vendredi 22 décembre 2017

On ne doit plus parler d'albumine, mais éventuellement d'albumineS

Albumine ? On entend des cuisiniers dire qu' « elle coagule », dans diverses circonstances, telles que pâtés, terrine, quenelles, viandes cuites à basse température, poisson braisé… (je donne une liste de ce que j'ai très rapidement trouvé sur internet).

Pourtant, il faut dire, redire, enseigner que l'albumine n'existe pas ; qu'elle n'existe pas plus que n'existe « la chlorophylle ».


Pour comprendre, il faut reprendre les choses historiquement.

Tout a commencé avec les pharmaciens (qui ont développé les sciences chimiques, avec les chimistes) : au dix-huitième siècle, ils avaient observé que les viandes, les poissons ou les oeufs se distinguaient des végétaux, parce qu'ils putréfiaient, avec une odeur ammoniaquée, bien différente de celle des végétaux qui pourrissent.
Plus précisément, ils observèrent la formation d'ammoniaque, qui faisait changer de couleur le « sirop de violette », cet ancêtre des « papiers pH » que l'on utilise pour mesurer l'acidité, et qui ne sont en réalité que des bandes de papier imbibées de composés tels ceux qui donnent la couleur aux fruits et aux fleurs.

Bref, nos chimistes se mirent à tester des tas de produits, et ils découvrirent que le blanc d'oeuf était le prototype de ces matières animales coagulantes, d'où le nom d'albumen, pour le blanc d'oeuf, et d' « albumine », pour la partie du blanc d'oeuf qui était responsable à la fois de la coagulation et du changement de couleur.


Puis, au tout début du dix-neuvième siècle, le pharmacien Antoine François de Fourcroy découvrit de l' « albumine » dans les végétaux : dans les lentilles et d'autres légumineuses riches en ce que nous nommons aujourd'hui des protéines, il y a des « substances » qui coagulent à la chaleur, qui putréfient en libérant de l'ammoniac, et qui teintent le sirop de violette.

Puis vint l'analyse chimique et la chimie moderne, qui permirent notamment de reconnaître dans la gélatine la même composition chimique que dans l'albumine… alors que la gélatine ne coagule pas à la chaleur.
Et, d'autre part, on découvrit des « substances » qui contenaient aussi de l'azote, putréfiaient en teintant le sirop de violette, mais qui ne coagulaient pas.


Bref, progressivement, les sciences de la chimie comprirent que certains composés seulement entraient dans une catégorie qui fut nommée « protéines » au début du vingtième siècle.

 Les molécules de toutes les protéines sont principalement faites de chaînes dont les maillons sont des résidus d'acides aminés.
La gélatine, par exemple, est une forme dégradée (par la cuisson) de la protéine nommée « collagène », qui se trouve dans les tissus animaux ; comme on le sait bien, elle ne coagule pas.
Le lait contient des « caséines », à côté d'autres protéines ; certaines caséines coagulent… quand on acidifie ou qu'on ajoute de la présure.
Les viandes sont des tissus musculaires, dont la contraction est assurée par deux sortes de protéines, nommées « actines » et « myosines », qui coagulent, et le sang contient une protéine qui coagule également (d'où le boudin).
L'oeuf, enfin, contient une vingtaine de sortes de protéines différentes, et l'ovalbumine, dans le blanc, n'est que l'une d'entre elles (qui coagule, comme on le sait). Elle est l'homologue, bien que différente, de la protéine du sang nommée albumine sérique.


Très généralement, la catégorie est albumines est très vaste, puisqu'elle désigne aujourd'hui des protéines solubles dans l'eau, qui coagulent à la chaleur. Cela n'a plus aucun sens de parler de « l'albumine », et il faut, selon les cas, parler soit des protéines, soit des albumines… mais je doute que la seconde dénomination soit très utile, en cuisine. Parlons donc plutôt des protéines, et laissons l'albumine aux historiens ou aux scientifiques.











Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

Parlons des chlorophylles, et pas de chlorophylle !




Naguère encore, on parlait de la préparation du « vert d'épinard ». Aujourd'hui, on entend parler de « chlorophylle ». 
Dégringolade terminologique : on disait quelque chose de juste, et l'on dit maintenant quelque chose qui a une apparence scientifique… mais qui est faux.



