Un correspondant m'interroge : comment faire des glaçons parfaitement transparents.
Je n'ai pas étudié la question expérimentalement, mais il me semble que les causes de trouble ne peuvent être que :
- la présence de bulles de gaz qui était dissous
- la précipitation de "sels" (disons des espèces minérales
De sorte que l'on devrait :
- utiliser de l'eau très pure
- chauffer l'eau pour chasser les gaz dissous, emprisonner l'eau ainsi chauffée dans une enveloppe hermétique aux gaz, avant de refroidir et congeler.
Qui me donnera le résultat de ces prévisions ?
Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
dimanche 27 mai 2018
lundi 14 mai 2018
Faut-il encore le répéter ? La cuisine ne sera jamais une science de la nature
Vers
une science culinaire ? Oui et non : tout dépend de ce que
l'on nomme « science ».
Contrairement
à ce que certains croient (en raison de déclarations fautives de
grands cuisiniers du passé), la cuisine ne sera jamais
scientifique, au sens des sciences de la nature que sont la physique,
la biologie... En effet, les sciences de la nature cherchent les
mécanismes des phénomènes, alors que la cuisine est l'activité de
production des mets. La raison de la confusion ? Le mot
« science » a souvent été utilisé dans l'acception de
« savoir », bien plus large que le sens qui est retenu
par les sciences de la nature, et l'on confond bien trop souvent la
rigueur avec la science.
Régulièrement,
certains répètent une citation d'Auguste Escoffier, surtout quand
ils sont accueillis dans l'Association des Disciples d'Escofffier :
la cuisine deviendrait un jour une science.
Une
science ? Le mot « science » a plusieurs acceptions,
mais, pour notre discussion, il faut en retenir trois, avant de
commencer la discussion:
- le
savoir, comme dans des expressions « la science du
coordonnier »
-
les sciences de la nature : chimie, physique, biologie
-
les sciences de l'humain et de la société
Escoffier
a donc écrit que la cuisine deviendrait une science. Soit, mais
quelle « science » ?
Si
c'est un simple savoir, certainement : d'ailleurs, de ce point
de vue, la cuisine ne deviendra pas une science, mais elle l'est
déjà, car tout cuisinier a un savoir.
En
revanche, la cuisine ne sera jamais une science de la nature, même
si elle devient plus rigoureuse. En effet, les sciences de la nature
ne sont pas simplement des activités précises, comme on le croit
souvent, mais des activités entièrement « spéculatives »
(Louis Pasteur a bien distingué les sciences -de la nature- et les
applications des sciences), qui ont une méthode qui consiste en :
(1)
observer un phénomène ;
(2)
le caractériser quantitativement (ici, quantitativement est le
mot essentiel : il faut des mesures, des nombres);
(3)
réunir les données quantitatives en « lois »,
c'est-à-dire en équations ;
(4)
chercher des théories quantitativement compatibles avec des lois
(par « théorie », il faut entendre « système
d'équations »);
(5)
chercher des conséquences des théories en vue de les réfuter par
des expériences
On
le voit, cette activité entièrement différente de la cuisine, que
cette dernière soit précise ou pas. Il ne s'agit pas, il ne peut
pas s'agir de produire des aliments, mais d'étudier.
La
cuisine pourrait-elle devenir alors une science de l'humain et de la
société ? Non, car la cuisine n'est pas une étude, mais une
production. Ne confondons pas le spéculatif et l'opératif… en
précisant que je ne mets pas l'un plus haut que l'autre. Ce ne sont
pas des activités comparables.
Quelques
grands anciens… qui n'ont pas toujours eu raison
Mais
avant Escoffier, il y avait eu Carême : « La cuisine se
veut également une science ». Que cela signifie-t-il ?
Manifestement, oui, la cuisine est associée à un savoir, et il y a
beaucoup de connaissance empirique dans la production d'aliments. Par
exemple, le cuisinier sait bien apprécier des consistances, des à
point de cuisson, ces moments où les émulsions sont sur le point de
tourner, etc.
De
sorte qu'il faut conclure que l'acception de Carême doit donc être :
un savoir.
Et
oui, l'activité culinaire est évidemment pleine de savoirs
techniques. Autrement dit, quand Carême dit que la cuisine est une
science, c'est une évidence.
