Alors que je sors d'une séance expérimentale avec un étudiant intelligent et intéressé, je le vois faire des erreurs qui sapent son travail, annihilent ses efforts.
Plus exactement, l'envie de faire bien l'a conduit à se lancer trop vite dans la partie expérimentale, et c'est ainsi que des phénomènes non anticipés se sont ajoutés à ceux qu'il voulait analyser.
L'analyse de son échec ne vise pas à lui mettre la tête dans la boue, mais à lui permettre d'éviter ce type d'erreurs pour le futur.
Car on ne considère pas assez qu'une expérimentation est moins un travail technique local d'une sorte d'ascèse, de recherche d'amélioration personnelle, et c'est d'ailleurs ainsi que l'expérimentation prend tout son intérêt.
À la réflexion, je m'aperçois que nous avons déjà rencontré souvent des erreurs du type de celle d'hier, et cela a a constitué la base de ce que nous avons donné des "DSR", des documents structurants de recherche qui visent précisément à éviter les erreurs, à nous prémunir contre les complexités inattendues, à nous permettre de mieux anticiper.
La première leçon, la leçon la plus immédiate de l'analyse de l'erreur d'hier, c'est que nous devons avoir un programme expérimental clair avant de nous lancer. Ce programme doit être fondé sur une analyse, de même que dans un calcul, s'impose un libellé clair et explicite des objectifs, puis un schéma sur lequel apparaissent les grandeurs d'intérêt. L'expérimentation doit commencer par l'établissement d'un modèle théorique qui sera exploré expérimentalement.
Au fond, que l'on calcule que l'on expérimente, il y a des quantités à considérer, et rien ne vaut un schéma faire apparaître, les identifier
J'y reviens : on aurait beau jeu de critiquer l'étudiant pour une sorte de légèreté, car je suis presque sûr que, sans la méthode que je propose, la plupart des étudiants seraient tombés dans le piège.
J'ai bien raison de dire que le diable est caché derrière tout geste expérimental, tout calcul
Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
Affichage des articles dont le libellé est expérimentation. Afficher tous les articles
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mardi 5 novembre 2024
La bonne foi est fructueuse : analysons nos erreurs
lundi 24 août 2020
Des travaux d'orfèvres !
1. Récemment, des stagiaires m'ont fait un plaisir immense quand ils ont conclu, en retournant dans leur établissement, à la fin de leur stage, que le travail scientifique que nous faisions au laboratoire s'apparente de l'orfèvrerie.
Bien sûr c'est un terme que je leur avait soufflé... ou plus exactement asséné, car à propos de tout, expérience ou calcul, j'insiste sans relâche -pour moi et pour les autres- pour dire que nous devons viser l'infaillibilité sinon la perfection (il y a derrière cette fin de phrase une malice, comme on le verra en cherchant un peu dans d'autres billets).
2. Oui, nos travaux doivent être des travaux d'orfèvrerie : qu'il s'agisse d'expérimentation ou de théorie, cela n'a pas de sens de produire du médiocre &, de toute façon, comment pourrions-nous nous regarder dans la glace le matin si nous faisions cela ?
En science, l'objectif est la découverte, & pas la justification de nos actions avec beaucoup de mauvaise foi. Nous n'agissons pas en fonction des autres, mais en vue de produire des descriptions du monde de plus en plus fines, en termes de mécanismes, d'adéquation de nos théories aux faits.
3. J'ai décrit dans d'autres billets le soin qu'il fallait porter aux expériences, par exemple en termes de sécurité, de qualité, de traçabilité, et je n'insisterai jamais assez : oui, nous devons porter le plus grand soin à nos travaux expérimentaux, car en dépend la qualité les résultats expérimentaux que nous cherchons à interpréter ensuite théoriquement. Et, évidemment, cela n'a pas de sens de vouloir interpréter des résultats fautifs.
4. Bien sûr, l'interprétation elle-même doit être de la plus grande qualité possible, car pour découvrir les structures du monde, la construction du monde, alors il faut regarder le monde du mieux que nous pouvons. Cela passe par des équations, des théories, lesquelles ne sont en réalité que des ensembles d'équations assorties de concepts nouveau.
5. Chaque geste & chaque calcul que nous faisons doit être de très grande qualité. Mais ce mot de "qualité renvoie aussitôt vers la triade que j'expose sans cesse à les amis : sécurité, qualité, traçabilité.
6. Sécurité d'abord, bien évidemment, car comment supporterions-nous d'exposer la vie ou la santé de nos amis ? Et, par "amis", je ne pense évidemment pas seulement à nos amis du laboratoire, mais à l'ensemble de l'humanité proche de nous.
7. Qualité : c'est l'objet de ce billet, et nous devons faire de l’orfèvrerie.
8. Traçabilité : souvent, quand nous examinons une question, cela nous renvoie à des travaux plus anciens, dont les résultats doivent être rapprochés des résultats plus récents. Il faut beaucoup de "mémoire", pour nos études, d'autant que les interprétations font usage de tout un corpus de faits, d'idées qu'il est impensable d'oublier.
9. Bref, avec ces trois termes, on n'est dans ces clichés que sont les termes "excellence", "collaboratif", et autre mots qu'une administration sans génie voudrait nous faire gober. Non, au contraire, nous pensons vrai, sans retentissement en terme de communication, mais bien seulement à propos de nos travaux.
La vertu est sa propre récompense, dit-on justement ; de même, la qualité de nos travaux est notre panache !
Bien sûr c'est un terme que je leur avait soufflé... ou plus exactement asséné, car à propos de tout, expérience ou calcul, j'insiste sans relâche -pour moi et pour les autres- pour dire que nous devons viser l'infaillibilité sinon la perfection (il y a derrière cette fin de phrase une malice, comme on le verra en cherchant un peu dans d'autres billets).
2. Oui, nos travaux doivent être des travaux d'orfèvrerie : qu'il s'agisse d'expérimentation ou de théorie, cela n'a pas de sens de produire du médiocre &, de toute façon, comment pourrions-nous nous regarder dans la glace le matin si nous faisions cela ?
En science, l'objectif est la découverte, & pas la justification de nos actions avec beaucoup de mauvaise foi. Nous n'agissons pas en fonction des autres, mais en vue de produire des descriptions du monde de plus en plus fines, en termes de mécanismes, d'adéquation de nos théories aux faits.
3. J'ai décrit dans d'autres billets le soin qu'il fallait porter aux expériences, par exemple en termes de sécurité, de qualité, de traçabilité, et je n'insisterai jamais assez : oui, nous devons porter le plus grand soin à nos travaux expérimentaux, car en dépend la qualité les résultats expérimentaux que nous cherchons à interpréter ensuite théoriquement. Et, évidemment, cela n'a pas de sens de vouloir interpréter des résultats fautifs.