Expliquons : le vert d'épinard est une préparation ancienne, que l'on obtient en broyant des épinards, puis en chauffant doucement le jus, dans une casserole ; se séparent une mousse d'un beau vert, en surface, et un liquide brun, qui décante.
On récupère la partie verte pour colorer en vert diverses préparations, telle la mayonnaise, en vue de donner une fraîche couleur.
Il y a quelques siècles, quand la religion catholique était plus forte, en France, le vert avait l'intérêt d'être associé au printemps, et, de ce fait, à la résurrection de Jésus.

Le mot «chlorophylle» fut introduit en 1818 par les pharmaciens français Joseph Bienaimé Caventou (1795–1877) et Pierre Joseph Pelletier (1788-1842), de l'Ecole de pharmacie de Paris, pour désigner le  « pigment » extrait des végétaux verts, et que l'on croyait constant.
Nos deux pharmaciens et chimistes reconnaissaient toutefois que le changement de mot n'était pas grand-chose :

« Nous n'avons aucun droit pour nommer une substance connue depuis longtemps, et à l'histoire de laquelle nous n'avons ajouté que quelques faits ; cependant nous proposerons, sans y mettre aucune importance, le nom de chlorophylle... ».

Puis, progressivement, les physico-chimistes apprirent à séparer les différents  composés présents dans cette matière verte : Georges Gabriel Stokes (1864), H. C. Sorby (1873), Mikhail Tswett (1906), et Richard Willstätter (1872-1942) découvrirent que la couleur des végétaux verts est due à la fois à des composés verts ou bleus, et à des composés jaunes, orange ou rouges.
On conserva le nom de « chlorophylle » pour les premiers, mais ce mot fut donné à l'ensemble de la famille, et chaque composé fut désigné par une lettre : a, a', b, b', c…
On connaît aujourd'hui une foule de chlorophylles, et parler de « la chlorophylle » n'a plus aucun sens. Il faut parler « des chlorophylles ».




















Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

Je redonne cette information que l'on me demande



Permettez-moi de vous raconter l'aventure extraordinaire de la sauce mayonnaise, afin que nous comprenions mieux ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas.

Je commence l'histoire en 1740, avec Louis-Auguste de Bourbon, qui écrit dans Le Cuisinier gascon : « Vous avez une rémoulade chaude, faite avec toutes sortes de fines herbes & beurre de Vamvre, finir de bon goût, jus de citron ».

On observe ainsi qu'il y a des rémoulades chaudes, et des rémoulades froides, ce que confirme Menon en 1755, dans Les soupers de la cour, ou l’Art de travailler toutes sortes d’aliments pour servir les meilleurs tables, suivant les quatre saisons : sa rémoulade chaude est composée d'oignons, huile, vin blanc, bouillon, herbes, et sa rémoulade froide de « persil, ciboule, échalotte, une gousse d’ail, capres, anchois, le tout haché très fin, délayez avec une cuillerée de moutarde, huile, vinaigre, sel, gros poivre ».

Quoi de commun entre ces sauces ? Cela figure dans d'autres passages, mais il y a le mot « rémoulade », que l'on trouve aujourd'hui encore dans « rémouleur », « rémouler » : il s'agit de faire un geste répétitif, et, pour une sauce, on sait que les liaisons par émulsion imposent ce type de gestes. La rémoulade, c'est une sauce que l'on dirait aujourd'hui travaillée, maniée, rémoulée.

Passons au XIXe siècle, avec Le cuisinier national de la ville et de la campagne : « Rémolade verte. Ayez une petite poignée de cerfeuil, la moitié de pimprenelle , d’estragon, de petite civette, vous ferez blanchir ces herbes que l’on appelle Ravigote ; quand elles seront bien pressées, vous les pilerez, ensuite vous y mettrez du sel, du gros poivre, plein un verre de moutarde : vous pilerez ensuite le tout ensemble, puis vous y mettrez la moitié d’un verre d’huile que vous amalgamerez avec votre ravigote et moutarde ; le tout bien délayé, vous y mettrez deux ou trois jaunes d’oeufs crus, et quatre ou cinq cuillerées à bouche de vinaigre ; vous mettrez le tout ensemble et vous le passerez à l’étamine comme si c’était une purée ; il faut que votre rémolade soit un peu épaisse ; en cas qu’elle ne soit pas assez verte, vous y mettrez un peu de vert d’épinard ».

