mardi 15 août 2023

Retour sur la viande in vitro

 Dans un des  numéros de la revue Pour la Science, je discute la question de la "viande artificielle, tant il est vrai que fut grand, récemment, l'émoi (mais on s'émeut souvent de pas grand chose, ces jours-ci) soulevé par l'annonce (il faut bien emplir les journaux télévisés) de viande in vitro, disons plus justement de culture de cellules musculaires. 

Chacun y est allé de ses arguments de mauvaise foi, de certains technologues qui annonçaient une  production durable de viande  jusqu'au monde de l'élevage qui refusait de nommer viande les produits proposés. 

Il y avait aussi ceux qui prenaient des airs horrifiés, en soulignant le prix exorbitant des "steaks hachés" qui avaient été consommés : leGuardian titrait >Synthetic meat: how the world's costliest burger made it on to the plate, expliquant que le coût était de 325 000 dollars. 

Ne devrions-nous pas relire ce merveilleux Louis Figuier, qui, dans ses Merveilles de l'industrie (un titre à méditer, à l'heure où l'on parle trop rapidement de "formation par la recherche") écrit : 

Une des principales branches de la richesse publique en Europe, c'est aujourd'hui le sucre de betterave. Mais, au début, lorsque le chimiste de Berlin, Margraff, annonça l'existence d'un sucre cristallisable dans la racine de betterave, on était loin de s'imaginer que l'extraction de ce sucre fût possible industriellement. Margraff écrivait en 1747 qu'il ne se chargerait pas de fournir le nouveau sucre à 100 francs l'once. Aujourd'hui le sucre de betterave revient, dans nos usines du Nord, à 50 centimes le kilogramme, et sa fabrication enrichit notre trésor public de revenus énormes ; elle alimente d'innombrables usines, et occupe des milliers d'ouvriers.

lundi 14 août 2023

La beauté est dans l'oeil de celui qui regarde... la poussière

 
Que mes amis me pardonnent : j'ai propagé bêtement l'expression « poussière du monde ». 

La poussière du monde, c'est tout ce qui aurait été sans intérêt : les conversations politiques stériles (on ne convainc hélas jamais), le pain et les jeux (cela empêche les révolutions depuis l'Antiquité : quand le « peuple » est nourri et amusé, il est calme), les hochets de la vanité (de la voiture à la décoration)... 

L'expression n'est pas de moi : je l'avais trouvée il y a longtemps dans les propos sur la peinture du moine japonais Shitao (en français : Citrouille amère). Cela m'avait intéressé, retenu, et j'avais diffusé l'idée autour de moi. 

 

Grave erreur ! Je me repens ! Rien du monde n'est insignifiant, et c'est à moi d'aller voir la beauté, d'aller mettre de l'intelligence dans les moindres mots de mes interlocuteurs et de moi-même, dans les moindres actes, dans les moindres particularités du monde. 

D'ailleurs, dans mes discours, mes cours, à moi d'aller toujours y loger la Raison, l'Esprit des sciences quantitatives, lequel se fonde sur le Nombre ! Une femme ou un homme politique évoque des questions d'énergie ? Cherchons à évaluer quantitativement ses propos. Un interlocuteur évoque devant nous sa voiture : analysons cette déclaration à l'aune de la théorie de l'évolution. Un match de football ? De quelle matière est le ballon, pour résister si bien à des coups de pied ? Comment son cuir a-t-il été tanné ? Quelle matière des synthèse pourrait-elle remplacer avantageusement le cuir ? 

 

Décidément, les Jésuites avaient bien raison de dire qu'il ne faut pas vivre en tant que Chrétien, mais en Chrétien : pour celui qui vit en physico-chimiste, la poussière du monde n'existe plus !

dimanche 13 août 2023

Comment faire une gelée d'ananas ?

 
Comment faire une gelée d'ananas ? 

La question se pose à tous ceux qui veulent varier la nature des fruits dans les bavarois ou les aspics. Bien sûr, on peut mettre des pommes, des poires, des fraises, des abricots... Mais puisque l'ananas est un des grands fruits dont nous disposons, on en vient rapidement à vouloir faire une gelée d'ananas... et là, patatras ! Quand on met du jus d'ananas frais (bien plus intéressant que du jus chauffé) avec de la gélatine, la gelée ne prend pas, qu'elle soit ou non mêlée de crème fouettée, de sucre... Par hasard, les cuisiniers ont observé que la gelée prend si le jus a été chauffé, mais alors le goût est bien différent, et la fraîcheur de l'ananas est perdue. 

D'où la question  : comment faire une gelée d'ananas ? Cette question a traversé les décennies, les siècles, et elle n'a pas eu de solution, parce que la technique n'était pas à même de lui en donner. Comment en aurait-elle eu ? 