4. Bien sûr, l'interprétation elle-même doit être de la plus grande qualité possible, car pour découvrir les structures du monde, la construction du monde, alors il faut regarder le monde du mieux que nous pouvons. Cela passe par des équations, des théories, lesquelles ne sont en réalité que des ensembles d'équations assorties de concepts nouveau.
5. Chaque geste & chaque calcul que nous faisons doit être de très grande qualité. Mais ce mot de "qualité renvoie aussitôt vers la triade que j'expose sans cesse à les amis : sécurité, qualité, traçabilité.
6. Sécurité d'abord, bien évidemment, car comment supporterions-nous d'exposer la vie ou la santé de nos amis ? Et, par "amis", je ne pense évidemment pas seulement à nos amis du laboratoire, mais à l'ensemble de l'humanité proche de nous.
7. Qualité : c'est l'objet de ce billet, et nous devons faire de l’orfèvrerie.
8. Traçabilité : souvent, quand nous examinons une question, cela nous renvoie à des travaux plus anciens, dont les résultats doivent être rapprochés des résultats plus récents. Il faut beaucoup de "mémoire", pour nos études, d'autant que les interprétations font usage de tout un corpus de faits, d'idées qu'il est impensable d'oublier.
9. Bref, avec ces trois termes, on n'est dans ces clichés que sont les termes "excellence", "collaboratif", et autre mots qu'une administration sans génie voudrait nous faire gober. Non, au contraire, nous pensons vrai, sans retentissement en terme de communication, mais bien seulement à propos de nos travaux.
La vertu est sa propre récompense, dit-on justement ; de même, la qualité de nos travaux est notre panache !
samedi 22 février 2020
Les beautés de l'expérimentation
Une expérimentation lamentable et ennuyeuse ? C'est que l'on n'a pas compris l'enjeu ni l'intérêt !
Hier j'ai vu un étudiant qui faisait une expérience de façon lamentable : les gestes étaient imprécis, les résultats étaient mauvais, il souillait la paillasse... et il m'a même avoué qu'il s'ennuyait.
Le fait que notre ami s'ennuie démontre qu'il n'est pas à sa place : comment peut-on s'ennuyer quand on apprend ? Notre ami n'a pas compris que la question n'est pas de faire des gestes, mais d'apprendre à les faire, et, mieux même, à les faire bien ! On pourrait discuter le fait que seuls des gestes bien faits conduisent à de bons résultats expérimentaux, socle de théorisation saine ("données mal acquises ne profitent à personne"), mais il vaut sans doute mieux revenir à cette phrase merveilleuse et terrible : "la vertu est sa propre récompense".
Ici, si l'on ne veut pas être dans l'attente d'un résultat qui ne viendra peut-être pas, il faut absolument prendre plaisir au moindre geste expérimental, raison pour laquelle, personnellement, je cherche à faire que toute expérimentation s'apparente au ciselage d'un joyau. Tout geste doit être minutieux, intelligent, précis, associé à la tête et non limité aux doigts !
Oui, un bon geste expérimental mobilise toute notre intelligence, de la tête et des mains
J'ajoute qu'observer mon jeune ami faire si mal me tire vers la boue du sol, et je m'empresse de lever le nez vers le ciel bleu. Car oui : le ciel est bleu ! Je n'oublie pas de penser qu'une expérimentation bien faite et un plaisir inouï... pour ceux pour qui c'est un plaisir inouï... de sorte que ceux pour qui ce n'est pas un plaisir doivent quitter le laboratoire pour aller trouver du plaisir ailleurs. Je n'oublie pas le bonheur de faire des gestes précis pour obtenir des résultats tout à fait conformes à l'intention qui était la nôtre. Je pense avec bonheur au plaisir immense que j'ai quand je "cisèle" une expérimentation, que la moindre goutte de solution que je transvase est déposé conformément à ma volonté, qu'aucun grain d'une poudre que je manipule n'échappe à la pesée...
Oui, c'est grâce à cette minutie parfaite que je peux obtenir des résultats merveilleux, que je peux réduire les bruits dans les analyses, que je peux chasser le diable qui est caché derrière chaque détail. Et dans ce travail soigné, bien pensé et bien exécuté, il y a le début d'une beauté qui ne demande qu'à grandir. Bien pensé et bien exécuté : tout est là ! Il y a pas de place à l'avachissement ; nos gestes, notre pensée doivent au contraire être tout entiers tournés vers la perfection... ou, plus exactement vers l'infaillibilité, puisque on se souvient que l'expression est en réalité "il faut tendre avec effort vers l'infaillibilité sans y prétendre".
D'ailleurs, comment prétendre à la perfection, quand nous nous observons de bonne foi ? Faire un beau geste conformément à notre intention initiale est quelque chose de si difficile que le peintre Shitao en a fait un livre intitulé L'unique trait de pinceau.
Je ne partage plus nombre d'idées présente dans ce livre, mais je conserve l'idée que les gestes bien faits sont un plaisir immense, fruit d'une concentration parfaite, d'une pensée claire.
Hier j'ai vu un étudiant qui faisait une expérience de façon lamentable : les gestes étaient imprécis, les résultats étaient mauvais, il souillait la paillasse... et il m'a même avoué qu'il s'ennuyait.
Le fait que notre ami s'ennuie démontre qu'il n'est pas à sa place : comment peut-on s'ennuyer quand on apprend ? Notre ami n'a pas compris que la question n'est pas de faire des gestes, mais d'apprendre à les faire, et, mieux même, à les faire bien ! On pourrait discuter le fait que seuls des gestes bien faits conduisent à de bons résultats expérimentaux, socle de théorisation saine ("données mal acquises ne profitent à personne"), mais il vaut sans doute mieux revenir à cette phrase merveilleuse et terrible : "la vertu est sa propre récompense".
Ici, si l'on ne veut pas être dans l'attente d'un résultat qui ne viendra peut-être pas, il faut absolument prendre plaisir au moindre geste expérimental, raison pour laquelle, personnellement, je cherche à faire que toute expérimentation s'apparente au ciselage d'un joyau. Tout geste doit être minutieux, intelligent, précis, associé à la tête et non limité aux doigts !
Oui, un bon geste expérimental mobilise toute notre intelligence, de la tête et des mains
J'ajoute qu'observer mon jeune ami faire si mal me tire vers la boue du sol, et je m'empresse de lever le nez vers le ciel bleu. Car oui : le ciel est bleu ! Je n'oublie pas de penser qu'une expérimentation bien faite et un plaisir inouï... pour ceux pour qui c'est un plaisir inouï... de sorte que ceux pour qui ce n'est pas un plaisir doivent quitter le laboratoire pour aller trouver du plaisir ailleurs. Je n'oublie pas le bonheur de faire des gestes précis pour obtenir des résultats tout à fait conformes à l'intention qui était la nôtre. Je pense avec bonheur au plaisir immense que j'ai quand je "cisèle" une expérimentation, que la moindre goutte de solution que je transvase est déposé conformément à ma volonté, qu'aucun grain d'une poudre que je manipule n'échappe à la pesée...