Ici, on retrouve le fait que, dans la rémoulade, il y a de la moutarde. A cette base, on ajoute du jaune d'oeuf, parce que les cuisiniers savent bien que le jaune donne beaucoup de goût. Puis on travaille pour obtenir la sauce épaisse : à une époque où l'on ignorait la raison de la fermeté des émulsions (on se souvient qu'une émulsion n'est pas une mousse!), on voit qu'il y avait quelque merveille à obtenir cette liaison. On voit surtout que la rémoulade était d'abord la moutarde ; le jaune d'oeuf n'est qu'un raffinement ultérieur, important du point de vue gustatif.

Tout allait pour le mieux… jusqu'à ce que, au dix-huitième siècle, quelqu'un se passe de moutarde, et obtienne une sauce d'un goût bien plus fin que celui de la rémoulade, en émulsionnant de l'huile dans un mélange de jaune d'oeuf et de vinaigre : la mayonnaise était née.

Les histoires abondent, sur la découverte de cette sauce merveilleuse, mais ce qu'il faut observer, c'est que la mayonnaise n'a pas de moutarde… sans quoi c'est une rémoulade. Le cuisinier Philéas Gilbert le disait d'ailleurs justement «  la moutarde est le savorisme particulier de la rémoulade ».

Aujourd'hui, je vois de nombreux cuisiniers faire un saut en arrière, avec des sauces qu'ils nomment fautivement des mayonnaises, et qui sont en réalité des rémoulades. Les deux sauces ont des goûts différents, des usages différents, mais l'histoire de la cuisine est claire : il ne faut pas confondre les deux, et, surtout, je crois que c'est une erreur (ou une faute, selon les cas) que de régresser, du point de vue de la technique culinaire.

Décidément, les mots justes sont essentiels, en cuisine ; n'est-ce pas ?














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ravigote et rémoulade




J'ai vu parfois des sauces faites de vinaigrette et d'oeuf dur qui étaient nommées « sauces ravigotes ». Erreur !

 Depuis au moins la Renaissance, la sauce ravigote est un mélange d’herbes aromatiques ou de salades travaillées (hachées, ciselées, broyées), après un éventuel blanchiment.









Mais reprenons calmement. Ce que l'on nomme "ravigote", sans ce que cela soit une sauce, c'est un mélange d'herbes aromatiques ou de salades hachées, après blanchiment éventuel.



Ce mélange, nommé ravigote, donc, peut être introduit dans toute sauce, qu’elle se nomme mayonnaise, ou tartare, ou vert-pré, ou... simplement ravigote, quand les herbes sont la base essentielle de la sauce, et que cette dernière ne tombe pas dans une autre catégorie.



Quand il y a de la moutarde, à la base, pour faire la liaison (avec émulsion d’une matière grasse liquide éventuelle), alors la sauce devient une rémoulade... puisqu’il y a de la moutarde, et que celle-ci est le savorisme particulier des sauces rémoulades, que ces dernières contiennent des herbes ou non.

Dit plus succinctement, une rémoulade est une sauce bien travaillée, à base de moutarde ; une ravigote est un mélange d’herbes, qui peut donner son nom à une sauce.



Sauce dont il existe des versions chaudes ou froides.

Par exemple, on obtient une ravigote chaude à partir de beurre et de farine chauffés, puis additionnés de bouillon et d’herbes hachées menu, avec du jus de citron.



L'auteur d'un livre de cuisine célèbre, Menon (c'est le pseudonyme d'un personnage que l'on ne connaît pas), au 18e siècle, donne la recette d’une « Sauce bachique à la ravigotte" : "Faites bouillir deux grands verres de vin blanc avec un peu de blond de veau, estragon, cresson alénois, cerfeuil, une gousse d’ail, deux échalottes, persil, ciboules, sel, gros poivre, faites réduire au point d’une sauce ».

