Ah, la poussière du monde ! Cette idée m'avait été donnée par le moine Citrouille Amère, surnom de Shitao, un peintre chinois qui produisit un remarquable traité de peinture, intitulé L'Unique Trait de Pinceau.
Je ne comprends pas bien pourquoi, mais les cultures chinoises ou japonaises m'ont longtemps ébloui (et j'utilise le terme à bon escient), au point que j'ai "gobé" bien des idées que je récuse aujourd'hui. La question de l'unique trait de pinceau, par exemple, me semble aussi fausse que la critique des "cuisines d'assemblage" par les cuisiniers français classiques.
Pour le cas de la cuisine, il s'agirait de produire le plat d'un coup, et de ne pas superposer des éléments cuits séparément. Par exemple, pour une tarte au citron meringuée, il faudrait cuire en une fois la pâte, avec sa garniture, et sa meringue... ce qui est sans doute impossible théoriquement si l'on veut une pâte bien croustillante, une garniture bien moelleuse et une meringue parfaite ; celui qui superposerait pâte cuite à part, garniture cuite à part et meringue cuite à part serait sanctionné, lors des épreuves des Meilleurs Ouvriers de France... alors que, paradoxalement, le résultat serait supérieur.
De même, selon Shitao, il faudrait peindre d'un trait, sans reprise, sans rature, parce qu'il serait impossible de corriger un trait erronné, ce qui imposerait une longue méditation avant de tracer les traits. Mais, là encore, en vertu de quelle loi ne pourrait-on pas corriger ? Après tout, les gommes ne sont pas faites pour les chiens !
C'est ce même Shitao, donc, qui m'avait communiqué cette idée de "poussière du monde" qu'il aurait fallu combattre, afin d'être capable de produire une oeuvre d'art. D'où la méditation, notamment. Il aurait fallu se vider l'esprit pour que seul l'unique trait de pinceau puisse advenir correctement.
Longtemps, j'ai propagé l'idée de la poussière du monde, en y voyant les imbécilités que le monde ne cesse de sécréter, les platitudes, les lieux communs, les clichés, les conversations insignifiantes faites pour "meubler", pour créer le lien social sans autre support que cette volonté implicite de socialité.
Mais il ne suffit pas d'énoncer un mot pour faire exister un concept : carré rond, père Noël... Et la poussière du monde existe-t-elle vraiment ?
Je crois, finalement, que c'est nous qui la sécrétons, et pas le monde ! C'est nous qui admettons des discussions insignifiantes, qui y participons. C'est nous qui, souvent par timidité, acceptons cet avatar du Guide de la conversation et des bonnes manières, qui permettait, lors des dîners bourgeois, de ne parler ni de religion, ni d'armée, ni de politique. C'est nous qui nous vautrons dans l'énoncé du dernier film ou roman à la mode, fut-il écrit par un petit marquis dont la prétention n'est égale qu'à l'incapacité à écrire des phrases correctement agencées (sans parler de rhétorique, bien sûr, dont ils ignorent tout). C'est nous, donc, qui sommes responsables de la poussière du monde, et non le monde qui voudrait nous empoussiérer.
Dans la mythologie alsacienne, partie ensuite en Allemagne, puis dans les pays du nord de l'Europe, il y a ce concept du Ragnarok, ce moment où les Géants viendront combattre les dieux, raison pour laquelle ces derniers recrutent des guerriers qui occupent le Valhalla. Les Géants ? Dans une certaine acception de la mythologie, ils seraient l'équivalent de cette poussière du monde engendrée par le monde... mais on se souvient que je propose plutôt que nous soyons les créateurs de la poussière. De même, les Géants sont dans les dieux, et pas des entités menaçantes extérieures. Nous portons en nous la responsabilité de faire exister le monde, avec ses Géants, sa poussière. Une fois que l'idée est claire, il devient plus facile d'éviter poussière et Ragnarok, poussière du monde et fin du monde.
Mieux encore : jusque ici, ce billet est négatif ; il refuse la poussière du monde, il refuse l'existence de la poussière du monde. Plus positivement, la question n'est-elle pas de faire advenir beauté et intelligence. Elles sont en nous, mais comment les faire advenir ? Savoir qu'elles sont en nous nous fait un devoir de les en extraire, pour que, tel un soleil, elles éclairent notre vie. Nous les obtiendrons à force de travail, de soin, de patient labeur...