Oui, c'est grâce à cette minutie parfaite que je peux obtenir des résultats merveilleux, que je peux réduire les bruits dans les analyses, que je peux chasser le diable qui est caché derrière chaque détail. Et dans ce travail soigné, bien pensé et bien exécuté, il y a le début d'une beauté qui ne demande qu'à grandir. Bien pensé et bien exécuté : tout est là ! Il y a pas de place à l'avachissement ; nos gestes, notre pensée doivent au contraire être tout entiers tournés vers la perfection... ou, plus exactement vers l'infaillibilité, puisque on se souvient que l'expression est en réalité "il faut tendre avec effort vers l'infaillibilité sans y prétendre".
D'ailleurs, comment prétendre à la perfection, quand nous nous observons de bonne foi ? Faire un beau geste conformément à notre intention initiale est quelque chose de si difficile que le peintre Shitao en a fait un livre intitulé L'unique trait de pinceau.
Je ne partage plus nombre d'idées présente dans ce livre, mais je conserve l'idée que les gestes bien faits sont un plaisir immense, fruit d'une concentration parfaite, d'une pensée claire.
lundi 22 juillet 2019
Méditation et expérimentation
La méditation est si douce et l'expérience si fatigante que je ne suis point étonné que celui qui pense soit rarement celui qui expérimente.
Je retrouve cette citation : "La méditation est si douce et l'expérience si fatigante que je ne suis point étonné que celui qui pense soit rarement celui qui expérimente." Elle est due à Denis Diderot (Réfutation de l’ouvrage d’Helvétius intitulé De l’Homme, 1774, in Oeuvres complètes, t2, p. 349, Garnier, Paris, 1875) et, au fond, même sous la plume de cet homme que j'aime beaucoup, elle est bien contestable : pourquoi ne pourrait-on penser et agir ? La chimie n'est-elle pas précisément cela, à savoir de l'expérimentation et du calcul ? D'ailleurs, je dis la chimie, mais n'est-ce pas vrai pour toutes les sciences de la nature. Et puis, il y a "méditation", mais penser n'est-il pas parfois aussi épuisant que lever des poids ?
Allons, il n'y a pas lieu d'accorder aux formules plus qu'elles n'apportent, tout comme les mythologies ne valent pas plus que ce qu'elles délivrent (souvent, indiquer que l'origine d'un roi est divine).
Je retrouve cette citation : "La méditation est si douce et l'expérience si fatigante que je ne suis point étonné que celui qui pense soit rarement celui qui expérimente." Elle est due à Denis Diderot (Réfutation de l’ouvrage d’Helvétius intitulé De l’Homme, 1774, in Oeuvres complètes, t2, p. 349, Garnier, Paris, 1875) et, au fond, même sous la plume de cet homme que j'aime beaucoup, elle est bien contestable : pourquoi ne pourrait-on penser et agir ? La chimie n'est-elle pas précisément cela, à savoir de l'expérimentation et du calcul ? D'ailleurs, je dis la chimie, mais n'est-ce pas vrai pour toutes les sciences de la nature. Et puis, il y a "méditation", mais penser n'est-il pas parfois aussi épuisant que lever des poids ?
Allons, il n'y a pas lieu d'accorder aux formules plus qu'elles n'apportent, tout comme les mythologies ne valent pas plus que ce qu'elles délivrent (souvent, indiquer que l'origine d'un roi est divine).
samedi 2 septembre 2017
Le plaisir de l'expérience bien faite
C'est amusant comme tout change lorsque l'on passe d'un contexte où l'enseignant contraint les étudiants à un système où chaque étudiant est personnellement en charge de sa propre destinée.
Ainsi, moi qui adorait la physique chimique depuis l'âge de six ans, je me suis étonné, pendant mes études supérieures, de voir que je n'avais pas d'intérêt pour faire spécialement bien ce que l'on me demandait, notamment les travaux pratiques. Et pourtant, ces manipulations étaient de celles que je m'amusais à faire chez moi ! A l'analyse, je crois que je n'avais pas envie de faire plaisir aux enseignants qui me demandaient ces travaux... preuve que le système était mal conçu, puisque j'aurais dû me faire plaisir à moi même.
Certes, les travaux pratiques proposés manquaient de sens, de contexte, notamment parce que les enseignants s'étaient arrêtés à produire des protocoles sans grâce, qui nous étaient transmis sans justification, un peu anonymement, et, je le répète, sans que le sens de tout cela n'apparaisse.
On me fera observer que j'aurais dû y mettre mon intelligence (voir les billets où j'explique que la poussière du monde n'existe que si nous la faisons exister), mais, à l'époque, je ne voyais pas l'intérêt de ce qui m'était proposé : je ne voyait ni la difficulté de ces travaux pratiques, sans le piquant de la difficulté, donc, ni leur intérêt réel, parce qu'aucun autre objectif que local n'apparaissait : il s'agissait de simples travaux conventionnels, utiles pour ceux qui ne les avaient pas faits, mais inutiles pour ceux qui étaient un peu en avance. Or cela faisait des années que je savais déjà faire les manipulations proposées ! Oui, il manquait au minimum cet aiguillon qu'est la difficulté, la sensation d'apprendre vraiment, et, je le répète, je manquais de l'intelligence qui m'aurait permit de mettre du passionnant dans du banal.
A l'inverse, aujourd'hui, au laboratoire, je trouve nos expérimentations passionnantes, et pour plusieurs raisons. L'une des premières, c'est que ces expériences ont un objectif très clair : il ne s'agit pas moins que de répondre à des questions scientifiques réelles, plutôt que de répéter des protocoles en vue d'obtenir des produits qui seront jetés. Nous avons des interrogations, et nous comprenons que chaque pas vers le sommet de la montagne nous en rapproche. Chaque pas doit être bien fait, sans quoi nous ne nous rapprochons pas. Nous y mettons donc tout notre soin, notre intelligence, car il y a cet objectif supérieur qui nous guide.
Mais il y a mieux : dans les expérimentations de laboratoire de nos études actuelles, je trouve (parce que je l'y mets) surtout ce bonheur du travail bien fait. Quand il y a une pesée, par exemple, il m'apparaît clairement qu'il vaut mieux ne pas la faire que de la faire mal, parce que je veux vraiment savoir la masse que je pèse, et non pas seulement faire la pesée. Et puis, le plaisir d'avoir un beau résultat, un belle "construction" !