C'est à ce stade de blocage que les sciences de la nature s'imposent absolument, pour une saine technologie. Les sciences ont montré que certains végétaux contiennent des enzymes nommées collagénases, ou protéases, qui dégradent les protéines. Or la gélatine qui structure classiquement les gelées est précisément une protéine, de sorte que les enzymes dégradent les protéines qui devraient gélifier. 

La science a identifié que les enzymes sont inactivées par la chaleur : c 'est un fait que les protéases chauffées perdent leur capacité catalytique, et cela explique pourquoi on peut réaliser des gelées d'ananas à partir des jus d'ananas chauffé 

Comment faire des gelées à partir de jus non chauffé ? L'application de hautes pression est une première solution, car ces pressions dénaturent les protéines, et notamment les enzymes. 

Mais analysons, si les protéases attaquent les protéines gélifiantes, pourquoi ne pas remplacer les protéines gélifiantes par d'autres composés qui ne seraient pas sensibles aux protéases ? L'exploration du monde a conduit à l'identification de bien d'autres polymères gélifiants que les protéines  : alginates, carraguénanes... 

De ce fait, on parvient très bien à faire gélifier à partir de ces composés non classiques, non traditionnels pour le monde occidental. La conclusion est claire : de l'innovation est possible quand les sciences quantitatives, les sciences de la nature, sont utilisées.

samedi 12 août 2023

Une phrase, une référence

 
 Le "jeu de la publication scientifique" est évidemment compliqué par les relations humaines entre les "chers collègues" (cela date du XIIe siècle que l'on dise que Dieu a couronné le monde avec le Professeur d'université, mais que le Diable a ensuite produit le "cher collègue"), mais il y a quelques règles. 

Sortant de plusieurs rapport que je devais faire pour des revues, j'aurais tendance à vous inviter à transmettre autour de vous, notamment aux étudiants qui font des rapports, des thèses, des articles, que la science doit justifier tous ses dires. 

D'où une première règle "Une phrase, une référence". 

Et, évidement, la référence doit être celle d'un document de bonne qualité. D'autre part, il y a une faute fréquente, et facile à dépister : jamais d'adjectif ni d'adverbe, que l'on remplacera toujours par la réponse à la question "Combien ?"... tant il est vrai que la fondation des sciences de la nature est un acte de foi : le monde est écrit en langage mathématique (comptez sur moi pour être capable de vous interpréter cela d'une façon qui réfute d'avance certains tenants des science studies ; j'insiste, j'ai écrit "certains"). 

Et là, hélas, je suis sur une note amère à la fin d'un billet qui veut rendre service. Impossible, pour quelqu'un qui propose que ce soit une politesse de voir la bouteille plus qu'à moitié pleine. 

Réconfortons donc nos jeunes amis : il existe de "belles personnes", des rapporteurs attentifs et aidants, des collègues si intéressés par les sciences de la nature qu'ils dépassent les mesquineries que trop craignent. La boutade initiale est une boutade, et il existe des épistémologues remarquables : je vous invite à lire, sans attendre, les livres du défunt Jean Largeault, qui était un puits de science. Et pour avoir une idée de la personnalité de cette homme, n'hésitez pas à assister aux cours d'Anne Fagot-Largeault, dont il était l'époux. 

Vive l'Etude !

vendredi 11 août 2023

Questions de formation

 
Note liminaire : dans ce qui suit, je restreins (abusivement, mais cela ne concerne que ce billet) la science aux sciences de la nature. 

 

On a souvent fait l'hypothèse (je retiens ce mot) que "la science est une excellente formation". 

D'abord, est-ce la science au sens de la connaissance ?
Ou bien la recherche, au sens de la pratique ?
Ou... 

Et puis, ne soyons pas des enfants ("Un homme qui ne connaît que sa génération est un enfant", disait Cicéron) : la formation des jeunes esprits ne s'est pas toujours faite par la "science", mais aussi par le grec, ou par le latin, ou par la rhétorique, ou par les lettres... 

Qui nous prouve que la "science" serait une meilleure méthode ? Ou les mathématiques ? Pourquoi pas l'histoire ? Ou l'éducation physique ? 

Certes, dans notre monde très technique, il est certain que les économies ont besoin de personnel techniquement avancé, et l'on analyse que la technologie se fonde sur les résultats de la science, qu'il faut comprendre, avant de sélectionner ceux qui doivent être appliqués. 

Mais, une question iconoclaste, pour moi qui ne rêve que de recherche scientifique : est-il préférable de former les technologues (et les autres) par la science (laquelle : pratique ou résultats?), ou bien serait-il préférable de former les scientifiques par la technologie ou la technique ?

jeudi 10 août 2023

Science et concurrence


Ce matin, une question d'un étudiant : 

 

Votre travail est-il sujet à la concurrence ?

 

Je ne le sais pas, et je m'en moque, parce que j'ai des questions par milliers : la simple probabilité que quelqu'un fasse la même chose que moi est infime. 

