ont fait un contrôle, ils s'étonnent de la demande, ne la comprennent pas, même. Pourtant, n'est-il pas "naturel" de penser que pour voir une amélioration, il faut voir deux états : le blanc d'oeuf battu en neige sans vinaigre et le même blanc battus en neige avec du vinaigre ? 

 

Mon objectif n'est pas, ici, de me plaindre du niveau des étudiants qui ne cesserait de baisser, mais je suis intéressé de comprendre comment il est possible que des étudiants n'aient pas eu l'idée de comparer, quand ils font une comparaison. Ce sont des individus intelligents, intéressés (apparemment) par leur sujet, et je me demande si la question n'est pas de méthode... 

Ce qui est encourageant : l'enseignement des sciences est manifestement utile, même quand il est élémentaire ! A noter que la question que mes jeunes amis étudiait était très difficile, parce que les blancs d'oeufs sont tous différents et, que pour faire une expérience comparative correctement organisé, il faut "pooler" les blancs, c'est-à-dire les mélanger en les faisant passer à travers un tamis très fin, qui désagrégera le gel dont ils sont en réalité constitué ; ce tamis, ainsi que tous les récipients et ustensiles, devront être particulièrement propres, sans traces de composés tensioactifs qui pourraient changer le foisonnement. En pratique, il faudra tout traiter par avance, voire travailler dans une salle blanche. Bien sûr, pour fouetter, il faudra trouver un système qui fouette toujours de la même façon, donnant toujours la même énergie. Et ainsi de suite. 

Puis, quand on aura les résultats expérimentaux, il faudra faire des études statistiques poussées, si l'on regarde un microscope, car les bulles sont toutes différentes, de sorte que sont les populations de bulles qu'il faudra comparer. Si l'on compare des volumes, il faudra savoir que les mesures de volumes de mousse sont très incertains, ce qui conduira à répéter des expériences, car une seule expérience ne vaut rien.

 Et il faudra alors faire des études statistiques des résultats. Les statistiques ? Considérons une chaîne de production de yaourts, dans une usine. Si la chaîne est réglée pour produire des yaourts de 100 grammes, il est impossible théoriquement (et pratiquement) que tous les yaourts aient une masse de 100 grammes. Bien sûr, la plupart auront des masses proches de 100 grammes, mais une petite proportion aura une masse bien plus petite, ou bien plus grande. Pour savoir si, un jour donné, la production reste conforme, il faudra prendre des échantillons, calculer leur masse moyenne, et comparer cette moyenne à la valeur de consigne (100 grammes). En pratique, la moyenne ne sera jamais 100 grammes exactement, et la question est de savoir si l'écart est possible dans la limite des écarts "normaux", ou bien si la différence est trop grande, si la moyenne de l'ensemble des yaourt produit ce jour là s'écarte de la valeur de consigne. C'est tout cela qu'auraient dû faire nos jeunes amis... et je crois que l'exercice qui leur était demandé n'était pas inutile, puisqu'il leur a fait comprendre que les explorations expérimentales imposent de bien calculer. Merveilleuse théorie !