D'ailleurs, cette observation me conduit à reprendre une discussion ancienne : depuis des années, je demande aux étudiants comment ils feront pour ne pas s'ennuyer à la millième pesée. Je leur dis que l'ennui ne naît pas de l'uniformité, mais de la désinvolture, et je les invite aussi à s'interroger sur chaque geste. En fait, la série de manipulations que je viens de terminer moi-même (quel bonheur que ces expérimentations, je me répète parce que je sors encore émerveillé) m'a montré que cette question que je posais n'a pas de sens : si je pèse, j'ai une raison de le faire, à savoir que je veux la valeur la plus précise possible, et je ne m'ennuie pas, puisque je suis à la recherche de cette bonne valeur.
D'ailleurs à propos de pesées, je conseillai aux étudiants venus en stage de toujours peser trois fois, afin de calculer une moyenne et un écart-type. Toutefois, en pratique, je pèse personnellement bien plus que trois fois, et pour mille raisons, mais, surtout, parce que je veux vraiment cette meilleure valeur. Et quand on fait ainsi très bien, alors on arrive toujours aux trois mêmes valeurs, de sorte que la moyenne des valeurs est la valeur trouvée trois fois de suite, et que l'écart type est nul. Allons-nous alors supprimer de nos protocoles cette prescription de peser trois fois, puis de calculer moyenne et écart-type ? Je crois que non, car ces protocoles permettent aux étudiants en stage d'apprendre, et, en l'occurrence, je les sais souvent désarçonnés par les écart-types nul. Cela signifie-t-il qu'il n'y a pas d'incertitude sur la mesure ? Évidemment non (je ne termine pas la discussion pour vous laisser le plaisir de réfléchir). Sans compter que c'est une bonne pratique que de répéter une mesure !
Mais la pesée n'est évidemment qu'un des milles actes que l'on fait lors d'une expérimentation, d'une préparation d'échantillons ou d'une analyse de ces derniers. Ce que je veux faire partager ici, c'est ce bonheur de l'expérimentation bien faite. Oui, il y a un immense bonheur à réaliser une expérience aussi parfaitement que possible, à tout penser, tout préméditer, tout bien exécuter et tout bien interpréter enfin. Chaque moment d'une expérience a ses plaisirs, jusqu'au lavage des verreries, que j'ai discuté dans d'autres billets.
La partie théorique ? Plus je pratique les sciences quantitatives, plus je m'aperçois que cette partie ressemble absolument à la partie expérimentale, avec ces mêmes chausse-trappes, ces mêmes difficultés… Il n'y a guère de différence entre la maîtrise du niveau d'un liquide dans une burette, avec le ménisque qui doit affleurer un trait, et le calcul d'une concentration, par exemple, avec l'emploi raisonné du nombre de décimales que l'on calcule, les fameux « chiffres significatifs ». Il n'y a guère de différence entre la planification d'un protocole et la planification d'un calcul, et de ce fait il y a ce même plaisir à faire soigneusement une interprétation, structurée, et à faire une expérimentation bien planifiée, bien exécutée.
Au fond, pour toutes les tâches des sciences quantitatives, il y a la même question du soin. Pour mémoire, je rappelle que ces taches sont l'identification d'un phénomène, sa caractérisation quantitative, avec la planification des expériences, la préparation des échantillons, leur analyse, l'analyse des donnés, les interprétations, la réunion des données de mesure en équations, la recherche de mécanismes, les tests expérimentaux des théories … Et bien, pour toutes ces tâches, il y a ce même bonheur inouï de faire bien… au point que je ne comprends plus aujourd'hui comment, étudiant, je n'ai pas su dépasser le cadre scolaire pour arriver à retrouver ce bonheur de l'expérimentation, du travail scientifique bien fait que j'avais depuis l'âge de six ans.
Oui, il est bien vrai que la vertu doit être sa propre récompense, mais je n'ai eu idée, exprimée par cette phrase, que tardivement. Je suis convaincu que le renversement que je propose pour les études supérieures doit se fonder sur cette idée. D'ailleurs, j'ai bon espoir, car je sais que les étudiants sont friands de travaux personnels, de projets. Ave cette façon d'étudier, ils sont en situation de responsabilité, heureux de construire leur savoir et leurs compétences.
Oui, la vertu est sa propre récompense.
Ainsi, moi qui adorait la physique chimique depuis l'âge de six ans, je me suis étonné, pendant mes études supérieures, de voir que je n'avais pas d'intérêt pour faire spécialement bien ce que l'on me demandait, notamment les travaux pratiques. Et pourtant, ces manipulations étaient de celles que je m'amusais à faire chez moi ! A l'analyse, je crois que je n'avais pas envie de faire plaisir aux enseignants qui me demandaient ces travaux... preuve que le système était mal conçu, puisque j'aurais dû me faire plaisir à moi même.
Certes, les travaux pratiques proposés manquaient de sens, de contexte, notamment parce que les enseignants s'étaient arrêtés à produire des protocoles sans grâce, qui nous étaient transmis sans justification, un peu anonymement, et, je le répète, sans que le sens de tout cela n'apparaisse.
On me fera observer que j'aurais dû y mettre mon intelligence (voir les billets où j'explique que la poussière du monde n'existe que si nous la faisons exister), mais, à l'époque, je ne voyais pas l'intérêt de ce qui m'était proposé : je ne voyait ni la difficulté de ces travaux pratiques, sans le piquant de la difficulté, donc, ni leur intérêt réel, parce qu'aucun autre objectif que local n'apparaissait : il s'agissait de simples travaux conventionnels, utiles pour ceux qui ne les avaient pas faits, mais inutiles pour ceux qui étaient un peu en avance. Or cela faisait des années que je savais déjà faire les manipulations proposées ! Oui, il manquait au minimum cet aiguillon qu'est la difficulté, la sensation d'apprendre vraiment, et, je le répète, je manquais de l'intelligence qui m'aurait permit de mettre du passionnant dans du banal.
A l'inverse, aujourd'hui, au laboratoire, je trouve nos expérimentations passionnantes, et pour plusieurs raisons. L'une des premières, c'est que ces expériences ont un objectif très clair : il ne s'agit pas moins que de répondre à des questions scientifiques réelles, plutôt que de répéter des protocoles en vue d'obtenir des produits qui seront jetés. Nous avons des interrogations, et nous comprenons que chaque pas vers le sommet de la montagne nous en rapproche. Chaque pas doit être bien fait, sans quoi nous ne nous rapprochons pas. Nous y mettons donc tout notre soin, notre intelligence, car il y a cet objectif supérieur qui nous guide.
Mais il y a mieux : dans les expérimentations de laboratoire de nos études actuelles, je trouve (parce que je l'y mets) surtout ce bonheur du travail bien fait. Quand il y a une pesée, par exemple, il m'apparaît clairement qu'il vaut mieux ne pas la faire que de la faire mal, parce que je veux vraiment savoir la masse que je pèse, et non pas seulement faire la pesée. Et puis, le plaisir d'avoir un beau résultat, un belle "construction" !
