Ce matin, une question d'un étudiant :
Votre travail est-il sujet à la concurrence ?
Je ne le sais pas, et je m'en moque, parce que j'ai des questions par milliers : la simple probabilité que quelqu'un fasse la même chose que moi est infime.
D'autre part, imaginons quelqu'un qui s'intéresse à la même chose que moi : ce serait donc un ami, pas un concurrent.
C'est ainsi que, en 1986, j'ai téléphoné à Nicholas Kurti, que je ne connaissais pas, et dont on m'avait dit qu'il faisait comme moi. En réalité, il était physicien, et moi physico-chimiste, et c'est devenu, dans la seconde où je lui ai parlé, un ami merveilleux. Enfin quelqu'un qui s'intéressait aux mêmes sujets que moi ! Nous nous téléphonions chaque jour, plusieurs fois par jour, et il refaisait à Oxford les expériences que je faisais à Paris, et vice versa.
Nous avons ensemble créé la gastronomie moléculaire, les Congrès internationaux de la discipline, nous avons fait des conférences en commun, des livres, des articles... Quel bonheur, et quelle tristesse quand il est mort, en 1998.
La concurrence ? C'est une question de quelqu'un qui a "peur". Pour moi, j'avance, je défriche, et qui m'aime m'accompagne. Je n'ai pas peur, au contraire, je ne supporte guère le connu, et il me faut l'inconnu. C'est cela, aussi, l'état d'esprit de la recherche scientifique. Il faut que j'apprenne sans cesse, par moi même, que je parte à la découverte du monde.
C'est un vrai bonheur, et encore plus de bonheur quand on est entre amis. La concurrence ? Impossible, parce qu'il y a un "style", en science. Par exemple, Pierre Gilles de Gennes, que j'ai bien connu, avait un style très particulier. Jean-Marie Lehn, extraordinaire chimiste (aidez moi s'il vous plaît à militer pour qu'il ait un second prix Nobel, pour ses travaux sur l'auto-organisation) a un style très à lui.
La recherche scientifique se fait, ainsi, de façon très idiosyncratique, stylée : comment voulez vous que deux individus puissent avoir le même style, puisque le style, c'est l'homme, disait Buffon.