Puis,
quand Carême indique « La science culinaire est plus
salubre à la santé des hommes que tous les doctes préceptes de
ceux qui prolongent les maladies par spéculation », c'est
bien, à nouveau, l'acception de savoir qu'il retient, pas celle de
science de la nature.
Les
cuisiniers français Urbain Dubois, Emile Bernard, Jules Gouffé ou
Joseph Favre poursuivent l'idée, mais quand ils disent utiliser des
mesures précises, ils ne font pas des sciences de la nature pour
autant, parce que la production, d'un côté, et la recherche
scientifique, de l'autre, n'ont rien de commun. La production
produit, alors que la science de la nature analyse en équations. On
gagnera à relire Louis Pasteur, qui a bien expliqué les
différences. Et l'on se contentera d'observer que oui, certains
cuisiniers sont précis, rigoureux.
Favre,
lui, évoque une « cuisine scientifique », qui serait,
de toutes les sciences, celle qui s'attache à l'art de bien préparer
les aliments ». Cuisine scientifique ? J'aimerais bien que
l'on me dise ce que cela signifie : quel est ici le sens de
scientifique ? Scientifique au sens de savoir ? Ou de
science de la nature ? Je propose de penser que, à nouveau,
cette citation est confuse. D'ailleurs, ce n'est pas le fait d'être
précis qui fait d'une activité une science de la nature ; une
cuisine précise est une activité technique précise, qui,
d'ailleurs, se double d'une composante artistique et d'une composante
sociale.
Passons
à cette citation d'Escoffier qui est reprise partout, et qui est
parfaitement fausse : « La cuisine, sans cesser d'être un art,
deviendra scientifique et devra soumettre ses formules, empiriques
trop souvent encore, à une méthode et à une précision qui ne
laisseront rien au hasard ».
Là
encore, je propose de penser que cette proposition est soit fausse,
soit tautologique. La cuisine ne deviendra jamais scientifique,
au sens des sciences de la nature, parce que, je le répète, la
cuisine est une production, et pas une recherche des mécanismes des
phénomènes. Et ce n'est pas parce qu'Escoffier était un grand
restaurateur que nous devons gober ses élucubrations pour autant.
D'autant qu'Escoffier, à ma connaissance, n'a jamais manié
d'équations, lesquelles, on le répète, sont l'essence même des
sciences de la nature.
Mais,
pour ne pas lasser, je propose de laisser de côté le sens de savoir
pour science, et d'introduire une nouvelle distinction, entre
technique, technologie, et science (de la nature).
La
cuisine, puisqu'elle est une production de mets, sera toujours une
activité technique et artistique (le bon, c'est le beau à manger),
assortie d'une composante sociale. Jamais, par principe, elle ne
pourra devenir scientifique, sans quoi elle ne serait plus une
activité de production de mets, mais une science de la nature, qui,
alors, ne serait précisément plus de la cuisine.
Et
c'est là la raison pour laquelle nous avons été conduit à créer
une discipline scientifique, au sens des sciences de la nature, sous
le nom de gastronomie moléculaire (à ne pas confondre avec
la cuisine moléculaire). Pour le reste des temps, il y aura donc la
cuisine, activité de production de mets, qui ne sera jamais une
science de la nature, et la gastronomie moléculaire, science de la
nature, qui ne produira jamais de mets.
Parfois,
certains citent Edouard de Pomiane, qui avait introduit le mot
« gastrotechnie » dans les années 1950, mais on trouvera
dans « Pourquoi
la cuisine n’est pas une science ?” (Sciences
des aliments,
2006, 26 (3), 201-210) une analyse de la
confusion intellectuelle qui conduisit à cette proposition.
Microbiologiste à l'Institut Pasteur, Pomiane fut célèbre de son
temps… mais ses ouvrages ne sont en réalité que des livres de
recette par un amateur (éclairé) qui, quand il évoque des
phénomènes physico-chimiques, écrit des absurdités.
Je
ne prends qu'un exemple parmi mille : Pomiane dit avec beaucoup
d'autorité qu'il faut un fouet en fil de fer, et un cul de poule en
cuivre, pour monter des blancs d'oeufs en neige, parce que cela
ferait un effet pile… mais n'importe qui peut s'amuser à monter
des blancs en neige avec un fouet en plastique dans un bol en
plastique, système où il n'y aura aucun « effet pile ».