D'ailleurs, cette observation me conduit à reprendre une discussion ancienne : depuis des années, je demande aux étudiants comment ils feront pour ne pas s'ennuyer à la millième pesée. Je leur dis que l'ennui ne naît pas de l'uniformité, mais de la désinvolture, et je les invite aussi à s'interroger sur chaque geste. En fait, la série de manipulations que je viens de terminer moi-même (quel bonheur que ces expérimentations, je me répète parce que je sors encore émerveillé) m'a montré que cette question que je posais n'a pas de sens : si je pèse, j'ai une raison de le faire, à savoir que je veux la valeur la plus précise possible, et je ne m'ennuie pas, puisque je suis à la recherche de cette bonne valeur.
D'ailleurs à propos de pesées, je conseillai aux étudiants venus en stage de toujours peser trois fois, afin de calculer une moyenne et un écart-type. Toutefois, en pratique, je pèse personnellement bien plus que trois fois, et pour mille raisons, mais, surtout, parce que je veux vraiment cette meilleure valeur. Et quand on fait ainsi très bien, alors on arrive toujours aux trois mêmes valeurs, de sorte que la moyenne des valeurs est la valeur trouvée trois fois de suite, et que l'écart type est nul. Allons-nous alors supprimer de nos protocoles cette prescription de peser trois fois, puis de calculer moyenne et écart-type ? Je crois que non, car ces protocoles permettent aux étudiants en stage d'apprendre, et, en l'occurrence, je les sais souvent désarçonnés par les écart-types nul. Cela signifie-t-il qu'il n'y a pas d'incertitude sur la mesure ? Évidemment non (je ne termine pas la discussion pour vous laisser le plaisir de réfléchir). Sans compter que c'est une bonne pratique que de répéter une mesure !
Mais la pesée n'est évidemment qu'un des milles actes que l'on fait lors d'une expérimentation, d'une préparation d'échantillons ou d'une analyse de ces derniers. Ce que je veux faire partager ici, c'est ce bonheur de l'expérimentation bien faite. Oui, il y a un immense bonheur à réaliser une expérience aussi parfaitement que possible, à tout penser, tout préméditer, tout bien exécuter et tout bien interpréter enfin. Chaque moment d'une expérience a ses plaisirs, jusqu'au lavage des verreries, que j'ai discuté dans d'autres billets.
La partie théorique ? Plus je pratique les sciences quantitatives, plus je m'aperçois que cette partie ressemble absolument à la partie expérimentale, avec ces mêmes chausse-trappes, ces mêmes difficultés… Il n'y a guère de différence entre la maîtrise du niveau d'un liquide dans une burette, avec le ménisque qui doit affleurer un trait, et le calcul d'une concentration, par exemple, avec l'emploi raisonné du nombre de décimales que l'on calcule, les fameux « chiffres significatifs ». Il n'y a guère de différence entre la planification d'un protocole et la planification d'un calcul, et de ce fait il y a ce même plaisir à faire soigneusement une interprétation, structurée, et à faire une expérimentation bien planifiée, bien exécutée.
Au fond, pour toutes les tâches des sciences quantitatives, il y a la même question du soin. Pour mémoire, je rappelle que ces taches sont l'identification d'un phénomène, sa caractérisation quantitative, avec la planification des expériences, la préparation des échantillons, leur analyse, l'analyse des donnés, les interprétations, la réunion des données de mesure en équations, la recherche de mécanismes, les tests expérimentaux des théories … Et bien, pour toutes ces tâches, il y a ce même bonheur inouï de faire bien… au point que je ne comprends plus aujourd'hui comment, étudiant, je n'ai pas su dépasser le cadre scolaire pour arriver à retrouver ce bonheur de l'expérimentation, du travail scientifique bien fait que j'avais depuis l'âge de six ans.
Oui, il est bien vrai que la vertu doit être sa propre récompense, mais je n'ai eu idée, exprimée par cette phrase, que tardivement. Je suis convaincu que le renversement que je propose pour les études supérieures doit se fonder sur cette idée. D'ailleurs, j'ai bon espoir, car je sais que les étudiants sont friands de travaux personnels, de projets. Ave cette façon d'étudier, ils sont en situation de responsabilité, heureux de construire leur savoir et leurs compétences.
Oui, la vertu est sa propre récompense.
samedi 26 août 2017
Fingerspitzengefühl, l'intelligence du bout des doigts... Non, l'habileté scientifique
Fingerspitzengefühl ?
Que signifie ce mot très long ? C'est de l'allemand, qui
signifie environ « intelligence du bout des doigts »,
mais pas exactement, et c'est précisément la différence qui est
intéressante.
Finger, c'est le
doigt : là, pas de glissement de sens. Spitzen : c'est la
pointe, et une connotation non pas d'extrémité, mais d'extrémité
effilée, pointue. Et Gefühl n'est pas « intelligence »,
mais le ressenti, la sensation.
Dans ce mot allemand
intéressant, il y a donc la perception la plus affinée que l'on a
avec les doigts, plutôt une sensation qu'une action, alors que
l'expression française d' « intelligence du bout des
doigts » y met d'abord la tête, la réflexion, plutôt que la
sensation. On trouve là le vieux débat entre la tête et la main,
certains prétendant que c'est la tête qui fait marcher la main, et
d'autres reconnaissant justement que la tête sans la main n'est
rien. En réalité il faut les deux, de sorte que ni le mot allemand
ni l'expression française ne conviennent vraiment pour dire cette
intelligence habile de la manipulation laquelle met en œuvre une
tête intelligente et des doigts sensibles, percevant bien et
agissant précisément.
On ne dira jamais
assez, surtout dans notre société française dominée par le
calcul, les mathématiques, qu'aucune théorie du tennis ne permettra
jamais de jouer comme un champion à qui ne pratique pas. En matière
scientifique, où s'imposent à la fois le calcul et expérimentation,
il en va de même : on aura beau calculer merveilleusement, on
ne fera pas de science décente si l'on est incapable de bouger
correctement ses doigts ou si l'on n'a pas, autour de soi, des
collègues qui ne font pas cela parfaitement. Dans l'expérimentation,
le geste est constant, et déterminant, même quand l’expérience a
été parfaitement planifiée.
Je sors, par
exemple, d'un dosage qui imposait des gestes tels que emplir une
burette, actionner un robinet, de sorte que la solution de dosage
vienne goutte à goutte, et non seulement goutte à goutte, mais avec
des gouttes tombant avec un rythme précis ; je veux ici
témoigner de ce que s'imposait absolument un doigté extrêmement
précis, pour remplir la burette sans qu'aucune goutte de solution ne
vienne jaillir, pour que le rythme d'écoulement des gouttes soit tel
qu'il fallait aux divers stades de l'expérimentation, c’est-à-dire
plus lentement surtout vers la fin (environ une goutte toutes les
trente secondes).