D'autre part, imaginons quelqu'un qui s'intéresse à la même chose que moi : ce serait donc un ami, pas un concurrent. 

C'est ainsi que, en 1986, j'ai téléphoné à Nicholas Kurti, que je ne connaissais pas, et dont on m'avait dit qu'il faisait comme moi. En réalité, il était physicien, et moi physico-chimiste, et c'est devenu,  dans la seconde où je lui ai parlé,  un ami merveilleux. Enfin quelqu'un qui s'intéressait aux mêmes sujets que moi ! Nous nous téléphonions chaque jour, plusieurs fois par jour, et il refaisait à Oxford les expériences que je faisais à Paris, et vice versa. 

Nous avons ensemble créé la gastronomie moléculaire, les Congrès internationaux de la discipline, nous avons fait des conférences en commun, des livres, des articles... Quel bonheur, et quelle tristesse quand il est mort, en 1998. 

La concurrence ? C'est une question de quelqu'un qui a "peur". Pour moi, j'avance, je défriche, et qui m'aime m'accompagne. Je n'ai pas peur, au contraire, je ne supporte guère le connu, et il me faut l'inconnu. C'est cela, aussi, l'état d'esprit de la recherche scientifique. Il faut que j'apprenne sans cesse, par moi même, que je parte à la découverte du monde. 

C'est un vrai bonheur, et encore plus de bonheur quand on est entre amis. La concurrence ? Impossible, parce qu'il y a un "style", en science. Par exemple, Pierre Gilles de Gennes, que j'ai bien connu, avait un style très particulier. Jean-Marie Lehn, extraordinaire chimiste (aidez moi s'il vous plaît à militer pour qu'il ait un second prix Nobel, pour ses travaux sur l'auto-organisation)  a un style très à lui. 

La recherche scientifique se fait, ainsi, de façon très idiosyncratique, stylée : comment voulez vous que deux individus puissent avoir le même style, puisque le style, c'est l'homme, disait Buffon.

mercredi 9 août 2023

La gastronomie moléculaire ? C'est une science de la nature, et pas une technologie

 Partons de cette question lancinante des rapports de la science et de la technologie, une question compliquée par l'ego de chacun, assorti du goût personnel pour la science ou pour la technologie, et rendue confuse par l'espèce d'aura qu'aurait la science, connaissance qui serait "pure" (un mot bien compliqué), tandis que la technologie serait appliquée, utilitaire, "impure", donc.

Je déteste ce débat pourri, à la base, par les préjugés, les fantasmes, les prétentions, la prétendue pureté d'une connaissance qui n'a d'autre objectif qu'elle-même, la prétendue impureté d'une connaissance liée à l'action... 

 

Essayons donc de dépasser ces projections, ces fantasmes, afin de mieux comprendre. 

 

On parlera de sciences de la nature pour l'exploration des phénomènes, et de technologie pour l'étude des techniques, puisque c'est là le sens véritable de ces deux mots. 

On criera "Vive les sciences de la nature" à condition de ne pas oublier de clamer aussi "vive la technologie". 

On dira que l'on peut perdre son âme à l'étude sans autre but que l'étude elle-même, et l'on dira que l'on peut perdre son âme à la recherche d'applications détestables (les gaz de combat...), mais on dira aussi que la découverte de mécanismes nouveaux de phénomènes inédits repousse les limites de la connaissance, cette connaissance qui contribue à notre humanité, et l'on dira aussi que c'est la technique qui nous fait véritablement humain, que la tête et la main sont indissociables, comme le savoir et la technique. 

 

Cela étant posé (mais cela devra être répété de façon lancinante, encore et encore), nous pouvons revenir à la question "locale" de la science et de la technologie, dans le cas particulier de la gastronomie moléculaire. 

La gastronomie moléculaire est-elle science de la nature ou technologie ? 

La réponse est claire : elle est science de la nature, parce que c'est cette "case" qui avait été vue manquante dans les années 1980 avec mon vieil ami Nicholas Kurti. Nous avions bien identifié que, puisque la science des phénomènes culinaires restait très rudimentaire, il y avait une activité spécifique qui devait être créée, et qui a été nommée gastronomie moléculaire. 

C'était clair, c'est clair, cela reste clair. 

Pour autant Nicholas et moi-même avions un deuxième (voyez : je n'ai pas écrit "second") objectif, voisin de la gastronomie moléculaire, et qui ne se confondait pas avec elle : la rénovation des techniques culinaires, activité véritablement technologique, et à la quelle j'ai donné ultérieurement le nom de cuisine moléculaire. Les choses sont donc claires :  il y a la science  qui a été nommée gastronomie moléculaire, et il y a une activité technologique qui a été nommée cuisine moléculaire ; plus tard est apparue  la cuisine note à note, un pan de rénovation très spécifique et inattendu à l'époque.