Je tiens à la disposition de qui veut les réfutations des
prétentions scientifiques de Pomiane (pas à propos de
microbiologie, discipline où je ne suis pas compétent).
Plus
récemment Jean-Pierre Poulain propose que l'expression « cuisine
moléculaire » désigne l'application des connaissances de la
chimie et de la physique modernes à la cuisine. Puisque je suis
moi-même celui qui introduisit l'expression « cuisine
moléculaire », je peux témoigner que cela n'est pas
complètement faux, bien que, en réalité, j'ai défini la
cuisine moléculaire comme la forme de cuisine qui utilise des
ustensiles rénovés (par rapport à ceux de Paul Bocuse, dans la
Cuisine du Marché). Passer des ustensiles à l'application des
connaissances, il n'y pas grande différence, même si je propose de
conservation ma définition plutôt que celle de J.-P. Poulain.
Tout
cela étant posé, ayant j'espère avoir bien séparé la science (de
la nature) et la cuisine, il faut discuter une phrase que j'ai dite,
et qui prend un autre sens quand elle est sortie de son contexte.
Oui, la cuisine n'évoluera que si les cuisiniers la font évoluer.
J'aurais beau faire toutes les propositions de nouveautés que je
veux, la cuisine ne changera que si ces nouveautés sont mises en
œuvre. Mieux encore, il faudra poursuivre l'inlassable œuvre
d'explication, de présentation, de collaboration, afin que le monde
culinaire s'empare des nouvelles techniques proposées, notamment
dans la cuisine note à note.
Des faits
Les
faits
Hervé
This
Introduction.
Il se dit beaucoup de choses à propos
de la gastronomie moléculaire et de la cuisine moléculaire, il se
publie beaucoup de choses à propos des rapports entre la science et
la cuisine, et je vois une immense confusion.
Je vois surtout beaucoup d'idées
erronées à partir desquels s'élaborent des discours parfaitement
fumeux. Les âmes simples et honnêtes ne s'y retrouvent plus,
d'autant que les « marchands » ont généralement tout intérêt à
entretenir la confusion.
Par exemple, sur Internet, je vois la
gastronomie moléculaire, et même mes biographies ou ma
photographie, insérée au milieu de réclames pour des produits
variés. Je ne dis pas que ces produits sont mauvais, mais je dis
simplement que ni la gastronomie moléculaire ni moi-même n'avons
notre place à ces endroits.
Je manque de temps pour combattre
l'infinité des théories fausses, notamment entre cuisine
moléculaire et gastronomie moléculaire. Je manque de temps pour
combattre efficacement les petites et grandes malhonnêtetés de ce
monde : par exemple, j'ai vu des personnes organiser des
conférences et annoncer que je viendrai... alors que je n'avais pas
été invité ! Par exemple, je me suis vu à la télévision
répondre à un journaliste (très connu) que je n'avais jamais
rencontré ! Par exemple, je me suis vu affilié à un parti
politique auquel je n'appartiens pas !
Je manque de temps pour envoyer des
messages à toutes les personnes qui entretiennent malhonnêtement la
confusion, et je crois que les rectifications seraient inutiles :
l'hydre de Lerne repoussait ses têtes à mesure qu'on les coupait.
Ce qui me gêne plus, c'est que je ne
peux pas non plus rectifier les confusions auprès des personnes
honnêtes, ayant honnêtement cherché l'information et ayant trouvé
des descriptions que je sais douteuses.
Il faut donc que je m'y mette, et que
je produise ici des descriptions aussi propres que possible.
Une histoire :
Pour moi, tout a commencé le 16 mars
1980, un dimanche soir, alors que je me préparais à recevoir des
amis à dîner. À l'époque, j'étais encore étudiant à l'Ecole de
physique et chimie industrielle de Paris, (aujourd'hui l'ESPCI
ParisTech), et nous avions pris l'habitude, avec la « bande des
quatre du radiateur », de réviser nos examens chez moi tandis que
je cuisinais.