Et c'est ainsi, par l'usage juste du mot « ravigote », que la cuisine est encore plus belle !


















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Würtz, liebig et mayonnaises collées

Pourquoi les liebigs ne sont pas des mayonnaises collées, ni des würtz ?


Les "liebigs" ?
Ce sont des préparations que l'on obtient en dissolvant de la gélatine dans une solution aqueuse (vin, vinaigre, bouillon, thé, café, jus de fruit, etc.), puis  en ajoutant de l'huile goutte à goutte en fouettant comme quand on prépare une mayonnaise.
J'ai inventé cette préparation il y a plusieurs dizaines d'années, et l'on obtient d'abord une émulsion... qui gélifie physiquement, ce qui permet de produire une couche brillante, avec du goût, sur une pièce, comme une sauce chaud-froid.


Il y a une parenté avec la sauce mayonnaise collée, qui s'obtient avec une sauce mayonnaise à laquelle on ajoute une gelée fondue : on pose alors le récipient sur glace, et l'on fouette jusqu'à la prise. Dans ce second cas, on obtient une sorte de mousse émulsionnée et gélifiée... qui se distingue également des "würtz", que j'avais inventés il y a encore plusieurs dizaines d'années.


Pour les würtz, pas d'émulsion, mais seulement une mousse gélifiée physiquement que l'on obtient de la façon suivante : à une solution aqueuse, on ajoute de la gélatine, puis on fouette sur glace.


Pour être bien clair, je propose les schémas suivants :


La partie en bleue est la solution aqueuse. Les gouttelettes d'huile sont en jaune, et les disques blancs représentent des bulles d'air.

Le goût ? Il peut être celui que l'on veut ! 

Voulez vous des recettes ? Le mieux que je puisse faire, c'est de vous engager à aller les prendre sur le site de mon ami Pierre Gagnaire, à qui je donne une invention chaque mois depuis plus de quinze ans : http://www.pierre-gagnaire.com/pierre_gagnaire/pierre_et_herve









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jeudi 21 décembre 2017

On oublie trop souvent que l'on est protégé

On lit dans Aaron J. Ihde, The Development of Modern Chemistry (Dover, New York, USA, 1984, p 440) :

"Pendant 30 ans, après la publication d'Accum, la seule demande d'une réforme, en Angleterre, fut celle qui fut exprimée dans un tract à sensation publié anonymement en 1830. En 1850, Alphonse Normandy publia un livre qui eut du succès, Handbook of Commercial Analysis, qui recommendait une inspection au microscope des aliments et médicaments. Peu après, Arthul Hill Hassall raporta que, au microscope, on pouvait distinguer le café de la chicorée, du blé grillé, des poussières et des divers adultérants. Il fut chargé par Thomas Wakley, éditeur d'un journal médical indépendant, The Lancet, de diriger une Commission sanitaire analytique pour examiner les autres aliments. Des rapports furent publiés régulièrement. Sur 36 échantillons de café, seuls 3 étaient purs ; de l'alun était présent dans 49 échantillons de pain. Sur 28 échantillons de piment de Cayenne, 4 seulement étaient purs ; 13 contenaient du  minium (oxyde de plomb) et l'un contenait du vermillon (du sulfure de mercure). La quasi totalité des bonbons étaient colorés avec du chromate de plomb, du minium, du vermillon, de l'arsenate de cuivre, de la céruse (carbonate de plomb).

Qui a dit que des agences d'état telle que la DGCCRF (direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) étaient inutiles ?
Faisons confiance à nos experts, et ne laissons pas le commerce vendre n'importe quoi.








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A propos de pot au feu

On trouve dans Ginette Mathiot (Je sais cuisiner , Nouvelle édition revue et augmentée, Albin Michel 1990 , p. 724 n°2082) cette indication à laquelle je ne crois guère :


« Pour attendrir le pot-au-feu. Si la viande de bœuf apparaît dure malgré deux heures trente de cuisson, introduire dans le bouillon deux cuillères d'eau de vie (à 40°). La viande deviendra tendre. »

Le test n'est pas difficile à faire, mais nous ne pourrons pas le faire lors des séminaires de gastronomie moléculaire, car ces derniers ne durent que deux heures.

Qui s'y met ?






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