dimanche 20 août 2023

Cuit et recuit

 
Ce matin, une correspondante m'écrit : 

 

La question que je me pose et que je vous soumets est celle-ci : comment se fait-il que certains plats cuisinés à ce jour sont meilleurs le lendemain ? Et j'ai noté cela surtout pour les légumineuses, et les mélanges céréales/légumes. Peut-être en existe-t-il d'autres, mais les constatations sur ces plats sont évidentes.

 

Et voici ma réponse : 

 

Chère Madame Merci pour votre message, et pour votre lecture qui m'honore. La première question est le « meilleur », car le bon, c'est le beau à manger. Or l'histoire de l'art a amplement montré que le beau des uns n'est pas celui des autres. La musique, la peinture, la littérature ont réfuté l'idée d'un beau universel. Il en va de même pour la cuisine, sans doute. D'ailleurs, j'ai même rencontré des individus qui aimaient les œufs durs trop cuits, avec odeur de soufre, cerne vert et blanc caoutchouteux, alors que cela me semble une abomination. 

Bref, ne sachant pas ce qu'est le bon dans l'absolu, je ne peux pas savoir ce qu'est le meilleur. Je ne sais qu'une chose : ce qu'est le bon pour moi, et le meilleur pour moi. Il resterait donc le fait que le goût des mets change quand on les recuit le lendemain. 

Et là, même dans mon appréciation personnelle, ce n'est pas toujours une réussite. Oui, une viande longuement cuite bénéficie d'un temps supérieur de dissolution du tissu collagénique, de la formation d'acides aminés sapides. Oui, certaines durées de cuisson augmentées permettent de bien dégrader la paroi cellulaire, et d'attendrir... mais, inversement, une surcuisson des légumes verts leur fait perdre leur couleur fraîche, et j'avais présenté il y a quelques années un travail qui montrait que la recuisson du poulet rôti faisait apparaître un goût de carton. 

Enfin, dans un séminaire de gastronomie moléculaire, nous avons une idée des professionnels, à savoir que le goût des terrines de campagne disparaît quand la cuisson est prolongée plus d'une heure et quart. 

 

Bref, je ne crois pas que les constatations soient « évidentes ». Au contraire, je crois que nous avons beaucoup à faire pour quantifier les phénomènes... parce que tout cela est complètement inconnu ! Avec mes respectueux hommages.

samedi 19 août 2023

On me demande un plat note à note...

Ce matin, deux jeunes filles m'écrivent : 

 

Bonjour monsieur, Nous sommes élèves en classe de seconde, et nous avons choisi de faire un dossier de sciences et laboratoire sur le thème des transformations culinaires avec la cuisine note à note. Nous avons acheté votre livre, et aimerions avoir quelques informations supplémentaires. Pouvez vous nous aider en nous expliquant : le travail des molécules, et comment est-ce possible de faire s'assembler des molécules et ensuite consommer des produits chimiques; de plus pouvez vous nous donner une recette de cuisine simple a faire devant nos camarades en laboratoire afin de leur expliquer cette formation d'aliments. Nous vous remercions, en espérant une réponse qui pourrait fortement nous avancer dans notre projet. Cordialement.

 

Ma réponse : 

 

Bonjour 

1. Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire par "le travail des molécules". 

2. Pour "comment assembler des molécules, là encore j'ai un doute : quand vous faites cristalliser du sel, vous provoquez bien l'assemblage des ions sodium et chlorure, non ? Et quand vous faites une émulsion, en fouettant de l'huile dans de l'eau, à l'aide de gélatine comme tensioactif, vous faites bien une organisation moléculaire. 

3. Consommer des produits chimiques ? J'ai bien peur qu'il y ait une confusion, entre molécules, composés, produits, produits chimiques. Supposons que les "produits chimiques" soient des produits synthétisés. La cuisine note à note ne se fonde pas sur de tels produits (elle peut les utiliser sans difficulté du moment qu'ils sont sains), mais sur l'usage de "composés purs". Le saccharose, l'amylose, l'amylopectine, etc. 

