Siegfried était un jeune garçon dont le père était mort, et dont la mère peinait à subvenir aux besoins de la famille restante : elle, le garçon et sa petite soeur. Le jeune homme avait le sentiment qu'il devait contribuer aux finances familiales, et il cherchait tous les petits travaux qu'il pouvait faire, en plus de l'école.
Courageusement, au lieu de rentrer goûter et faire ses devoirs, il allait chez les uns et chez les autres pour donner un coup de main et gagner quelques sous. Une livraison pour l'épicier d'en bas de chez lui, monter des bouteilles d'eau chez une dame âgée, nettoyer des voitures, cirer des chaussures. Tout le monde aimait bien ce petit brun courageux, qui souriait malgré l'adversité, et qui n'était jamais aussi heureux que quand il rapportait l'argent gagné à sa mère. Et là, le soir, quand les autres regardaient la télévision, il se mettait à ses devoirs et leçons du lendemain, pendant que sa mère s'occupait de faire dans le petit appartement tout ce qu'elle-même n'avait pu faire dans la journée, ménage, cuisine, lavage, repassage... Parfois, Siegfried sentait sa tête lourde, ses paupières tomber... et il se secouait pour arriver jusqu'à l'heure où, dans son lit, il glissait immédiatement dans un sommeil réparateur, toujours trop court hélas.
Un jour, passant devant une belle propriété, avec la maison séparée de la rue par un immense gazon, des arbres, des bosquets fleuris, il eut l'audace de s'arrêter pour sonner pour proposer ses services de jardinier. Arriva un homme âgé, l'air fâché. "Que veux-tu?
- Bonjour Monsieur, je voulais vous proposer de vous aider avec du jardinage. - Du jardinage ? Mais tu n'es pas jardinier !"
L'homme commençait à repartir vers la maison, quand Jacques lui dit :
"S'il vous plaît, je vous assure que je sais faire des tas de choses".
L'homme se retourna : le "s'il vous plait" bien énoncé semblait lui avoir plu. Il jeta un oeil amusé au tout petit garçon (car Jacques était un des plus petits de sa classe).
"Mais imagine que tu te blesses. C'est moi qui serais responsable.
- Maman pourra vous dire que je fais bien attention.
- Et ton père, il en pense quoi ?"
Siegfried expliqua, les yeux mouillés, que son père était mort, et l'étincelle de sourire s'éteignit dans les yeux de l'homme, qui lui dit :
" Bon, allez, d'accord, mais à l'essai !"
Et l'homme expliqua à Siegfried qu'il avait besoin d'un entretien hebdomadaire de trois heures environ, et qu'il lui donnerait entre 0 et 40 euros pour une heure, oui, jusqu'à 40 euros, selon la qualité du travail effectué. Il viendrait le mercredi après midi, pourrait utiliser les outils de la remise, et, après chaque séance, ils feraient ensemble un tour du jardin pour fixer la rétribution. Mais attention, plus de trois fois de suite moins de 10 euros et ce serait fini. Siegfried accepta aussitôt, et rendez vous fut pris pour la semaine suivante.
Au cours de la semaine, Jacques fut très impatient de ce nouveau travail régulier, qui le changerait, le ferait travailler dans un joli endroit. Et le mercredi suivant, il fut parfaitement à l'heure. Il sonna, l'homme lui ouvrit, lui montra la remise, et le conduisit dans le jardin, où il s'arrêta à chaque endroit où une intervention était nécessaire. Il n'était pas nécessaire de tailler les massifs, et il fallait seulement s'occuper du gazon... mais la taille de celui-ci devait être parfaite.
L'homme le laissa à sa tonte, et Siegfried se retroussa les manches. Il prit la tondeuse, une de ces tondeuses mécaniques anciennes dont les roues actionnent le ciseau circulaire, et il poussa. Comme il voulait faire bien, il fit systématiquement, en partant des bords. Il tondait, il tondait... et l'heure passait. Il se fatigua un peu, reprit du courage, et parvint péniblement à achever le travail, deux heures et demie plus tard. Ayant rangé le matériel dans la remise, il alla sonner à la maison, et l'homme sortit. Ils firent le tour du jardin, mais Siegfried vit alors toutes les imperfections. L'homme, impassible après le tour en commun, lui dit : "Ce n'est pas terrible, mais bien sûr, c'est la première fois. Je propose 8 euros seulement. Et vous allez vous améliorer, j'espère".
Siegfried était un peu confus : oui, maintenant, il voyait que, par endroits, il avait laissé des herbes ; ailleurs il avait mal ramassé le gazon coupé. Et les bordures étaient mal faites.
La semaine suivante, il s'était promis de faire mieux. Même rendez vous, même rituel, mais cette fois, il savait ce qu'il devait améliorer, et le tour du jardin fini conduisit l'homme à lui proposer 11 euros : encore inférieur aux 15 euros fatidiques. D'ailleurs, l'homme le lui fit remarquer. Et Siegfried, qui avait bénéficié des commentaires sur son travail, se dit qu'il y arriverait.