Cela,
c'est pour les sciences de la chimie, mais il en va de même pour les
sciences physiques, et je me souviens d'expériences de microscopie à
force atomique où le maniement des pointes, même s'il était
finalement commandé électriquement par un cristal piézo-électrique,
imposait des manipulations minutieuses.
On ne
dira pas assez que la science est non seulement affaire de
compréhension au niveau le plus abstrait, mais aussi de précisions
dans les calculs et de précision expérimentale. La tête doit être
parfaitement affûtée, et les doigts également. J'ai été
longtemps fasciné par ce mot allemand Fingerspitengefühl, que
j'avais recueilli de la bouche d'un lauréat du prix Nobel, mais je
sais aujourd'hui que le mot est inapproprié, et il y aurait lieu de
concocter un néologismes autour de mots tels que « dextérité »
ou « habileté ». Dextérité ? Pour un gaucher,
c'est quand même un peu exagéré. Habileté ? Le mot provient
du latin « convenable ».
Habileté
scientifique ?
Les questions à propos des expérimentations.
Cela fait bien longtemps que je m'interroge sur les règles à donner à nos étudiants à propos d'expérimentation. Par exemple, il est signalé que la blouse de laboratoire ne doit pas quitter le laboratoire et ne pas venir dans le bureau où elle contaminerait ce denier. Mais le cahier de laboratoire ? Celui là fait effectivement la navette, parce qu'il faut l'avoir sous la main pendant la manip, mais ensuite il faut exploiter les résultats, dans un bureau. Le cahier étant souillé, il contamine le bureau.
Quiconque c'est posé cette question a conclu que le cahier de laboratoire ne doit pas être sur la paillasse mais ailleurs : sur un meuble que l'on garde propre, sur une chaise… Cette fois, il y a un léger mieux… mais quand nous consignons les résultats, souvent nous avons des gants aux mains, lesquels sont souillés, et nous utilisons un stylo, qui va se contaminer par le contact avec les gants. On pourrait imaginer que le stylo reste au laboratoire mais on n'empêchera pas que le stylo contamine le cahier, qui contamine le bureau.
On sait que le risque zéro n'existe pas, et cette chaîne de petites observations à propos du cahier de laboratoire sert surtout à montrer surtout qu'il y a lieu d'être vigilant. Quel fluide tombe sur la paillasse ? Quels gestes faisons-nous ? Pourquoi les faisons nous ?
C'est par l'examen de ces mille questions que nous faisons un travail passionnant et difficile. Par exemple, faire un bon dosage, ce n'est pas seulement être patient et travailler posément ; c'est en réalité un travail qui demande de la dextérité, de l'habileté, de la patience, de la réflexion… Il faut une « intelligence expérimentale » considérable, sous peine de faire à peu près n’importe quoi… et c'est la raison pour laquelle nous devons proposer aux étudiants des séances de travaux pratiques nombreuses, et bien pensées. J'ai plaisir à signaler que l'Ecole supérieure de physique et de chimie de Paris (l'ESPCI Paris) organise ainsi les études : pendant quatre ans, des études théoriques tous les matins, et des études expérimentales tous les après midi.
dimanche 18 octobre 2015
Luttons contre le Ragnarok
Le Ragnarok ? C’est ce moment terrible
dont les géants nous menacent… mais il faut d’abord expliquer mieux
toute cette affaire, avant d’expliquer le rapport avec le travail
scientifique.
Commençons avec les mythologies. Au fond, je ne suis pas certain d’aimer beaucoup les mythologies grecques, où les dieux vivent dans un palais doré sur l’Olympe, se chamaillant parce qu’ils sont oisifs. Je préfère de loin les mythologies alémaniques, dont il faut dire qu’elle sont nées en Alsace. Pour ces dernières, le récit mythologique est bien différent, à savoir que les dieux tels Wotan ou Freyja, etc. sont sans cesse menacées par les géants. C’est la raison pour laquelle ils vont chercher sur les champs de bataille des héros qu’ils ramènent au Valhalla, cette forteresse d’où les dieux et leurs soldats ne cessent de lutter contre les assauts des géants.
Ce que l’on doit redouter à tout instant, c’est que les géants ne submergent le monde des dieux et que ce soit la fin des temps : le Ragnarok. Pour cette mythologie, il n’y a donc pas d’état stationnaire merveilleux, béat, veule, idiot, mais plutôt un état de vigilance constante, de soins, d’attention, d’éveil...
A cette description, on comprend évidemment ma préférence pour cette seconde mythologie. Et si l’on sait d’autre part que j’ai inscrit dans mon laboratoire que nous devons nous méfier du diable, qui est caché derrière tous les détails, d’expérimentation et de calcul, on comprend aussi pourquoi j’évoque le Ragnarok. Il faut lutter sans cesse contre le Ragnarok. Ce n’est pas grave, mais c’est une nécessité. Il n’y a pas à se défendre, mais à repousser sans cesse les assauts des géants, à repousser ces derniers plus loin.
Luttons contre la pensée magique
Considérons maintenant la question de la pensée magique, cet état qui est dans tous les enfants, et que l’éducation doit contribuer à faire disparaître. La pensée magique commence avec l’enfant qui pleure et dont les cris font venir la mère. De là penser à ce que la pensée de la mère fait venir la mère, il n’y a qu’un pas, lequel est à la base de tous ces fantasmes de l’esprit sur la matière.
On aura beau penser que l’on peut tordre une cuiller par la pensée, on n’y parviendra pas. On aura beau penser à des préparations médicales qui guérissent tout, la panacée n’existera pas. Et ainsi de suite : je vous passe l’éventail complet de ces manifestations de la pensée magique ; il est infini, car fantasmatique.
L’enfant, donc, arrive dans nos communautés avec cette pensée magique qu’il faut déraciner, et c’est, je crois, un objet essentiel de l’éducation que de lutter contre elle. D’où l’importance de l’enseignement des sciences de la nature, qui montre les limites de la pensée, qui borde le réel.
Le rapport avec le Ragnarok ? C’est que la lutte n’est jamais terminée. Ce n’est pas parce que nous aurons oeuvré pendant quelques années contre la pensée magique que nous l’aurons éradiquée pour toujours : chaque nouvelle tranche d’âge revient avec la pensée magique, et c’est donc année après année que nous devons lutter.
Récemment, un ami d’un ministère déplorait que sa carrière n’avait pas eu le beaucoup d’effet sur la collectivité malgré des efforts importants, soutenus. Je l’ai rasséréné : en réalité, le monde aurait été bien plus mal qu’il n’est, s’il n’avait pas été aussi actif, et là encore, il y avait cette question du Ragnarok. Sans la diligence des fonctionnaires, la structure de nos collectivités irait à vau l’eau, et les efforts n’ont pas été vains : la preuve en est que le système fonctionne encore.
Et pour les sciences ?
