Les
faits
Hervé
This
Introduction.
Il se dit beaucoup de choses à propos
de la gastronomie moléculaire et de la cuisine moléculaire, il se
publie beaucoup de choses à propos des rapports entre la science et
la cuisine, et je vois une immense confusion.
Je vois surtout beaucoup d'idées
erronées à partir desquels s'élaborent des discours parfaitement
fumeux. Les âmes simples et honnêtes ne s'y retrouvent plus,
d'autant que les « marchands » ont généralement tout intérêt à
entretenir la confusion.
Par exemple, sur Internet, je vois la
gastronomie moléculaire, et même mes biographies ou ma
photographie, insérée au milieu de réclames pour des produits
variés. Je ne dis pas que ces produits sont mauvais, mais je dis
simplement que ni la gastronomie moléculaire ni moi-même n'avons
notre place à ces endroits.
Je manque de temps pour combattre
l'infinité des théories fausses, notamment entre cuisine
moléculaire et gastronomie moléculaire. Je manque de temps pour
combattre efficacement les petites et grandes malhonnêtetés de ce
monde : par exemple, j'ai vu des personnes organiser des
conférences et annoncer que je viendrai... alors que je n'avais pas
été invité ! Par exemple, je me suis vu à la télévision
répondre à un journaliste (très connu) que je n'avais jamais
rencontré ! Par exemple, je me suis vu affilié à un parti
politique auquel je n'appartiens pas !
Je manque de temps pour envoyer des
messages à toutes les personnes qui entretiennent malhonnêtement la
confusion, et je crois que les rectifications seraient inutiles :
l'hydre de Lerne repoussait ses têtes à mesure qu'on les coupait.
Ce qui me gêne plus, c'est que je ne
peux pas non plus rectifier les confusions auprès des personnes
honnêtes, ayant honnêtement cherché l'information et ayant trouvé
des descriptions que je sais douteuses.
Il faut donc que je m'y mette, et que
je produise ici des descriptions aussi propres que possible.
Une histoire :
Pour moi, tout a commencé le 16 mars
1980, un dimanche soir, alors que je me préparais à recevoir des
amis à dîner. À l'époque, j'étais encore étudiant à l'Ecole de
physique et chimie industrielle de Paris, (aujourd'hui l'ESPCI
ParisTech), et nous avions pris l'habitude, avec la « bande des
quatre du radiateur », de réviser nos examens chez moi tandis que
je cuisinais.
Ce dimanche soir là, était-ce un de
ces dîners ou bien un des innombrables autres dîners organisés
avec des amis ? Je m'en souviens pas. Ce dont je me souviens,
c'est que je disposais de bien peu de livres de cuisine. J'avais
notamment le livre de la cocotte-minute Seb et quelques livres de
poche peu coûteux comme les fiches recettes du magazine Elle. Et ce
soir-là, c'est l'affiche de soufflé au roquefort que j'ai utilisée.
Cette fiche conseillait de cuire du
beurre, du roquefort, de la farine, de faire ainsi un roux, et
d'ajouter « les jaunes deux par deux ».
Pour un esprit rationnel et
systématique, cette recommandation semblait bizarre : pourquoi
l'ajout des jaunes deux par deux aurait-il été préférable à
l'ajout de tous les jaunes ensemble ? Ne voyant aucune raison à
ce conseil, j'ai décidé d'ajouter les jaunes tous ensembles … Et
le soufflé fut raté. Pas raté complètement, évidemment, mais pas
énormément gonflé. Je n'y prêtais pas une grande attention, mais
il est évident que j'ai dû être vexé.
Le dimanche suivant, le 23 mars 1980,
donc, de nouveaux amis sont venus dîner, et, en panne d'inspiration
culinaire, je décidai de refaire ce même soufflé. A l'époque,
j'avais encore besoin dont une recette, ce qui ne ni de retomber sur
cette phrase bizarre : « ajouter les jaunes de deux parts de ».