Ce dimanche soir là, était-ce un de
ces dîners ou bien un des innombrables autres dîners organisés
avec des amis ? Je m'en souviens pas. Ce dont je me souviens,
c'est que je disposais de bien peu de livres de cuisine. J'avais
notamment le livre de la cocotte-minute Seb et quelques livres de
poche peu coûteux comme les fiches recettes du magazine Elle. Et ce
soir-là, c'est l'affiche de soufflé au roquefort que j'ai utilisée.
Cette fiche conseillait de cuire du
beurre, du roquefort, de la farine, de faire ainsi un roux, et
d'ajouter « les jaunes deux par deux ».
Pour un esprit rationnel et
systématique, cette recommandation semblait bizarre : pourquoi
l'ajout des jaunes deux par deux aurait-il été préférable à
l'ajout de tous les jaunes ensemble ? Ne voyant aucune raison à
ce conseil, j'ai décidé d'ajouter les jaunes tous ensembles … Et
le soufflé fut raté. Pas raté complètement, évidemment, mais pas
énormément gonflé. Je n'y prêtais pas une grande attention, mais
il est évident que j'ai dû être vexé.
Le dimanche suivant, le 23 mars 1980,
donc, de nouveaux amis sont venus dîner, et, en panne d'inspiration
culinaire, je décidai de refaire ce même soufflé. A l'époque,
j'avais encore besoin dont une recette, ce qui ne ni de retomber sur
cette phrase bizarre : « ajouter les jaunes de deux parts de ».
Comme j'avais été échaudés par le demi-succès précédent, j'y
prête à une attention toute particulière, et je me vois encore me
dire que si le soufflé était d'ailleurs avec des jaunes de deux par
deux, alors ils devaient encore plus réussi avec des jaunes ajoutées
un par un. C'est ce que je décidai de faire : à la béchamel
au fromage initialement réalisé, j'ajoutais les jaunes d'oeufs un
par un. Le soufflé fut meilleur ! Comme j'avais été alerté
par ce point de détail, je décidai à la fois de rester chez moi
le lendemain et de commencer une collection de ce que j'appelai à
l'époque des dictons culinaires (je sais maintenant que le terme est
inapproprié, et j'ai proposé le terme de « précision
culinaire »).
Pour ce travail de recueil des
précisions culinaires, assorti de tests expérimentaux, j'étais
bien équipé, puisque, depuis l'âge de six ans, quand on m'a offert
une boîte de chimie, je m'étais passionné pour la chimie au point
de dépenser mon argent de poche en produits et en matériel,
constituant ainsi un assez beau laboratoire personnel.
Ce laboratoire ne servait plus depuis
1976, quand j'étais entré à l'Ecole supérieure de physique et
chimie de la Ville de Paris, où les laboratoires étaient bien mieux
équipés que le mien. Toutefois, pour ces tests expérimentaux, il
retrouvait l'utilité dont je me souviens m'être réjoui.
Et c'est ainsi que, dans des cahiers
que je possède encore, j'ai noté des dictons culinaires les uns
après les autres, à mesure que je lisais les livres de cuisine, non
plus cette fois pour y trouver des recettes, mais pour un objectif
très particulier : recueillir ces étranges informations qui
sont transmises par les cuisiniers ou par les livres, à propos des
opérations culinaires. Pour mes tests, la verrerie était utile,
mais les principaux instruments utilisés étaient le microscope, la
balance, le papier pH et les thermocouples.
Vers cette même époque, j'étais
embauché d'abord aux éditions Belin et ensuite à la revue Pour la
science, dont je profitais pour me former une culture en sciences
des aliments, au détour de la rédaction d'articles relatifs à ce
type de sujet. Cette position particulière dans le monde
scientifique, au contact des meilleurs scientifiques français, avec
la possibilité de m'intéresser au sujet de mon choix et la quasi
obligation de consulter des scientifiques parmi les meilleurs, à
des fins professionnelles, me permit de mener une double vie qui fut
bien fut bientôt connu publiquement. Je n'ai plus d'informations
exactes, mais je crois c'est à cette époque que je fus invité à
faire un séminaire des physiciens à l'École normale supérieure de
Paris, c'est en tout cas certainement à cette époque que je
commençais à réunir l'ensemble du matériel intellectuel
nécessaire à la production d'un livre qui fut publié en 1992 sous
le titre Les secrets de la casserole.