Le mot « validation », que j’ai déjà évoqué, fait partie de la réponse. Pour produire des résultats de bonne qualité, il faut se préoccuper sans cesse de cette dernière ; il faut valider, il faut traquer les biais sans relâche, il ne faut jamais se satisfaire d’un résultat de mesures, il faut craindre l’erreur à chaque geste, à chaque calcul. L’erreur est tapie derrière chaque geste expérimental, chaque calcul. Même tourner un commutateur impose d’y penser puissamment, de crainte d’une erreur. Même l’emploi d’un simple thermomètre impose d’y avoir pensé, d’avoir imaginé que le thermomètre puisse être faux, ce qui nous aura conduit à des étalonnages… Et si le simple emploi d’un thermomètre impose ainsi un soin considérable, on imagine combien l’emploi de systèmes plus complexes doit s’accompagner de vérifications bien plus élaborées, bien plus poussées.
Pour le calcul, les jeunes étudiants qui font des mathématiques savent bien qu’une écriture brouillonne est source d’erreur : un g confondu avec un 9, et c’est la faute de calcul. C’est sans doute la raison pour laquelle le cahier de laboratoire du physicien Pierre Gilles de Gennes était si calligraphié : de la sorte, les possibilités d’erreur étaient réduites. Toutefois, avec cet exemple, on n’est qu’au tout début de la question, comme quand je considérais le thermomètre. Pour les calculs complexes, c’est comme pour les appareils d’analyse élaborés, à savoir que la complexité apporte avec elle bien plus de possibilités de se tromper, d’où les nécessaires validations, d’où le soin constant que nous devons apporter à nous assurer de nos travaux. On comprend alors qu’il n’est pas possible de publier vite des résultats scientifiques, car ceux-là ne s’obtiennent pas d’un claquement de doigt, et, au contraire, je crois que nous devons absolument considérer comme une faute la publication rapide de résultats.
Je propose, en conséquence, que les institutions scientifiques abandonnent cette insistance qu’ils ont que les chercheurs publient beaucoup. Bien sûr, il ne faut pas laisser des idées dans des tiroirs, mais je ne crois pas bon de publier des idées insuffisamment validées, et, sans être complètement paradoxal, je propose que les institutions scientifique en viennent même à pénaliser les publications trop nombreuses de certains, car il n’est pas possible qu’elles soient de bonne qualité… sauf exception bien évidemment, car il y a des individus plus actifs que d’autres.
On aura maintenant compris j’espère mon idée du Ragnarok. Pour toute activité humaine, et pour toute activité scientifique en particulier, nous ne devons pas craindre le Ragnanok, mais lutter pour qu’il ne survienne jamais. Et c’est ainsi que les sciences de la nature seront encore plus belles.
Finalement, les mythologies alémaniques, disons alsaciennes, sont une invitation à faire mieux, à devenir pleinement humains.
Commençons avec les mythologies. Au fond, je ne suis pas certain d’aimer beaucoup les mythologies grecques, où les dieux vivent dans un palais doré sur l’Olympe, se chamaillant parce qu’ils sont oisifs. Je préfère de loin les mythologies alémaniques, dont il faut dire qu’elle sont nées en Alsace. Pour ces dernières, le récit mythologique est bien différent, à savoir que les dieux tels Wotan ou Freyja, etc. sont sans cesse menacées par les géants. C’est la raison pour laquelle ils vont chercher sur les champs de bataille des héros qu’ils ramènent au Valhalla, cette forteresse d’où les dieux et leurs soldats ne cessent de lutter contre les assauts des géants.
Ce que l’on doit redouter à tout instant, c’est que les géants ne submergent le monde des dieux et que ce soit la fin des temps : le Ragnarok. Pour cette mythologie, il n’y a donc pas d’état stationnaire merveilleux, béat, veule, idiot, mais plutôt un état de vigilance constante, de soins, d’attention, d’éveil...
A cette description, on comprend évidemment ma préférence pour cette seconde mythologie. Et si l’on sait d’autre part que j’ai inscrit dans mon laboratoire que nous devons nous méfier du diable, qui est caché derrière tous les détails, d’expérimentation et de calcul, on comprend aussi pourquoi j’évoque le Ragnarok. Il faut lutter sans cesse contre le Ragnarok. Ce n’est pas grave, mais c’est une nécessité. Il n’y a pas à se défendre, mais à repousser sans cesse les assauts des géants, à repousser ces derniers plus loin.
Luttons contre la pensée magique
Considérons maintenant la question de la pensée magique, cet état qui est dans tous les enfants, et que l’éducation doit contribuer à faire disparaître. La pensée magique commence avec l’enfant qui pleure et dont les cris font venir la mère. De là penser à ce que la pensée de la mère fait venir la mère, il n’y a qu’un pas, lequel est à la base de tous ces fantasmes de l’esprit sur la matière.
On aura beau penser que l’on peut tordre une cuiller par la pensée, on n’y parviendra pas. On aura beau penser à des préparations médicales qui guérissent tout, la panacée n’existera pas. Et ainsi de suite : je vous passe l’éventail complet de ces manifestations de la pensée magique ; il est infini, car fantasmatique.
L’enfant, donc, arrive dans nos communautés avec cette pensée magique qu’il faut déraciner, et c’est, je crois, un objet essentiel de l’éducation que de lutter contre elle. D’où l’importance de l’enseignement des sciences de la nature, qui montre les limites de la pensée, qui borde le réel.
Le rapport avec le Ragnarok ? C’est que la lutte n’est jamais terminée. Ce n’est pas parce que nous aurons oeuvré pendant quelques années contre la pensée magique que nous l’aurons éradiquée pour toujours : chaque nouvelle tranche d’âge revient avec la pensée magique, et c’est donc année après année que nous devons lutter.
Récemment, un ami d’un ministère déplorait que sa carrière n’avait pas eu le beaucoup d’effet sur la collectivité malgré des efforts importants, soutenus. Je l’ai rasséréné : en réalité, le monde aurait été bien plus mal qu’il n’est, s’il n’avait pas été aussi actif, et là encore, il y avait cette question du Ragnarok. Sans la diligence des fonctionnaires, la structure de nos collectivités irait à vau l’eau, et les efforts n’ont pas été vains : la preuve en est que le système fonctionne encore.
Et pour les sciences ?
Le mot « validation », que j’ai déjà évoqué, fait partie de la réponse. Pour produire des résultats de bonne qualité, il faut se préoccuper sans cesse de cette dernière ; il faut valider, il faut traquer les biais sans relâche, il ne faut jamais se satisfaire d’un résultat de mesures, il faut craindre l’erreur à chaque geste, à chaque calcul. L’erreur est tapie derrière chaque geste expérimental, chaque calcul. Même tourner un commutateur impose d’y penser puissamment, de crainte d’une erreur. Même l’emploi d’un simple thermomètre impose d’y avoir pensé, d’avoir imaginé que le thermomètre puisse être faux, ce qui nous aura conduit à des étalonnages… Et si le simple emploi d’un thermomètre impose ainsi un soin considérable, on imagine combien l’emploi de systèmes plus complexes doit s’accompagner de vérifications bien plus élaborées, bien plus poussées.