Comme j'avais été échaudés par le demi-succès précédent, j'y
prête à une attention toute particulière, et je me vois encore me
dire que si le soufflé était d'ailleurs avec des jaunes de deux par
deux, alors ils devaient encore plus réussi avec des jaunes ajoutées
un par un. C'est ce que je décidai de faire : à la béchamel
au fromage initialement réalisé, j'ajoutais les jaunes d'oeufs un
par un. Le soufflé fut meilleur ! Comme j'avais été alerté
par ce point de détail, je décidai à la fois de rester chez moi
le lendemain et de commencer une collection de ce que j'appelai à
l'époque des dictons culinaires (je sais maintenant que le terme est
inapproprié, et j'ai proposé le terme de « précision
culinaire »).
Pour ce travail de recueil des
précisions culinaires, assorti de tests expérimentaux, j'étais
bien équipé, puisque, depuis l'âge de six ans, quand on m'a offert
une boîte de chimie, je m'étais passionné pour la chimie au point
de dépenser mon argent de poche en produits et en matériel,
constituant ainsi un assez beau laboratoire personnel.
Ce laboratoire ne servait plus depuis
1976, quand j'étais entré à l'Ecole supérieure de physique et
chimie de la Ville de Paris, où les laboratoires étaient bien mieux
équipés que le mien. Toutefois, pour ces tests expérimentaux, il
retrouvait l'utilité dont je me souviens m'être réjoui.
Et c'est ainsi que, dans des cahiers
que je possède encore, j'ai noté des dictons culinaires les uns
après les autres, à mesure que je lisais les livres de cuisine, non
plus cette fois pour y trouver des recettes, mais pour un objectif
très particulier : recueillir ces étranges informations qui
sont transmises par les cuisiniers ou par les livres, à propos des
opérations culinaires. Pour mes tests, la verrerie était utile,
mais les principaux instruments utilisés étaient le microscope, la
balance, le papier pH et les thermocouples.
Vers cette même époque, j'étais
embauché d'abord aux éditions Belin et ensuite à la revue Pour la
science, dont je profitais pour me former une culture en sciences
des aliments, au détour de la rédaction d'articles relatifs à ce
type de sujet. Cette position particulière dans le monde
scientifique, au contact des meilleurs scientifiques français, avec
la possibilité de m'intéresser au sujet de mon choix et la quasi
obligation de consulter des scientifiques parmi les meilleurs, à
des fins professionnelles, me permit de mener une double vie qui fut
bien fut bientôt connu publiquement. Je n'ai plus d'informations
exactes, mais je crois c'est à cette époque que je fus invité à
faire un séminaire des physiciens à l'École normale supérieure de
Paris, c'est en tout cas certainement à cette époque que je
commençais à réunir l'ensemble du matériel intellectuel
nécessaire à la production d'un livre qui fut publié en 1992 sous
le titre Les secrets de la casserole.
1986 : rencontre de Nicholas
Kurti. La chef de publicité, Susan Mackie, venait d'Europhysics
Letters, où Nicholas était rédacteur en chef. A l'époque, si je
compte bien, il était déjà âgé de 78 ans. Il n'était plus au
Clarendon Laboratory, qu'il avait dirigé pendant longtemps, à
Oxford, mais « déplacé » à plus de 400 mètres de son
lieu initial (une règle, à Oxford), dans le Department of
Engineering Science. Là, il s'intéressait surtout à l'application
des outils et concepts de la cuisine en physique. Observons qu'il
s'agit là de technologie, même si Nicholas effectuait quelques
études scientifiques des phénomènes culinaires. Quand Susan apprit
que je m'intéressais à la cuisine en chimiste, elle me signala
l'existence de Nicholas, et dès qu'elle m'eut donné son numéro de
téléphone, je l'appelai (dans la minute même ; à l'époque,
j'étais en entrant à gauche du grand bureau de Pour la Science,
rédacteur en chef adjoint).
Au téléphone, Nicholas fut
enthousiaste, et nous devinmes amis en quelques secondes. Un vrai
coup de foudre. Il me proposa de venir à Paris la semaine d'après,
et nous nous donnâmes rendez vous chez Maitre Paul, un restaurant de
la rue Racine, qu'il me fit connaître.