1986 : rencontre de Nicholas
Kurti. La chef de publicité, Susan Mackie, venait d'Europhysics
Letters, où Nicholas était rédacteur en chef. A l'époque, si je
compte bien, il était déjà âgé de 78 ans. Il n'était plus au
Clarendon Laboratory, qu'il avait dirigé pendant longtemps, à
Oxford, mais « déplacé » à plus de 400 mètres de son
lieu initial (une règle, à Oxford), dans le Department of
Engineering Science. Là, il s'intéressait surtout à l'application
des outils et concepts de la cuisine en physique. Observons qu'il
s'agit là de technologie, même si Nicholas effectuait quelques
études scientifiques des phénomènes culinaires. Quand Susan apprit
que je m'intéressais à la cuisine en chimiste, elle me signala
l'existence de Nicholas, et dès qu'elle m'eut donné son numéro de
téléphone, je l'appelai (dans la minute même ; à l'époque,
j'étais en entrant à gauche du grand bureau de Pour la Science,
rédacteur en chef adjoint).
Au téléphone, Nicholas fut
enthousiaste, et nous devinmes amis en quelques secondes. Un vrai
coup de foudre. Il me proposa de venir à Paris la semaine d'après,
et nous nous donnâmes rendez vous chez Maitre Paul, un restaurant de
la rue Racine, qu'il me fit connaître.
Nous nous rencontrâmes ainsi, devant
une merveilleuse poule au vin jaune et aux morilles, Chez Maître
Paul, arrosant notre déjeuner de vin jaune du Jura. Je ne sais pas
comment cela se fit, mais tout naturellement, nous en vinmes à
collaborer, et nous nous téléphonions quotidiennement, l'un
poussant l'autre chaque jour. Je me souviens que Philippe Boulanger
trouvait parfois que j'exagérais, et que les coups de téléphone
étaient excessifs, mais comment les éviter ? Et puis il eut la
grande « qualité » de ne jamais me faire de reproche
explicite. D'ailleurs, je travaillais quand même dur, pour « ma »
revue (disons « notre » revue).
Quoi qu'il en soit, nous en vinmes avec
Nicholas à une sorte de modus vivendi, où il répétait à Oxford
mes expériences de Paris, et inversement. Evidemment, quand on me
proposais de faire quelque chose, j'associais Nicholas, et
inversement. Par exemple, invité à parrainer une promotion de
l'ENSBANA, à Dijon, je proposais à Nicholas d'être parrain avec
moi, et quand la maison d'édition BBC Books proposa à Nicholas de
faire des « scientists notes » du livre Blanc Mange, il
me proposa de le faire avec lui. Nous étions deux doigts d'une main.
Il faudrait, ici, que je fasse un état
de tous nos travaux communs. A venir.
1988 : Rapidement, nos discussions
nous conduisirent à évoquer l'activité qui était la nôtre. Un
jour, quand je lui proposais de faire une Société internationale de
… quelque chose à définir (j'occupais alors mon bureau du premier
étage), il me répondit qu'il était trop tôt. Mais nous fûmes
d'accord pour dire qu'il fallait que les quelques personnes qui,
comme nous, s'intéressaient au thème « science et cuisine »,
pourraient utilement se rencontrer. Nicholas avait -semble-t-il, mais
je n'en ai pas de preuve personnelle- déjà discuté de ce type de
choses avec diverses personnes, comme Elizabeth Thomas, aux USA, mais
c'est dans mon bureau que prit naissance l'idée d'un International
Workshop. Il fallait un nom. Je proposais « molecular
gastronomy », pour faire comme pour « molecular
biology », mais Nicholas, physicien, avait le sentiment que le
nom serait trop « chimique », et il insista pour que nous
ajoutions « et physical ». Je respectais sa demande, et
ce fut les « International Workshop on Molecular Gastronomy ».
Où les tenir ? Nicholas
connaissait Antonino Zichichi, qui dirigeait le Centre de culture
scientifique d'Erice, en Sicile. Nous l'appelâmes, et Zichichi nous
demanda de montrer l'intérêt de la chose. Je proposais à Nicholas
d'inviter des lauréats du prix Nobel, tels que Jean-Marie Lehn et
Pierre Gilles de Gennes. Pierre-Gilles nous donna son accord, de
sorte que Zichichi nous donna le sien. C'était lancé.