4. Pour une recette, il y en a plein en fin de livre, mais vous pourriez faire la suivante : 

- prendre 20 g d'eau

- ajouter 5 g de protéines d'oeuf (principalement de l'ovalbumine)

- émulsionner 200 g d'huile (triglycérides)

- ajouter 50 g de sucre (saccharose)

- ajouter une pincée de sel

- ajouter colorant (si possible de synthèse ;-) )

- ajouter une goutte d'arôme amande (supermarché : c'est du benzaldéhyde en solution)

- cuire  au four à micro-ondes jusqu'à gonflement bien net (pas plus)

- démouler, servir.

 

Ce plat se nomme un "dirac"
Bon appétit 




vendredi 18 août 2023

Ai-je assez expliqué qu'il ne faut pas parler de réactions de Maillard

 L'article "définitif" qui l'explique sur trouve sur HAL : https://hal.science/hal-04101810/

Bonne lecture

Quel modèle avons-nous de la matière ?

 

J'ai récemment interrogé des amis à propos de la représentation mentale qu'ils se faisaient des atomes... et j'ai été surpris des réponses.

Comme je me doutais que la question était difficile, que je voulais être certain d'être bien compris en la posant,  j'ai fait aussi pratique et concret que possible  : la question que je posais à mes amis était la suivante  "Je verse du sel sur la table, on voit des petits grains blancs, j'en isole un. Quelle est sa structure interne ? Comment est-ce organisé à l'intérieur ?

La première personne à qui j'ai posé la question était un médecin et,  après des contorsions, cette personne  m'a avoué, un peu gênée, qu'elle ignorait absolument tout de cette structure interne. Elle m'a dit qu'il y avait des atomes, mais c'était tout.
Puis, quand j'ai repris la question avec un électricien et une infirmière, le mot atome n'a pas été prononcé, et la représentation mentale était analogue à une page blanche.

Cela fait des décennies que je le dis, mais le constat s'impose : le public ne sait rien de la constitution moléculaire et atomique de la matière. Nos vulgarisations scientifiques sont donc trop souvent des récits un peu poétiques, des histoires à endormir les enfants, mais pas véritablement des explications.

Qu'attendais-je comme réponse ? Dans le cas du sel, les cristaux sont comme des empilements réguliers de cubes, sauf que les cubes sont des atomes.
Sont-ils cubiques me demandent mes interlocuteurs ?  Non. Sont-ils des boules ? Non plus ; ce sont des objets dont la forme est compliquée à supposer qu'il y ait un sens à parler de la forme d'un atome. Evacuons la discussion, en revenant sur le fait que ces objets  sont empilés régulièrement dans les trois directions de l'espace.

Évidemment, les chimistes m'objecteront que les cristauxc de sel ce sont plutôt des empilements d'ions, et non pas d'atomes, mais je réponds que, pour la vulgarisation, c'est un détail très gênant, très inutile, et qu'il vaut bien mieux parler d'atomes sachant que les ions sont des atomes qui ont perdu ou gagné quelques  électrons, mais qui gardent essentiellement leur structure d'atomes.
Il y a également la question de l'empilement et, là,  on a peut-être intérêt à expliquer que ces cubes s'attirent comme des aimants. Bien sûr, je sais que les forces sont électriques et non pas magnétiques, mais je rappelle que nous devons partir d'une page blanche et qu'il sera bien temps, plus tard,  d'introduire des subtilités de ce type.

Ayant fait cette expérience à propos du sel, je l'ai répétée à propos de la vodka (la considérant comme une solution d'éthanol dans l'eau à 40 °).
Là,  le médecin a su me dire que qu'il y avait des molécules dans le liquide, mais sans pouvoir en dire plus sur la répartition des molécules d'éthanol et des molécules d'eau, ni sur leurs éventuels mouvements.
Pour les autres, c'était encore une page complètement blanche.

Comment on arrive t-on à une telle situation ? Le médecin m'a déclaré que sa compétence était tout autre, quelle était surtout de savoir approprier des traitements à des symptômes et à reconnaître des maladies particulières, compétences pour lesquelles la connaissance atomique ou  moléculaire du monde n'est jamais sollicitée.
Pour les autres, le monde où ils vivent n'effleure même pas la question posée ; ils sont dans un monde tout différent, sans intersection.

