dimanche 27 mai 2018

A propos de glaçons

Un correspondant m'interroge : comment faire des glaçons parfaitement transparents.

Je n'ai pas étudié la question expérimentalement, mais il me semble que les causes de trouble ne peuvent être que :
- la présence de bulles de gaz qui était dissous
- la précipitation de "sels" (disons des espèces minérales

De sorte que l'on devrait :
- utiliser de l'eau très pure
- chauffer l'eau pour chasser les gaz dissous, emprisonner l'eau ainsi chauffée dans une enveloppe hermétique aux gaz, avant de refroidir et congeler.

Qui me donnera le résultat de ces prévisions ? 

lundi 14 mai 2018

Faut-il encore le répéter ? La cuisine ne sera jamais une science de la nature


Vers une science culinaire ? Oui et non : tout dépend de ce que l'on nomme « science ».


Contrairement à ce que certains croient (en raison de déclarations fautives de grands cuisiniers du passé), la cuisine ne sera jamais scientifique, au sens des sciences de la nature que sont la physique, la biologie... En effet, les sciences de la nature cherchent les mécanismes des phénomènes, alors que la cuisine est l'activité de production des mets. La raison de la confusion ? Le mot  « science » a souvent été utilisé dans l'acception de « savoir », bien plus large que le sens qui est retenu par les sciences de la nature, et l'on confond bien trop souvent la rigueur avec la science.





Régulièrement, certains répètent une citation d'Auguste Escoffier, surtout quand ils sont accueillis dans l'Association des Disciples d'Escofffier : la cuisine deviendrait un jour une science.

Une science ? Le mot « science » a plusieurs acceptions, mais, pour notre discussion, il faut en retenir trois, avant de commencer la discussion:
- le savoir, comme dans des expressions « la science du coordonnier »
- les sciences de la nature : chimie, physique, biologie
- les sciences de l'humain et de la société


Escoffier a donc écrit que la cuisine deviendrait une science. Soit, mais quelle « science » ?
Si c'est un simple savoir, certainement : d'ailleurs, de ce point de vue, la cuisine ne deviendra pas une science, mais elle l'est déjà, car tout cuisinier a un savoir.

En revanche, la cuisine ne sera jamais une science de la nature, même si elle devient plus rigoureuse. En effet, les sciences de la nature ne sont pas simplement des activités précises, comme on le croit souvent, mais des activités entièrement « spéculatives » (Louis Pasteur a bien distingué les sciences -de la nature- et les applications des sciences), qui ont une méthode qui consiste en :
(1) observer un phénomène ;
(2) le caractériser quantitativement  (ici, quantitativement est le mot essentiel : il faut des mesures, des nombres);
(3) réunir les données quantitatives en « lois », c'est-à-dire en équations ;
(4) chercher des théories quantitativement compatibles avec des lois (par « théorie », il faut entendre « système d'équations »);
(5) chercher des conséquences des théories en vue de les réfuter par des expériences

On le voit, cette activité entièrement différente de la cuisine, que cette dernière soit précise ou pas. Il ne s'agit pas, il ne peut pas s'agir de produire des aliments, mais d'étudier.

La cuisine pourrait-elle devenir alors une science de l'humain et de la société ? Non, car la cuisine n'est pas une étude, mais une production. Ne confondons pas le spéculatif et l'opératif… en précisant que je ne mets pas l'un plus haut que l'autre. Ce ne sont pas des activités comparables.

Quelques grands anciens… qui n'ont pas toujours eu raison

Mais avant Escoffier, il y avait eu Carême : « La cuisine se veut également une science ». Que cela signifie-t-il ? Manifestement, oui, la cuisine est associée à un savoir, et il y a beaucoup de connaissance empirique dans la production d'aliments. Par exemple, le cuisinier sait bien apprécier des consistances, des à point de cuisson, ces moments où les émulsions sont sur le point de tourner, etc.
De sorte qu'il faut conclure que l'acception de Carême doit donc être : un savoir.
Et oui, l'activité culinaire est évidemment pleine de savoirs techniques. Autrement dit, quand Carême dit que la cuisine est une science, c'est une évidence.
Puis, quand Carême indique  « La science culinaire est plus salubre à la santé des hommes que tous les doctes préceptes de ceux qui prolongent les maladies par spéculation », c'est bien, à nouveau, l'acception de savoir qu'il retient, pas celle de science de la nature.