De ce point là, il fallut tout
composer. Nous savions qu'il s'agissait de sciences, que nous
définissions une nouvelle discipline scientifique, et nous prévoyons
de réunir des cuisiniers (qui apportent des faits) et des
scientifiques. Nous pensons attirer les cuisiniers en leur donnant de
nouveaux ustensiles, ingrédients, méthodes. De la technologie
afin : (1) d'être utiles ; (2) de faire une réunion bien
vivante ; (3) de disposer de savoirs culinaires que nous
pourrions explorer.
Nous voulûmes avoir des gens du monde
entier, et il nous parut opportun de demander à Harold McGee d'être
un « directeur invité » pour le premier congrès.
Harold accepta.
Le plus souvent, tout cela se fit par
téléphone, par lettre ou par fax. J'ai encore bien des courriers,
souvent sur des papiers thermosensibles qui ont mal vieilli.
Nous cherchâmes également des
sponsors. Par exemple, Nicholas nous fit envoyer des biscuits, tandis
que LVMH nous procurait du champagne (il y en avait à toutes les
pauses!).
1992 : premier colloque, un
succès, la presse s'en fit un large écho
1992 : Les secrets de la
casseroles est publié au retour du congrès. Immédiatement le livre
fut un succès de librairie, tout l'été présent dans les
meilleures ventes.
1993 : pour mes dix ans de
mariage, je décidais de tester une précision culinaire relative à
la cuisson des cochons de lait, devant une centaine de personnes.
Jeffrey Steingarten, de Vogue New York, était présent pour le
reportage.
1994 : Scientific American me
demande (j'associe Nicholas, évidemment) un article, et nous
publions « Chemistry and Physics in the Kitchen ». Dans
la conclusion, je pose les bases de la « cuisine note à
note ».
1995 : Révélations
gastronomiques, autre colloque à Erice ; laboratoire au Collège
de France à l'invitation de Jean-Marie Lehn
J'invente le chocolat chantilly.
1996 : Thèse « La
gastronomie moléculaire et physique » (voir fichier
spécifique, car croustillant!)
1997 : publication du Traité
élémentaire de cuisine
1998 : Libération fait un numéro
de Noël où nous faisons le reportage chez Pierre Gagnaire. Passant
devant Ledoyen, je pense à la bière, et j'en viens à proposer à
Pierre, la première fois que je le rencontre, de faire une émulsion
de bière, qui marche parfaitement.
1999 : voyant que mes conférences,
où je parle de cuisine note à note, sont moins sollicitées (la
chimie faisait peur, à l'aube de l'an 2000), je fais machine
arrière, et j'introduis le constructivisme culinaire.
Chantal, deuxième épouse de Pierre
Gagnaire, le pousse à me demander une collaboration... la même
semaine où Guy Ourisson me demande une conférence pour le Cercle de
l'Académie des sciences. Nous décidons de faire un repas pendant la
conférence. C'est le début d'une collaboration amicale
merveilleuse.
2000 : Le diner fait, nous
décidons de faire un site, pour continuer à « jouer »
ensemble.
Habilitation à diriger des recherches, à l'Université Paris Sud, Orsay, à la demande de Guy Ourisson, alors président de l'Académie des sciences. Au jury, Pierre Gagnaire, Etienne Guyon (alors directeur de l'Ecole normale supérieure), Xavier Chapuisat, président de l'université, mon ami Georges Bram et Alain Fuchs, aujourd'hui président du CNRS.
Habilitation à diriger des recherches, à l'Université Paris Sud, Orsay, à la demande de Guy Ourisson, alors président de l'Académie des sciences. Au jury, Pierre Gagnaire, Etienne Guyon (alors directeur de l'Ecole normale supérieure), Xavier Chapuisat, président de l'université, mon ami Georges Bram et Alain Fuchs, aujourd'hui président du CNRS.
J'entre à l'INRA à plein temps, en
quittant la revue Pour la Science.
Heston Blumenthal passe un jour au laboratoire, au Collège de France, et je lui montre plein de choses
Heston Blumenthal passe un jour au laboratoire, au Collège de France, et je lui montre plein de choses
2000 : projet européen Innicon,
construit autour de mon groupe du Collège de France. Heston et sa
famille viennent dans le Tarn, où nous faisons une expérience sur
la couleur verte des haricots verts.