Ma conclusion et que nous devons absolument ne pas surestimer les connaissances de nos interlocuteurs quand nous expliquons des résultats scientifiques. Nos explications ne doivent jamais faire l'économie de bases qui nous semblent élémentaires !

Un don ? Non, du travail



Un correspondant aimable m'écrit à propos de mon blog :

"La vulgarisation est un don pour celui qui l'exerce et un cadeau pour l'humanité".

C'est gentil à lui... mais je m'inscris en faux pour une partie : la vulgarisation n'est pas un don, mais du travail... et plus on devient bon scientifique, plus elle devient difficile, parce que l'on se souvient moins de ses propres difficultés.

Les dons ? Connais pas

Commençons par cette affaire de "don"... qui  me rappelle un ami, qui, récemment, m'a dit que, pour écrire, j'avais des "facilités".
Non, non, et non. Tout ce que j'écris me prend beaucoup de temps. Pour mes livres, par exemple, il me faut de nombreuses années avant que je sois prêt à lâcher un manuscrit à un éditeur. Et quand j'écris "nombreuses", c'est entre cinq et quinze.
Pour des textes plus courts, le fait que j'en fasse beaucoup n'est pas un signe de facilité ou de don, mais un temps passé très long... que personne ne voit. Je rumine, j'écris, j'y pense, je corrige, je rature, je réécris, je mets tout à la poubelle avant de recommencer, et c'est au bout d'un très long chemin.

Cela, c'est simplement pour les mots, qui sont écrits. Mais, avant les mots, il y a le choix des explications que l'on donne, et, là, c'est bien plus difficile (si l'on veut faire bien).
Plus difficile, parce que l'enjeu est de bien cibler les explications, de donner toutes les prémisses, toutes les "bases" qui sont nécessaires pour que nos interlocuteurs comprennent.
Et puis, il y a le choix du type de "chemin explicatif". Il semble logique d'aller du connu vers l'inconnu, mais une telle déclaration est simpliste, parce que :
- parfois, des approximations sont indispensables : lesquelles sont-elles supportables ?
- les sciences de la nature sont caractérisées par l'emploi du quantitatif, qui évite les discours inventés ; comment expliquer sans les équations qui fondent la science ?
- il peut y avoir plusieurs chemin, du connu vers l'inconnu : lequel choisir et pourquoi ?
 Bref, la vulgarisation, c'est avant tout du travail ! Et la "capacité" de la faire, voire de la faire bien, relève d'un long apprentissage, d'une pratique attentive, d'un travail acharné.

jeudi 17 août 2023

Apprenons à dégraisser des bouillons... comme au XXIe siècle

 
 Dégraisser d'un bouillon ? La question se pose quotidiennement dans les restaurants, car les cuisiniers ne cessent de préparer des bouillons, afin de confectionner les fonds dont ils mouilleront leurs préparations : ragoûts, daubes, sauces... 

Le matin, en arrivant, ils mettent donc des os et des viandes dans une casserole avec de l'eau, et ils chauffent doucement, à couvert, pendant plusieurs heures. À la suite de cette longue et douce cuisson, ils filtrent, afin de récupérer le liquide, dont ils doivent ensuite retirer la graisse qui surnage, avant de clarifier le bouillon. 

La clarification fera l'objet d'un autre billet, mais je veux commencer par considérer la question du dégraissage. À ce jour, les cuisiniers mettent le bouillon au froid, afin d'obtenir la solidification de la graisse, qu'ils retirent ensuite facilement. 

Toutefois ce refroidissement demande un long temps de repos. Autre possibilité : utiliser une cuiller ou une louche pour retirer la graisse qui se trouve à la surface du bouillon ; toutefois il faut peaufiner l'opération à l'aide d'un papier absorbant, ou d'un linge propre. Dans le premier cas, on allonge le temps de préparation, et dans le second, on fait un travail imparfait, qui gâche du papier absorbant ou qui salit un linge. 

 

On le voit, la pratique actuelle est loin d'être satisfaisante... parce que les ustensiles ne sont guère rationalisés. 