Les cuisiniers français Urbain Dubois, Emile Bernard, Jules Gouffé ou Joseph Favre poursuivent l'idée, mais quand ils disent utiliser des mesures précises, ils ne font pas des sciences de la nature pour autant, parce que la production, d'un côté, et la recherche scientifique, de l'autre, n'ont rien de commun. La production produit, alors que la science de la nature analyse en équations. On gagnera à relire Louis Pasteur, qui a bien expliqué les différences. Et l'on se contentera d'observer que oui, certains cuisiniers sont précis, rigoureux.

Favre, lui, évoque une « cuisine scientifique », qui serait, de toutes les sciences, celle qui s'attache à l'art de bien préparer les aliments ». Cuisine scientifique ? J'aimerais bien que l'on me dise ce que cela signifie : quel est ici le sens de scientifique ? Scientifique au sens de savoir ? Ou de science de la nature ? Je propose de penser que, à nouveau, cette citation est confuse. D'ailleurs, ce n'est pas le fait d'être précis qui fait d'une activité une science de la nature ; une cuisine précise est une activité technique précise, qui, d'ailleurs, se double d'une composante artistique et d'une composante sociale.

Passons à cette citation d'Escoffier qui est reprise partout, et qui est parfaitement fausse : « La cuisine, sans cesser d'être un art, deviendra scientifique et devra soumettre ses formules, empiriques trop souvent encore, à une méthode et à une précision qui ne laisseront rien au hasard ».
Là encore, je propose de penser que cette proposition est soit fausse, soit tautologique. La cuisine ne deviendra jamais scientifique, au sens des sciences de la nature, parce que, je le répète, la cuisine est une production, et pas une recherche des mécanismes des phénomènes. Et ce n'est pas parce qu'Escoffier était un grand restaurateur que nous devons gober ses élucubrations pour autant. D'autant qu'Escoffier, à ma connaissance, n'a jamais manié d'équations, lesquelles, on le répète, sont l'essence même des sciences de la nature.

Mais, pour ne pas lasser, je propose de laisser de côté le sens de savoir pour science, et d'introduire une nouvelle distinction, entre technique, technologie, et science (de la nature).

La cuisine, puisqu'elle est une production de mets, sera toujours une activité technique et artistique (le bon, c'est le beau à manger), assortie d'une composante sociale. Jamais, par principe, elle ne pourra devenir scientifique, sans quoi elle ne serait plus une activité de production de mets, mais une science de la nature, qui, alors, ne serait précisément plus de la cuisine.
Et c'est là la raison pour laquelle nous avons été conduit à créer une discipline scientifique, au sens des sciences de la nature, sous le nom de gastronomie moléculaire (à ne pas confondre avec la cuisine moléculaire). Pour le reste des temps, il y aura donc la cuisine, activité de production de mets, qui ne sera jamais une science de la nature, et la gastronomie moléculaire, science de la nature, qui ne produira jamais de mets.

Parfois, certains citent Edouard de Pomiane, qui avait introduit le mot « gastrotechnie » dans les années 1950, mais on trouvera dans « Pourquoi la cuisine n’est pas une science ?” (Sciences des aliments, 2006, 26 (3), 201-210) une analyse de la confusion intellectuelle qui conduisit à cette proposition. Microbiologiste à l'Institut Pasteur, Pomiane fut célèbre de son temps… mais ses ouvrages ne sont en réalité que des livres de recette par un amateur (éclairé) qui, quand il évoque des phénomènes physico-chimiques, écrit des absurdités.
Je ne prends qu'un exemple parmi mille : Pomiane dit avec beaucoup d'autorité qu'il faut un fouet en fil de fer, et un cul de poule en cuivre, pour monter des blancs d'oeufs en neige, parce que cela ferait un effet pile… mais n'importe qui peut s'amuser à monter des blancs en neige avec un fouet en plastique dans un bol en plastique, système où il n'y aura aucun « effet pile ». Je tiens à la disposition de qui veut les réfutations des prétentions scientifiques de Pomiane (pas à propos de microbiologie, discipline où je ne suis pas compétent).