2001 : lors d'une réunion
d'Innicon, à Paris, je dis à Heston qu'il ne fait pas de
gastronomie moléculaire, mais de la cuisine moléculaire.
Publication d'un texte pour expliquer la différence dans Les
sciences des aliments.
2004 :
Création de la Fondation science et
culture alimentaire
Création de l'Institut des Hautes
Etudes du goût, de la gastronomie et des arts de la table
Création des Cours de gastronomie
moléculaire d'AgroParisTech : publics, gratuits, non
diplômants, à l'image de ceux du Collège de France.
2006 : Qualification de professeur
des universités, déménagement du laboratoire à l'INA P-G (devenu
AgroParisTech)
2011 : Chaire Francqui, au titre
national belge, élu professeur consultant à AgroParisTech, élu
membre de l'Académie d'agriculture de France et président de la
Section VIII (alimentation humaine).
jeudi 10 mai 2018
Il faut tendre avec effort à l'infaillibilité sans y prétendre
Je citais naguère, jusqu'en exergue d'un de mes livres, la devise du chimiste Michel-Eugène Chevreul : "Il faut tendre avec effort vers la perfection sans y prétendre". J'aimais cette idée d'un travail qui n'a pas de prétention, mais qui veut seulement - au fond, comme les séances d'amélioration de l'esprit de Michael Faraday- un petit mieux de la pensée. Et puis, j'aimais aussi cette idée qu'un travail acharné vient à bout de tout... ce qui est humain, sachant par ailleurs que la perfection n'est pas de ce monde, de sorte que l'on aurait été dans l'erreur de penser que l'on puisse atteindre la perfection. D'ailleurs, qui dit que l'imperfection n'est pas une caractéristique de la beauté ?
Tout cela était bien... mais je trouve, dans le livre Chevreul, un savant des couleurs, que cette devise que j'attribuais à Chevreul est prise à Malebranche, avec une variante : "On doit tendre avec effort à l'infaillabilité sans y prétendre".
J'y suis allé voir de plus près, et j'ai trouvé, dans Nicolas Malebranche (La Recherche de la Vérité, Livre Premier : Des Sens. https://fr.wikisource.org/wiki/De_la_recherche_de_la_v%C3%A9rit%C3%A9/Livre_I) :
"S’il est donc vrai que l’erreur soit l’origine de la misère des hommes, il est bien juste que les hommes fassent effort pour s’en délivrer. Certainement leur effort ne sera point inutile et sans récompense, quoiqu’il n’ait pas tout l’effet qu’ils pourraient souhaiter. Si les hommes ne deviennent pas infaillibles, ils se tromperont beaucoup moins, et s’ils ne se délivrent pas entièrement de leurs maux ils en éviteront au moins quelques-uns. On ne doit pas en cette vie espérer une entière félicité, parce qu’ici-bas on ne doit pas prétendre à l’infaillibilité ; mais on doit travailler sans cesse à ne se point tromper, puisqu’on souhaite sans cesse de se délivrer de ses misères. En un mot, comme on désire avec ardeur un bonheur sans l’espérer, on doit tendre avec effort à l’infaillibilité sans y prétendre.
"Il ne faut pas s’imaginer qu’il y ait beaucoup à souffrir dans la recherche de la vérité ; il ne faut que se rendre attentif aux idées claires que chacun trouve en soi-même, et suivre exactement quelques règles que nous donnerons dans la suite. L’exactitude de l’esprit n’a presque rien de pénible ; ce n’est point une servitude comme l’imagination la représente ; et si nous y trouvons d’abord quelque difficulté, nous en recevons bientôt des satisfactions qui nous récompensent abondamment de nos peines ; car enfin il n’y a qu’elle qui produise la lumière et qui nous découvre la vérité."
Il est donc question ici d'infaillibilité, et non de perfection. C'est bien plus intéressant, car l'infaillibilité est accessible ; disons plus accessible que la perfection. Mais nos efforts, dit Malebranche, ne doivent pas nous rendre présomptueux, prétentieux...
D'ailleurs, il n'est pas anodin que cette discussion soit d'un prêtre, et qu'il soit en réalité question non pas de sciences de la nature, mais sans doute bien plus de position théologique ou morale.
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