Pour le calcul, les jeunes étudiants qui font des mathématiques savent bien qu’une écriture brouillonne est source d’erreur : un g confondu avec un 9, et c’est la faute de calcul. C’est sans doute la raison pour laquelle le cahier de laboratoire du physicien Pierre Gilles de Gennes était si calligraphié : de la sorte, les possibilités d’erreur étaient réduites. Toutefois, avec cet exemple, on n’est qu’au tout début de la question, comme quand je considérais le thermomètre. Pour les calculs complexes, c’est comme pour les appareils d’analyse élaborés, à savoir que la complexité apporte avec elle bien plus de possibilités de se tromper, d’où les nécessaires validations, d’où le soin constant que nous devons apporter à nous assurer de nos travaux. On comprend alors qu’il n’est pas possible de publier vite des résultats scientifiques, car ceux-là ne s’obtiennent pas d’un claquement de doigt, et, au contraire, je crois que nous devons absolument considérer comme une faute la publication rapide de résultats.
Je propose, en conséquence, que les institutions scientifiques abandonnent cette insistance qu’ils ont que les chercheurs publient beaucoup. Bien sûr, il ne faut pas laisser des idées dans des tiroirs, mais je ne crois pas bon de publier des idées insuffisamment validées, et, sans être complètement paradoxal, je propose que les institutions scientifique en viennent même à pénaliser les publications trop nombreuses de certains, car il n’est pas possible qu’elles soient de bonne qualité… sauf exception bien évidemment, car il y a des individus plus actifs que d’autres.
On aura maintenant compris j’espère mon idée du Ragnarok. Pour toute activité humaine, et pour toute activité scientifique en particulier, nous ne devons pas craindre le Ragnanok, mais lutter pour qu’il ne survienne jamais. Et c’est ainsi que les sciences de la nature seront encore plus belles.
Finalement, les mythologies alémaniques, disons alsaciennes, sont une invitation à faire mieux, à devenir pleinement humains.
vendredi 15 août 2014
Quelle est la question à laquelle je ne pense pas ?
Quand on effectue des travaux scientifiques, la question posée en titre s'impose à nous à chaque instant.
Un exemple récent : un étudiant en stage au laboratoire devait utiliser de l'acétaldéhyde pour une expérience. Il avait prévu de peser une certaine quantité d'acétaldéhyde, de la mêler à une certaine quantité d'eau en vue d'une expérience ultérieure.
Tout cela semble bien anodin, mais quand on manipule des quantités aussi petites que des milligrammes, ce qui est à peine pesable sur des balances de grande précision, tout ce complique. En particulier, notre ami ignorait que l'acétaldéhyde peut s'évaporer, de sorte que la quantité finalement présente au cours de l'expérience pouvait différer notablement de celle qu'il voulait utiliser.
Je lui ai donc conseillé de faire une expérience préalable, qui consistait à poser un verre de montre sur une balance de précision, à déposer une goutte d'acétaldéhyde, et à peser à intervalles réguliers.
A ce stade, on voit déjà qu'une certaine culture s'impose, pour faire l'expérience : qui ignore que l'acétaldéhyde s'évapore rapidement, surtout en été, quand il fait chaud dans le laboratoire, n'aurait pas eu l'idée d'aller faire cette expérience préliminaire. Bien sûr, une bonne méthodologie peut nous aider. Par exemple l'emploi de l'acétaldéhyde doit être précédé de la lecture des fiches de sécurité lesquelles ne montrent pas de toxicité particulière, mais signalent les inflammabilités, des pressions de vapeur saturante, etc. Une lecture critique de ces données aurait pu faire penser que l'acétaldéhyde s'évaporait, et qu'il valait donc mieux en suivre l'évaporation, afin, ultérieurement , de connaître les phénomènes pouvant survenir lors de l'expérience.
L'étudiant fit donc l'expérience, et, consciencieusement, il releva les masses au cours du temps. Pourtant, tout était faux, encore une fois par ignorance (j'insiste : ce n'est pas une faute, seulement une caractéristique universelle que nous pouvons nous efforcer de combatttre) : voulant bien faire, il utilisa une balance placée sous une hotte aspirante, afin d'éviter la toxicité de ce composé organique. Toutefois les balances de précision sont très sensibles aux courants d'air, et celle-ci étant placée dans un courant d'air constant, elle marquait une valeur constamment fausse. Notre ami aurait été alerté si la balance avait divagué... mis elle divaguait de façon invisible. Il fallait arrêter l'aspiration pendant la mesure, et la réarmer juste après.
Toutes précautions prises, notre ami observa une diminution rapide de la masse, dans un premier temps, avant une diminution plus lente.
Il se mit à imaginer mille phénomènes compliqués... omettant la possibilité que le petit volume enclos dans la balance (il y a des portes en verre que l'on ferme pour éviter les courants d'air) pouvait se saturer de vapeur d'acétaldéhyde. Une fois la pression de vapeur saturante établie, l'évaporation devait ralentir, le liquide étant en équilibre avec la vapeur. Autrement dit, notre ami ne mesurait pas l'évaporation libre de l'acétaldéhyde, mais plutôt l’établissement de l'équilibre entre le liquide et la vapeur. Il aurait fallu garder la balance ouverte, afin que les vapeurs soient éliminées, et, mieux, utiliser un léger courant d'air pour entraîner les vapeurs afin qu'elles ne modifient pas l'évaporation.
Cette fois, notre ami aurait-il pu dénicher le diable caché dans les détails expérimentaux ? Là encore, il fallait connaître la pression de vapeur saturante, et analyser le système. L'analyse n'est pas le plus difficile pour un esprit clair, mais la connaissance de pression de vapeur saturante s'invente difficilement, et, surtout, elle aurait imposé de retracer le chemin de nombreux grands scientifiques du passé. L’enseignement scientifique sert précisément à cela : nous mettre, nains, sur les épaules de géants.
Finalement, la question « quelle est la question à la quelle je ne pense pas », est une question terrible, puisqu'elle nous renvoie à notre culture scientifique, puisqu'elle nous dit que nous ferions bien de ne rien ignorer des travaux de ceux qui nous ont précédés. Nous pouvons avoir confiance dans notre esprit analytique, mais cela est insuffisant, et nous serions bien avisés de compter sur les forces de la collectivité, celle de notre temps comme celle du passé, celle des différents laboratoires du monde, pour parvenir à des expérimentations fiable.
Dans les publications scientifiques, le rôle des rapporteurs est essentiel, puisqu'il permet parfois de pointer ainsi les taches aveugles que nous avions. Bien sûr, nous avons intérêt à grandir, mais pourquoi nous priver du bonheur de collaboration avec des collègues remarquables ?
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