Plus récemment Jean-Pierre Poulain propose que l'expression « cuisine moléculaire » désigne l'application des connaissances de la chimie et de la physique modernes à la cuisine. Puisque je suis moi-même celui qui introduisit l'expression « cuisine moléculaire », je peux témoigner que cela n'est pas complètement faux, bien que, en réalité, j'ai défini la cuisine moléculaire comme la forme de cuisine qui utilise des ustensiles rénovés (par rapport à ceux de Paul Bocuse, dans la Cuisine du Marché). Passer des ustensiles à l'application des connaissances, il n'y pas grande différence, même si je propose de conservation ma définition plutôt que celle de J.-P. Poulain.

Tout cela étant posé, ayant j'espère avoir bien séparé la science (de la nature) et la cuisine, il faut discuter une phrase que j'ai dite, et qui prend un autre sens quand elle est sortie de son contexte. Oui, la cuisine n'évoluera que si les cuisiniers la font évoluer. J'aurais beau faire toutes les propositions de nouveautés que je veux, la cuisine ne changera que si ces nouveautés sont mises en œuvre. Mieux encore, il faudra poursuivre l'inlassable œuvre d'explication, de présentation, de collaboration, afin que le monde culinaire s'empare des nouvelles techniques proposées, notamment dans la cuisine note à note.

Des faits


Les faits
Hervé This



Introduction.
Il se dit beaucoup de choses à propos de la gastronomie moléculaire et de la cuisine moléculaire, il se publie beaucoup de choses à propos des rapports entre la science et la cuisine, et je vois une immense confusion.
Je vois surtout beaucoup d'idées erronées à partir desquels s'élaborent des discours parfaitement fumeux. Les âmes simples et honnêtes ne s'y retrouvent plus, d'autant que les « marchands » ont généralement tout intérêt à entretenir la confusion.

Par exemple, sur Internet, je vois la gastronomie moléculaire, et même mes biographies ou ma photographie, insérée au milieu de réclames pour des produits variés. Je ne dis pas que ces produits sont mauvais, mais je dis simplement que ni la gastronomie moléculaire ni moi-même n'avons notre place à ces endroits.
Je manque de temps pour combattre l'infinité des théories fausses, notamment entre cuisine moléculaire et gastronomie moléculaire. Je manque de temps pour combattre efficacement les petites et grandes malhonnêtetés de ce monde : par exemple, j'ai vu des personnes organiser des conférences et annoncer que je viendrai... alors que je n'avais pas été invité ! Par exemple, je me suis vu à la télévision répondre à un journaliste (très connu) que je n'avais jamais rencontré ! Par exemple, je me suis vu affilié à un parti politique auquel je n'appartiens pas !

Je manque de temps pour envoyer des messages à toutes les personnes qui entretiennent malhonnêtement la confusion, et je crois que les rectifications seraient inutiles : l'hydre de Lerne repoussait ses têtes à mesure qu'on les coupait.

Ce qui me gêne plus, c'est que je ne peux pas non plus rectifier les confusions auprès des personnes honnêtes, ayant honnêtement cherché l'information et ayant trouvé des descriptions que je sais douteuses.

Il faut donc que je m'y mette, et que je produise ici des descriptions aussi propres que possible.


Une histoire :
Pour moi, tout a commencé le 16 mars 1980, un dimanche soir, alors que je me préparais à recevoir des amis à dîner. À l'époque, j'étais encore étudiant à l'Ecole de physique et chimie industrielle de Paris, (aujourd'hui l'ESPCI ParisTech), et nous avions pris l'habitude, avec la « bande des quatre du radiateur », de réviser nos examens chez moi tandis que je cuisinais.
Ce dimanche soir là, était-ce un de ces dîners ou bien un des innombrables autres dîners organisés avec des amis ? Je m'en souviens pas. Ce dont je me souviens, c'est que je disposais de bien peu de livres de cuisine. J'avais notamment le livre de la cocotte-minute Seb et quelques livres de poche peu coûteux comme les fiches recettes du magazine Elle. Et ce soir-là, c'est l'affiche de soufflé au roquefort que j'ai utilisée.