Analysons, donc : puisque la graisse flotte, on dégraisserait sans difficulté si nous pouvions soutirer le bouillon par le font du récipient qui le contient, en stoppant l'écoulement quand la graisse se présente à l'ouverture du point de soutirage, n'est-ce pas ? C'est précisément la fonction de ces "ampoules à décanter" que les chimistes utilisent quotidiennement : ces ampoules ont un gros corps, et un robinet dans la partie inférieure. Pourquoi ne pas les utiliser en cuisine ? J'ai fait cette proposition il y a environ 30 ans, mais je n'ai pas réussi à imposer ce système parce qu'il est souvent en verre, et que le monde culinaire sait bien que le verre est un matériau fragile, qui casse immanquablement. Toutefois il existe aussi des corps en métal inoxydable, que l'on peut visser sur un petit système extrêmement résistant, en téflon, muni d'une fenêtre en quartz, incassable. Les récipients peuvent contenir plusieurs litres, et il n'y a donc aucune hésitation à être moderne, à faire une cuisine du XXIe siècle, et non du Moyen Âge.


 

mercredi 16 août 2023

Quelques expressions à corriger, en vue de mieux comprendre

 
 Pendant longtemps, j'ai propagé cette idée de Lavoisier : pour faire de la bonne science, il faut de bons mots, parce que, disait-il en suivant Condillac, nous avons les phénomènes par la pensée, et nous manions les pensées à l'aide des mots. 

La relecture de Poincaré et de quelques autres semble montrer que, au moins consciemment, certains ne pensent pas avec des mots. Poincaré, par exemple, disait que sa plus grande difficulté était de mettre des mots sur les idées qui naissaient en lui. Je suis donc troublé, hésitant... de ce point de vue. 

En revanche, du point de vue de la communication, j'ai moins d'hésitation. Par exemple, je maintiens, à la suite de Louis Pasteur, qu'il existe pas de sciences appliquées, si les sciences considérées sont des sciences de la nature. 

Evidemment, si l'on prend le mot "science" dans l'acception de "savoir", comme dans "la science du cordonnier", alors c'est bien une science appliquée. Mais pour les sciences de la nature, impossible : il y a les sciences de la nature, d'un côté, et leurs applications, de l'autre, d'où le terme de technologie, dont je me suis déjà largement expliqué. 

 

Ces temps-ci, je tombe sur d'autres expressions idiotes. 

 

Par exemple "dépassement d'honoraires" : impossible, puisque si un médecin fixe des honoraires, il ne peut pas les dépasser, du moment que ces honoraires sont fixés. Et s'il augmente ses honoraires, il ne dépasse rien, puisque les honoraires fixés sont les honoraires. Je pose donc la question : quand on entend "dépassement d'honoraires", de quoi s'agit-il ? 

"Aliment naturel" : encore une imbécilité, car la nature, bien que le terme ait évolué, reste ce qui n'a pas fait l'objet de transformations par l'être humain. Autrement dit, tous les aliments sont artificiels, ce qui est le produit de l'"art". J'en profite, d'ailleurs, pour répéter que la cuisine a trois composantes, que je redonne dans un ordre qui n'est pas le bon : technique (il faut que le soufflé gonfle), social (faire à manger, c'est dire "je t'aime")... et artistique, tant il est vrai que le  "bon", c'est le beau à manger. 

Et j'insiste : je ne parle pas des "arts de la table", du service, etc. mais seulement du contenu de l'assiette. 

Enfin, pour cette fois, il y a "conflit d'intérêt", qui m'insupporte, parce que seuls les humains ont des conflits. De quoi veut-on parler ? D'intérêts cachés. C'est cela, qui est malhonnête, pour un expert. Bref, très positivement, je propose : - de ne jamais accepter de prendre des experts qui n'ont pas d'intérêts (avoués, bien sûr) : ceux qui ne travaillent pas avec l'industrie ne connaissent pas le monde, et sont bien incapables d'en juger - de cesser d'utiliser cette expression idiote, et d'utiliser l'expression "intérêts cachés". Il est juste de demander aux experts de faire des déclaration d'intérêts (expression qui me semble également juste, dans sa littéralité)... et c'est ainsi que nous aurons une société plus éclairée. 

 

Bref, même si Lavoisier n'avait pas entièrement raison, pour ce qui est du processus de création scientifique, il n'avait pas tort du point de vue de la pensée : de la clarté dans le langage ne fait pas de mal !