Et il y arriva : la troisième semaine, il gagna 16 euros. Bien plus qu'il n'avait jamais eu. Bien sûr, il était épuisé, mais tellement content, quand il rentra à la maison. Et ainsi, de semaine en semaine, il apprit à connaître le jardin, la forme des allées, les endroits où le sol était plus humide, ceux où le gazon était plus dur. Il ne se limitait plus à la tondeuse, utilisait les cisailles pour fignoler les bords. Surtout, il avait compris que le ratissage final était essentiel, et que s'il repassait parfois derrière, il améliorait : un jour, il gagna 21 euros.
Mais le plus souvent, c'était 16, 17...
Un jour, l'homme lui fit remarquer qu'il n'était guère au-dessus de 15, et qu'il n'avait donc pas beaucoup de talent ou d'ambition. Il fit la remarque sans acrimonie, mais avec un peu de mépris, en passant, dans la conversation.
Siegfried fut vexé. Lui, médiocre, alors qu'il se donnait tant de mal ? Il se décida à faire mieux, et les semaines suivantes, aiguisant les lames de la tondeuses sur la pierre à fusil, soignant les bordures, tondant à nouveau, après avoir ramassé, pour les parties les moins propres, il gagna 30 euros. Il était épuisé et heureux.
Mais vinrent des semaines où il n'avait plus le courage de faire tant d'efforts. Il redescendit à 15, 17, 20, 15 à nouveau... Et l'homme lui faisait alors remarquer qu'il était loin de son record, et bien bas dans l'échelle des résultats.
Un jour d'été, alors qu'il faisait spécialement chaud, Siegfried tondait en transpirant, et en ruminant cette idée : oui, il n'avait jamais dépassé 30 euros, et il était loin des 40. Bien sûr, l'homme lui avait dit que c'était impossible d'atteindre 40, mais quand même, il y avait de la marge. Et puis, c'était vrai que son travail était parfois insuffisant, et il le savait bien, même avant de voir se lever le sourcil de l'homme qui observait des herbes plus hautes que d'autres, un trou de taupes mal rebouché, un peu de gazon pas ramassé...
Siegfried tondait, tondait en transpirant, et il se disait que, cette fois, il n'aurait guère plus que 18 à 20 euros.
Et encore, s'il faisait bien ! Car il faisait si chaud qu'il avait bien du mal à travailler. Si chaud qu'il dût s'arrêter, s'asseoir un moment sous un arbre. Un tilleul donc l'ombre était fraîche.
Et là, il s'assoupit. En rêve, il voyait le gazon, les herbes coupées, les bandes tondues... Mais il y eut ce klaxon d'un véhicule qui passait pas loin du jardin. Et il se réveilla. Il avait soif : il alla se désaltérer au robinet extérieur. L'eau était glacée. Il s'en aspergea le visage... et il sursauta : quoi, ne luttait-il que pour les 30 euros qu'il avait eu un jour qu'il s'était donné un mal particulier. Non ! Il fallait atteindre 40. Pas pour la somme que cela représentait, cette somme considérable qu'il rapporterait avec fierté. Pour la fierté elle même, la fierté d'avoir atteint l'inaccessible.
Avec une énergie inouïe, il se remit au travail, mais ne s'arrêta pas à ce qu'il faisait d'habitude, quand il fignolait par endroits, après avoir fini de tout tondre. Cette fois, ayant tout tondu, ayant tout ramassé, il décida de repasser partout, sans laisser un seul pan de côté. Et il ramassa une seconde fois. Puis, il revint sur les bordures, affûta à nouveau les cisailles, recoupa encore, ramassa au rateau les moindres traces d'herbe coupée, et allant jusqu'à faire des dessins sur les graviers des allées, comme il l'avait vu faire dans un monastère japonais. Et il repartit à ramasser l'herbe coupée, encore mieux, encore mieux, encore mieux.
Il ne voyait pas le temps passer, mais, à un moment, l'homme sortit :
- Tu es encore au travail ?
- Oui, et vous allez voir ! Aujourd'hui, c'est 40 !
- Allons, tu exagères...
Ils firent le tour du jardin, et Siegfried ne regardait plus le gazon, mais le visage de l'homme. Il savait ce dernier impassible, mais il vit parfois le sourcil se lever, puis des sourires, et encore une expression curieuse, qu'il n'avait jamais vue. Puis l'homme s'arrêta, sans mot dire ; il sortit son portefeuille, lentement, l'ouvrit, et sortit un billet de 20, un billet de 10... Siegfried avait le coeur qui battait. Un billet de 5... et encore un billet de 5. C'était le plus beau jour de sa vie !