Cette fiche conseillait de cuire du beurre, du roquefort, de la farine, de faire ainsi un roux, et d'ajouter « les jaunes deux par deux ».
Pour un esprit rationnel et systématique, cette recommandation semblait bizarre : pourquoi l'ajout des jaunes deux par deux aurait-il été préférable à l'ajout de tous les jaunes ensemble ? Ne voyant aucune raison à ce conseil, j'ai décidé d'ajouter les jaunes tous ensembles … Et le soufflé fut raté. Pas raté complètement, évidemment, mais pas énormément gonflé. Je n'y prêtais pas une grande attention, mais il est évident que j'ai dû être vexé.
Le dimanche suivant, le 23 mars 1980, donc, de nouveaux amis sont venus dîner, et, en panne d'inspiration culinaire, je décidai de refaire ce même soufflé. A l'époque, j'avais encore besoin dont une recette, ce qui ne ni de retomber sur cette phrase bizarre : « ajouter les jaunes de deux parts de ». Comme j'avais été échaudés par le demi-succès précédent, j'y prête à une attention toute particulière, et je me vois encore me dire que si le soufflé était d'ailleurs avec des jaunes de deux par deux, alors ils devaient encore plus réussi avec des jaunes ajoutées un par un. C'est ce que je décidai de faire : à la béchamel au fromage initialement réalisé, j'ajoutais les jaunes d'oeufs un par un. Le soufflé fut meilleur ! Comme j'avais été alerté par ce point de détail, je décidai à la fois de rester chez moi le lendemain et de commencer une collection de ce que j'appelai à l'époque des dictons culinaires (je sais maintenant que le terme est inapproprié, et j'ai proposé le terme de « précision culinaire »).

Pour ce travail de recueil des précisions culinaires, assorti de tests expérimentaux, j'étais bien équipé, puisque, depuis l'âge de six ans, quand on m'a offert une boîte de chimie, je m'étais passionné pour la chimie au point de dépenser mon argent de poche en produits et en matériel, constituant ainsi un assez beau laboratoire personnel.
Ce laboratoire ne servait plus depuis 1976, quand j'étais entré à l'Ecole supérieure de physique et chimie de la Ville de Paris, où les laboratoires étaient bien mieux équipés que le mien. Toutefois, pour ces tests expérimentaux, il retrouvait l'utilité dont je me souviens m'être réjoui.

Et c'est ainsi que, dans des cahiers que je possède encore, j'ai noté des dictons culinaires les uns après les autres, à mesure que je lisais les livres de cuisine, non plus cette fois pour y trouver des recettes, mais pour un objectif très particulier : recueillir ces étranges informations qui sont transmises par les cuisiniers ou par les livres, à propos des opérations culinaires. Pour mes tests, la verrerie était utile, mais les principaux instruments utilisés étaient le microscope, la balance, le papier pH et les thermocouples.

Vers cette même époque, j'étais embauché d'abord aux éditions Belin et ensuite à la revue Pour la science, dont je profitais pour me former une culture en sciences des aliments, au détour de la rédaction d'articles relatifs à ce type de sujet. Cette position particulière dans le monde scientifique, au contact des meilleurs scientifiques français, avec la possibilité de m'intéresser au sujet de mon choix et la quasi obligation de consulter des scientifiques parmi les meilleurs, à des fins professionnelles, me permit de mener une double vie qui fut bien fut bientôt connu publiquement. Je n'ai plus d'informations exactes, mais je crois c'est à cette époque que je fus invité à faire un séminaire des physiciens à l'École normale supérieure de Paris, c'est en tout cas certainement à cette époque que je commençais à réunir l'ensemble du matériel intellectuel nécessaire à la production d'un livre qui fut publié en 1992 sous le titre Les secrets de la casserole.