Nous nous rencontrâmes ainsi, devant
une merveilleuse poule au vin jaune et aux morilles, Chez Maître
Paul, arrosant notre déjeuner de vin jaune du Jura. Je ne sais pas
comment cela se fit, mais tout naturellement, nous en vinmes à
collaborer, et nous nous téléphonions quotidiennement, l'un
poussant l'autre chaque jour. Je me souviens que Philippe Boulanger
trouvait parfois que j'exagérais, et que les coups de téléphone
étaient excessifs, mais comment les éviter ? Et puis il eut la
grande « qualité » de ne jamais me faire de reproche
explicite. D'ailleurs, je travaillais quand même dur, pour « ma »
revue (disons « notre » revue).
Quoi qu'il en soit, nous en vinmes avec
Nicholas à une sorte de modus vivendi, où il répétait à Oxford
mes expériences de Paris, et inversement. Evidemment, quand on me
proposais de faire quelque chose, j'associais Nicholas, et
inversement. Par exemple, invité à parrainer une promotion de
l'ENSBANA, à Dijon, je proposais à Nicholas d'être parrain avec
moi, et quand la maison d'édition BBC Books proposa à Nicholas de
faire des « scientists notes » du livre Blanc Mange, il
me proposa de le faire avec lui. Nous étions deux doigts d'une main.
Il faudrait, ici, que je fasse un état
de tous nos travaux communs. A venir.
1988 : Rapidement, nos discussions
nous conduisirent à évoquer l'activité qui était la nôtre. Un
jour, quand je lui proposais de faire une Société internationale de
… quelque chose à définir (j'occupais alors mon bureau du premier
étage), il me répondit qu'il était trop tôt. Mais nous fûmes
d'accord pour dire qu'il fallait que les quelques personnes qui,
comme nous, s'intéressaient au thème « science et cuisine »,
pourraient utilement se rencontrer. Nicholas avait -semble-t-il, mais
je n'en ai pas de preuve personnelle- déjà discuté de ce type de
choses avec diverses personnes, comme Elizabeth Thomas, aux USA, mais
c'est dans mon bureau que prit naissance l'idée d'un International
Workshop. Il fallait un nom. Je proposais « molecular
gastronomy », pour faire comme pour « molecular
biology », mais Nicholas, physicien, avait le sentiment que le
nom serait trop « chimique », et il insista pour que nous
ajoutions « et physical ». Je respectais sa demande, et
ce fut les « International Workshop on Molecular Gastronomy ».
Où les tenir ? Nicholas
connaissait Antonino Zichichi, qui dirigeait le Centre de culture
scientifique d'Erice, en Sicile. Nous l'appelâmes, et Zichichi nous
demanda de montrer l'intérêt de la chose. Je proposais à Nicholas
d'inviter des lauréats du prix Nobel, tels que Jean-Marie Lehn et
Pierre Gilles de Gennes. Pierre-Gilles nous donna son accord, de
sorte que Zichichi nous donna le sien. C'était lancé.
De ce point là, il fallut tout
composer. Nous savions qu'il s'agissait de sciences, que nous
définissions une nouvelle discipline scientifique, et nous prévoyons
de réunir des cuisiniers (qui apportent des faits) et des
scientifiques. Nous pensons attirer les cuisiniers en leur donnant de
nouveaux ustensiles, ingrédients, méthodes. De la technologie
afin : (1) d'être utiles ; (2) de faire une réunion bien
vivante ; (3) de disposer de savoirs culinaires que nous
pourrions explorer.
Nous voulûmes avoir des gens du monde
entier, et il nous parut opportun de demander à Harold McGee d'être
un « directeur invité » pour le premier congrès.
Harold accepta.
Le plus souvent, tout cela se fit par
téléphone, par lettre ou par fax. J'ai encore bien des courriers,
souvent sur des papiers thermosensibles qui ont mal vieilli.
Nous cherchâmes également des
sponsors. Par exemple, Nicholas nous fit envoyer des biscuits, tandis
que LVMH nous procurait du champagne (il y en avait à toutes les
pauses!).
