Vers
une science culinaire ? Oui et non : tout dépend de ce que
l'on nomme « science ».
Contrairement
à ce que certains croient (en raison de déclarations fautives de
grands cuisiniers du passé), la cuisine ne sera jamais
scientifique, au sens des sciences de la nature que sont la physique,
la biologie... En effet, les sciences de la nature cherchent les
mécanismes des phénomènes, alors que la cuisine est l'activité de
production des mets. La raison de la confusion ? Le mot
« science » a souvent été utilisé dans l'acception de
« savoir », bien plus large que le sens qui est retenu
par les sciences de la nature, et l'on confond bien trop souvent la
rigueur avec la science.
Régulièrement,
certains répètent une citation d'Auguste Escoffier, surtout quand
ils sont accueillis dans l'Association des Disciples d'Escofffier :
la cuisine deviendrait un jour une science.
Une
science ? Le mot « science » a plusieurs acceptions,
mais, pour notre discussion, il faut en retenir trois, avant de
commencer la discussion:
- le
savoir, comme dans des expressions « la science du
coordonnier »
-
les sciences de la nature : chimie, physique, biologie
-
les sciences de l'humain et de la société
Escoffier
a donc écrit que la cuisine deviendrait une science. Soit, mais
quelle « science » ?
Si
c'est un simple savoir, certainement : d'ailleurs, de ce point
de vue, la cuisine ne deviendra pas une science, mais elle l'est
déjà, car tout cuisinier a un savoir.
En
revanche, la cuisine ne sera jamais une science de la nature, même
si elle devient plus rigoureuse. En effet, les sciences de la nature
ne sont pas simplement des activités précises, comme on le croit
souvent, mais des activités entièrement « spéculatives »
(Louis Pasteur a bien distingué les sciences -de la nature- et les
applications des sciences), qui ont une méthode qui consiste en :
(1)
observer un phénomène ;
(2)
le caractériser quantitativement (ici, quantitativement est le
mot essentiel : il faut des mesures, des nombres);
(3)
réunir les données quantitatives en « lois »,
c'est-à-dire en équations ;
(4)
chercher des théories quantitativement compatibles avec des lois
(par « théorie », il faut entendre « système
d'équations »);
(5)
chercher des conséquences des théories en vue de les réfuter par
des expériences
On
le voit, cette activité entièrement différente de la cuisine, que
cette dernière soit précise ou pas. Il ne s'agit pas, il ne peut
pas s'agir de produire des aliments, mais d'étudier.
La
cuisine pourrait-elle devenir alors une science de l'humain et de la
société ? Non, car la cuisine n'est pas une étude, mais une
production. Ne confondons pas le spéculatif et l'opératif… en
précisant que je ne mets pas l'un plus haut que l'autre. Ce ne sont
pas des activités comparables.
Quelques
grands anciens… qui n'ont pas toujours eu raison
Mais
avant Escoffier, il y avait eu Carême : « La cuisine se
veut également une science ». Que cela signifie-t-il ?
Manifestement, oui, la cuisine est associée à un savoir, et il y a
beaucoup de connaissance empirique dans la production d'aliments. Par
exemple, le cuisinier sait bien apprécier des consistances, des à
point de cuisson, ces moments où les émulsions sont sur le point de
tourner, etc.
De
sorte qu'il faut conclure que l'acception de Carême doit donc être :
un savoir.
Et
oui, l'activité culinaire est évidemment pleine de savoirs
techniques. Autrement dit, quand Carême dit que la cuisine est une
science, c'est une évidence.
Puis,
quand Carême indique « La science culinaire est plus
salubre à la santé des hommes que tous les doctes préceptes de
ceux qui prolongent les maladies par spéculation », c'est
bien, à nouveau, l'acception de savoir qu'il retient, pas celle de
science de la nature.
Les
cuisiniers français Urbain Dubois, Emile Bernard, Jules Gouffé ou
Joseph Favre poursuivent l'idée, mais quand ils disent utiliser des
mesures précises, ils ne font pas des sciences de la nature pour
autant, parce que la production, d'un côté, et la recherche
scientifique, de l'autre, n'ont rien de commun. La production
produit, alors que la science de la nature analyse en équations. On
gagnera à relire Louis Pasteur, qui a bien expliqué les
différences. Et l'on se contentera d'observer que oui, certains
cuisiniers sont précis, rigoureux.
Favre,
lui, évoque une « cuisine scientifique », qui serait,
de toutes les sciences, celle qui s'attache à l'art de bien préparer
les aliments ». Cuisine scientifique ? J'aimerais bien que
l'on me dise ce que cela signifie : quel est ici le sens de
scientifique ? Scientifique au sens de savoir ? Ou de
science de la nature ? Je propose de penser que, à nouveau,
cette citation est confuse. D'ailleurs, ce n'est pas le fait d'être
précis qui fait d'une activité une science de la nature ; une
cuisine précise est une activité technique précise, qui,
d'ailleurs, se double d'une composante artistique et d'une composante
sociale.