1986 : rencontre de Nicholas Kurti. La chef de publicité, Susan Mackie, venait d'Europhysics Letters, où Nicholas était rédacteur en chef. A l'époque, si je compte bien, il était déjà âgé de 78 ans. Il n'était plus au Clarendon Laboratory, qu'il avait dirigé pendant longtemps, à Oxford, mais « déplacé » à plus de 400 mètres de son lieu initial (une règle, à Oxford), dans le Department of Engineering Science. Là, il s'intéressait surtout à l'application des outils et concepts de la cuisine en physique. Observons qu'il s'agit là de technologie, même si Nicholas effectuait quelques études scientifiques des phénomènes culinaires. Quand Susan apprit que je m'intéressais à la cuisine en chimiste, elle me signala l'existence de Nicholas, et dès qu'elle m'eut donné son numéro de téléphone, je l'appelai (dans la minute même ; à l'époque, j'étais en entrant à gauche du grand bureau de Pour la Science, rédacteur en chef adjoint).
Au téléphone, Nicholas fut enthousiaste, et nous devinmes amis en quelques secondes. Un vrai coup de foudre. Il me proposa de venir à Paris la semaine d'après, et nous nous donnâmes rendez vous chez Maitre Paul, un restaurant de la rue Racine, qu'il me fit connaître.
Nous nous rencontrâmes ainsi, devant une merveilleuse poule au vin jaune et aux morilles, Chez Maître Paul, arrosant notre déjeuner de vin jaune du Jura. Je ne sais pas comment cela se fit, mais tout naturellement, nous en vinmes à collaborer, et nous nous téléphonions quotidiennement, l'un poussant l'autre chaque jour. Je me souviens que Philippe Boulanger trouvait parfois que j'exagérais, et que les coups de téléphone étaient excessifs, mais comment les éviter ? Et puis il eut la grande « qualité » de ne jamais me faire de reproche explicite. D'ailleurs, je travaillais quand même dur, pour « ma » revue (disons « notre » revue).
Quoi qu'il en soit, nous en vinmes avec Nicholas à une sorte de modus vivendi, où il répétait à Oxford mes expériences de Paris, et inversement. Evidemment, quand on me proposais de faire quelque chose, j'associais Nicholas, et inversement. Par exemple, invité à parrainer une promotion de l'ENSBANA, à Dijon, je proposais à Nicholas d'être parrain avec moi, et quand la maison d'édition BBC Books proposa à Nicholas de faire des « scientists notes » du livre Blanc Mange, il me proposa de le faire avec lui. Nous étions deux doigts d'une main.
Il faudrait, ici, que je fasse un état de tous nos travaux communs. A venir.

1988 : Rapidement, nos discussions nous conduisirent à évoquer l'activité qui était la nôtre. Un jour, quand je lui proposais de faire une Société internationale de … quelque chose à définir (j'occupais alors mon bureau du premier étage), il me répondit qu'il était trop tôt. Mais nous fûmes d'accord pour dire qu'il fallait que les quelques personnes qui, comme nous, s'intéressaient au thème « science et cuisine », pourraient utilement se rencontrer. Nicholas avait -semble-t-il, mais je n'en ai pas de preuve personnelle- déjà discuté de ce type de choses avec diverses personnes, comme Elizabeth Thomas, aux USA, mais c'est dans mon bureau que prit naissance l'idée d'un International Workshop. Il fallait un nom. Je proposais « molecular gastronomy », pour faire comme pour « molecular biology », mais Nicholas, physicien, avait le sentiment que le nom serait trop « chimique », et il insista pour que nous ajoutions « et physical ». Je respectais sa demande, et ce fut les « International Workshop on Molecular Gastronomy ».
Où les tenir ? Nicholas connaissait Antonino Zichichi, qui dirigeait le Centre de culture scientifique d'Erice, en Sicile. Nous l'appelâmes, et Zichichi nous demanda de montrer l'intérêt de la chose. Je proposais à Nicholas d'inviter des lauréats du prix Nobel, tels que Jean-Marie Lehn et Pierre Gilles de Gennes. Pierre-Gilles nous donna son accord, de sorte que Zichichi nous donna le sien. C'était lancé.
De ce point là, il fallut tout composer. Nous savions qu'il s'agissait de sciences, que nous définissions une nouvelle discipline scientifique, et nous prévoyons de réunir des cuisiniers (qui apportent des faits) et des scientifiques. Nous pensons attirer les cuisiniers en leur donnant de nouveaux ustensiles, ingrédients, méthodes. De la technologie afin : (1) d'être utiles ; (2) de faire une réunion bien vivante ; (3) de disposer de savoirs culinaires que nous pourrions explorer.
Nous voulûmes avoir des gens du monde entier, et il nous parut opportun de demander à Harold McGee d'être un « directeur  invité » pour le premier congrès. Harold accepta.
Le plus souvent, tout cela se fit par téléphone, par lettre ou par fax. J'ai encore bien des courriers, souvent sur des papiers thermosensibles qui ont mal vieilli.
Nous cherchâmes également des sponsors. Par exemple, Nicholas nous fit envoyer des biscuits, tandis que LVMH nous procurait du champagne (il y en avait à toutes les pauses!).