1992 : premier colloque, un
succès, la presse s'en fit un large écho
1992 : Les secrets de la
casseroles est publié au retour du congrès. Immédiatement le livre
fut un succès de librairie, tout l'été présent dans les
meilleures ventes.
1993 : pour mes dix ans de
mariage, je décidais de tester une précision culinaire relative à
la cuisson des cochons de lait, devant une centaine de personnes.
Jeffrey Steingarten, de Vogue New York, était présent pour le
reportage.
1994 : Scientific American me
demande (j'associe Nicholas, évidemment) un article, et nous
publions « Chemistry and Physics in the Kitchen ». Dans
la conclusion, je pose les bases de la « cuisine note à
note ».
1995 : Révélations
gastronomiques, autre colloque à Erice ; laboratoire au Collège
de France à l'invitation de Jean-Marie Lehn
J'invente le chocolat chantilly.
1996 : Thèse « La
gastronomie moléculaire et physique » (voir fichier
spécifique, car croustillant!)
1997 : publication du Traité
élémentaire de cuisine
1998 : Libération fait un numéro
de Noël où nous faisons le reportage chez Pierre Gagnaire. Passant
devant Ledoyen, je pense à la bière, et j'en viens à proposer à
Pierre, la première fois que je le rencontre, de faire une émulsion
de bière, qui marche parfaitement.
1999 : voyant que mes conférences,
où je parle de cuisine note à note, sont moins sollicitées (la
chimie faisait peur, à l'aube de l'an 2000), je fais machine
arrière, et j'introduis le constructivisme culinaire.
Chantal, deuxième épouse de Pierre
Gagnaire, le pousse à me demander une collaboration... la même
semaine où Guy Ourisson me demande une conférence pour le Cercle de
l'Académie des sciences. Nous décidons de faire un repas pendant la
conférence. C'est le début d'une collaboration amicale
merveilleuse.
2000 : Le diner fait, nous
décidons de faire un site, pour continuer à « jouer »
ensemble.
Habilitation à diriger des recherches, à l'Université Paris Sud, Orsay, à la demande de Guy Ourisson, alors président de l'Académie des sciences. Au jury, Pierre Gagnaire, Etienne Guyon (alors directeur de l'Ecole normale supérieure), Xavier Chapuisat, président de l'université, mon ami Georges Bram et Alain Fuchs, aujourd'hui président du CNRS.
Habilitation à diriger des recherches, à l'Université Paris Sud, Orsay, à la demande de Guy Ourisson, alors président de l'Académie des sciences. Au jury, Pierre Gagnaire, Etienne Guyon (alors directeur de l'Ecole normale supérieure), Xavier Chapuisat, président de l'université, mon ami Georges Bram et Alain Fuchs, aujourd'hui président du CNRS.
J'entre à l'INRA à plein temps, en
quittant la revue Pour la Science.
Heston Blumenthal passe un jour au laboratoire, au Collège de France, et je lui montre plein de choses
Heston Blumenthal passe un jour au laboratoire, au Collège de France, et je lui montre plein de choses
2000 : projet européen Innicon,
construit autour de mon groupe du Collège de France. Heston et sa
famille viennent dans le Tarn, où nous faisons une expérience sur
la couleur verte des haricots verts.
2001 : lors d'une réunion
d'Innicon, à Paris, je dis à Heston qu'il ne fait pas de
gastronomie moléculaire, mais de la cuisine moléculaire.
Publication d'un texte pour expliquer la différence dans Les
sciences des aliments.
2004 :
Création de la Fondation science et
culture alimentaire
Création de l'Institut des Hautes
Etudes du goût, de la gastronomie et des arts de la table
Création des Cours de gastronomie
moléculaire d'AgroParisTech : publics, gratuits, non
diplômants, à l'image de ceux du Collège de France.
2006 : Qualification de professeur
des universités, déménagement du laboratoire à l'INA P-G (devenu
AgroParisTech)
2011 : Chaire Francqui, au titre
national belge, élu professeur consultant à AgroParisTech, élu
membre de l'Académie d'agriculture de France et président de la
Section VIII (alimentation humaine).
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