Passons
à cette citation d'Escoffier qui est reprise partout, et qui est
parfaitement fausse : « La cuisine, sans cesser d'être un art,
deviendra scientifique et devra soumettre ses formules, empiriques
trop souvent encore, à une méthode et à une précision qui ne
laisseront rien au hasard ».
Là
encore, je propose de penser que cette proposition est soit fausse,
soit tautologique. La cuisine ne deviendra jamais scientifique,
au sens des sciences de la nature, parce que, je le répète, la
cuisine est une production, et pas une recherche des mécanismes des
phénomènes. Et ce n'est pas parce qu'Escoffier était un grand
restaurateur que nous devons gober ses élucubrations pour autant.
D'autant qu'Escoffier, à ma connaissance, n'a jamais manié
d'équations, lesquelles, on le répète, sont l'essence même des
sciences de la nature.
Mais,
pour ne pas lasser, je propose de laisser de côté le sens de savoir
pour science, et d'introduire une nouvelle distinction, entre
technique, technologie, et science (de la nature).
La
cuisine, puisqu'elle est une production de mets, sera toujours une
activité technique et artistique (le bon, c'est le beau à manger),
assortie d'une composante sociale. Jamais, par principe, elle ne
pourra devenir scientifique, sans quoi elle ne serait plus une
activité de production de mets, mais une science de la nature, qui,
alors, ne serait précisément plus de la cuisine.
Et
c'est là la raison pour laquelle nous avons été conduit à créer
une discipline scientifique, au sens des sciences de la nature, sous
le nom de gastronomie moléculaire (à ne pas confondre avec
la cuisine moléculaire). Pour le reste des temps, il y aura donc la
cuisine, activité de production de mets, qui ne sera jamais une
science de la nature, et la gastronomie moléculaire, science de la
nature, qui ne produira jamais de mets.
Parfois,
certains citent Edouard de Pomiane, qui avait introduit le mot
« gastrotechnie » dans les années 1950, mais on trouvera
dans « Pourquoi
la cuisine n’est pas une science ?” (Sciences
des aliments,
2006, 26 (3), 201-210) une analyse de la
confusion intellectuelle qui conduisit à cette proposition.
Microbiologiste à l'Institut Pasteur, Pomiane fut célèbre de son
temps… mais ses ouvrages ne sont en réalité que des livres de
recette par un amateur (éclairé) qui, quand il évoque des
phénomènes physico-chimiques, écrit des absurdités.
Je
ne prends qu'un exemple parmi mille : Pomiane dit avec beaucoup
d'autorité qu'il faut un fouet en fil de fer, et un cul de poule en
cuivre, pour monter des blancs d'oeufs en neige, parce que cela
ferait un effet pile… mais n'importe qui peut s'amuser à monter
des blancs en neige avec un fouet en plastique dans un bol en
plastique, système où il n'y aura aucun « effet pile ».
Je tiens à la disposition de qui veut les réfutations des
prétentions scientifiques de Pomiane (pas à propos de
microbiologie, discipline où je ne suis pas compétent).
Plus
récemment Jean-Pierre Poulain propose que l'expression « cuisine
moléculaire » désigne l'application des connaissances de la
chimie et de la physique modernes à la cuisine. Puisque je suis
moi-même celui qui introduisit l'expression « cuisine
moléculaire », je peux témoigner que cela n'est pas
complètement faux, bien que, en réalité, j'ai défini la
cuisine moléculaire comme la forme de cuisine qui utilise des
ustensiles rénovés (par rapport à ceux de Paul Bocuse, dans la
Cuisine du Marché). Passer des ustensiles à l'application des
connaissances, il n'y pas grande différence, même si je propose de
conservation ma définition plutôt que celle de J.-P. Poulain.
Tout
cela étant posé, ayant j'espère avoir bien séparé la science (de
la nature) et la cuisine, il faut discuter une phrase que j'ai dite,
et qui prend un autre sens quand elle est sortie de son contexte.
Oui, la cuisine n'évoluera que si les cuisiniers la font évoluer.
J'aurais beau faire toutes les propositions de nouveautés que je
veux, la cuisine ne changera que si ces nouveautés sont mises en
œuvre. Mieux encore, il faudra poursuivre l'inlassable œuvre
d'explication, de présentation, de collaboration, afin que le monde
culinaire s'empare des nouvelles techniques proposées, notamment
dans la cuisine note à note.
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