1992 : premier colloque, un succès, la presse s'en fit un large écho

1992 : Les secrets de la casseroles est publié au retour du congrès. Immédiatement le livre fut un succès de librairie, tout l'été présent dans les meilleures ventes.

1993 : pour mes dix ans de mariage, je décidais de tester une précision culinaire relative à la cuisson des cochons de lait, devant une centaine de personnes. Jeffrey Steingarten, de Vogue New York, était présent pour le reportage.

1994 : Scientific American me demande (j'associe Nicholas, évidemment) un article, et nous publions « Chemistry and Physics in the Kitchen ». Dans la conclusion, je pose les bases de la « cuisine note à note ».

1995 : Révélations gastronomiques, autre colloque à Erice ; laboratoire au Collège de France à l'invitation de Jean-Marie Lehn
J'invente le chocolat chantilly.

1996 : Thèse « La gastronomie moléculaire et physique » (voir fichier spécifique, car croustillant!)

1997 : publication du Traité élémentaire de cuisine

1998 : Libération fait un numéro de Noël où nous faisons le reportage chez Pierre Gagnaire. Passant devant Ledoyen, je pense à la bière, et j'en viens à proposer à Pierre, la première fois que je le rencontre, de faire une émulsion de bière, qui marche parfaitement.

1999 : voyant que mes conférences, où je parle de cuisine note à note, sont moins sollicitées (la chimie faisait peur, à l'aube de l'an 2000), je fais machine arrière, et j'introduis le constructivisme culinaire.
Chantal, deuxième épouse de Pierre Gagnaire, le pousse à me demander une collaboration... la même semaine où Guy Ourisson me demande une conférence pour le Cercle de l'Académie des sciences. Nous décidons de faire un repas pendant la conférence. C'est le début d'une collaboration amicale merveilleuse.

2000 : Le diner fait, nous décidons de faire un site, pour continuer à « jouer » ensemble.
Habilitation à diriger des recherches, à l'Université Paris Sud, Orsay, à la demande de Guy Ourisson, alors président de l'Académie des sciences. Au jury, Pierre Gagnaire, Etienne Guyon (alors directeur de l'Ecole normale supérieure), Xavier Chapuisat, président de l'université, mon ami Georges Bram et Alain Fuchs, aujourd'hui président du CNRS.
J'entre à l'INRA à plein temps, en quittant la revue Pour la Science.
Heston Blumenthal passe un jour au laboratoire, au Collège de France, et je lui montre plein de choses

2000 : projet européen Innicon, construit autour de mon groupe du Collège de France. Heston et sa famille viennent dans le Tarn, où nous faisons une expérience sur la couleur verte des haricots verts.

2001 : lors d'une réunion d'Innicon, à Paris, je dis à Heston qu'il ne fait pas de gastronomie moléculaire, mais de la cuisine moléculaire. Publication d'un texte pour expliquer la différence dans Les sciences des aliments.

2004 :
Création de la Fondation science et culture alimentaire
Création de l'Institut des Hautes Etudes du goût, de la gastronomie et des arts de la table
Création des Cours de gastronomie moléculaire d'AgroParisTech : publics, gratuits, non diplômants, à l'image de ceux du Collège de France.

2006 : Qualification de professeur des universités, déménagement du laboratoire à l'INA P-G (devenu AgroParisTech)

2011 : Chaire Francqui, au titre national belge, élu professeur consultant à AgroParisTech, élu membre de l'Académie d'agriculture de France et président de la Section VIII (alimentation humaine).


jeudi 10 mai 2018

Il faut tendre avec effort à l'infaillibilité sans y prétendre



Je citais naguère, jusqu'en exergue d'un de mes livres, la devise du chimiste Michel-Eugène Chevreul : "Il faut tendre avec effort vers la perfection sans y prétendre". J'aimais cette idée d'un travail qui n'a pas de prétention, mais qui veut seulement - au fond, comme les séances d'amélioration de l'esprit de Michael Faraday- un petit mieux de la pensée. Et puis, j'aimais aussi cette idée qu'un travail acharné vient à bout de tout... ce qui est humain, sachant par ailleurs que la perfection n'est pas de ce monde, de sorte que l'on aurait été dans l'erreur de penser que l'on puisse atteindre la perfection. D'ailleurs, qui dit que l'imperfection n'est pas une caractéristique de la beauté ?


Tout cela était bien... mais je trouve, dans le livre Chevreul, un savant des couleurs, que cette devise que j'attribuais à Chevreul est prise à Malebranche, avec une variante : "On doit tendre avec effort à l'infaillabilité sans y prétendre".

J'y suis allé voir de plus près, et j'ai trouvé, dans Nicolas Malebranche (La Recherche de la Vérité, Livre Premier : Des Sens. https://fr.wikisource.org/wiki/De_la_recherche_de_la_v%C3%A9rit%C3%A9/Livre_I) :
"S’il est donc vrai que l’erreur soit l’origine de la misère des hommes, il est bien juste que les hommes fassent effort pour s’en délivrer. Certainement leur effort ne sera point inutile et sans récompense, quoiqu’il n’ait pas tout l’effet qu’ils pourraient souhaiter. Si les hommes ne deviennent pas infaillibles, ils se tromperont beaucoup moins, et s’ils ne se délivrent pas entièrement de leurs maux ils en éviteront au moins quelques-uns. On ne doit pas en cette vie espérer une entière félicité, parce qu’ici-bas on ne doit pas prétendre à l’infaillibilité ; mais on doit travailler sans cesse à ne se point tromper, puisqu’on souhaite sans cesse de se délivrer de ses misères. En un mot, comme on désire avec ardeur un bonheur sans l’espérer, on doit tendre avec effort à l’infaillibilité sans y prétendre.
"Il ne faut pas s’imaginer qu’il y ait beaucoup à souffrir dans la recherche de la vérité ; il ne faut que se rendre attentif aux idées claires que chacun trouve en soi-même, et suivre exactement quelques règles que nous donnerons dans la suite. L’exactitude de l’esprit n’a presque rien de pénible ; ce n’est point une servitude comme l’imagination la représente ; et si nous y trouvons d’abord quelque difficulté, nous en recevons bientôt des satisfactions qui nous récompensent abondamment de nos peines ; car enfin il n’y a qu’elle qui produise la lumière et qui nous découvre la vérité."

Il est donc question ici d'infaillibilité, et non de perfection. C'est bien plus intéressant, car l'infaillibilité est accessible ; disons plus accessible que la perfection. Mais nos efforts, dit Malebranche, ne doivent pas nous rendre présomptueux, prétentieux...
D'ailleurs, il n'est pas anodin que cette discussion soit d'un prêtre, et qu'il soit en réalité question non pas de sciences de la nature, mais sans doute bien plus de position théologique ou morale.