On se souvient que, dans des billets précédents, j'ai proposé de revenir sur le mot « enseignement », auquel je propose de remplacer "apprentissage". Non pas apprentissage au sens légal de ces périodes d'alternance, mais apprentissage au sens de Johann Wolfgang Goethe, celui du jeune Werther, la connotation romantique en moins (ou pas, mais cela est une autre affaire).
Bref, je soutiens que la vraie question de l'éducation est moins d'enseigner pour les professeurs que d'apprendre pour les étudiants. Ce renouvellement de la question éducative pose donc la question des enseignants et des professeurs. Quelle différence ?
Dans un autre billet, j'ai discuté la question des "enseignants", terme un peu barbare qui fut introduit pour des raisons idéologiques. Pourquoi le terme est-il barbare ? Pensons à "apprenants", "soignants", et pourquoi pas "recherchants", tant qu'on y est à parler comme des cochons. Pourquoi le mot est-il idéologique ? Parce qu'il fut introduit pour ne faire qu'un corps, qui aurait gommé les différences entre les instituteurs, les professeurs des écoles, les maîtres, mais aussi les maîtres de conférences, les professeurs d'université. Une sorte d'utopie égalitariste idiote, qui prétend que les mots suffisent à nier les faits.
Ici, au contraire de ce mouvement de nivellement, je propose de bien distinguer, car il est juste d'observer que c'est la distinction qui permet l'analyse fine, et l'efficacité : quel travail ferait un ébéniste qui confondrait marteau et tournevis, cheville et mortaise ? Si les termes techniques se sont multipliés, dans les métiers, c'est parce que les divers objets ont des fonctions tout à fait spécifiques. Et même si l'être humain n'est pas un ustensile (ce que dit justement Confucius), nous voyons bien qu'il y a des différences de compétences. Les diplômes reconnaissent ces dernières, et les diverses dénominations visaient, et visent encore, à mieux comprendre qui fait quoi, notamment dans l'éducation.
Voyons donc en quoi des professeurs ne sont pas seulement des enseignants. Professer, c'est étymologiquement "dire devant", c'est-à-dire exposer des valeurs, alors que l'enseignant se contente d'essayer de transmettre des données techniques. Surtout au XXIe siècle, alors que nous disposons d'Internet et de cours en ligne à foison, il est devenu complètement obsolète de chercher à transmettre des données techniques, que, de toute façon, nous ne pouvons pas transmettre, et que seuls les étudiants peuvent obtenir.
Nous ne pouvons faire qu'une chose : donner aux étudiants l'envie d'apprendre. Cette envie se replace dans un cadre, un cadre de valeurs, et professer devient une manière de faire un acte de foi. Pas un acte de foi religieuse, bien sûr, mais un acte de foi quand même : en sciences de la nature, nous avons foi dans l'hypothèse selon laquelle le monde est écrit en langage mathématique. C'est là une vraie valeur, et un émerveillement permanent de voir que les équations collent si bien au réel. Mais il y a aussi l'extraordinaire capacité prédictive des théories, et ce bonheur de repousser chaque jour les frontières de l'inconnu.
Bref, professer, c'est notamment faire état d'un émerveillement.
Dans un autre billet, je discutais d'ailleurs la question de l'enchantement ou de désenchantement du monde et je montrais que la science, au lieu de désenchanter le monde, l'enchantait bien plus que tout autre activité humaine. Cet enchantement est sans doute le fondement du travail du professeur. Il y a quelques années, je proposais de structurer les cours en : données, méthodes, notions et concepts, anecdotes, et valeur. Aujourd'hui, je crains de m'être un peu trompé : j'avais pris les choses à l'envers, et je crois plutôt qu'il faut d'abord exposer des valeurs, c'est-à-dire les motifs, les raisons, pour ensuite être convaincu qu'il devient intéressant de s'intéresser aux concept, notions, méthodes, et, finalement, aux données. Au fond, puisque les étudiants 2.0 n'ont plus besoin des enseignants, il reste un besoin de professeurs, et, si l'on regarde bien, si l'on écoute ceux qui ont eu de bons professeurs, on entend toujours la même chose, à savoir qu'ils leur sont reconnaissants de leur avoir transmis des valeurs.
Pour ce qui me concerne, ces valeurs sont inscrites sur le mur de mon laboratoire, mais elles sont aussi données en ligne dans de de nouveaux documents, et je crois que je ne peux rougir d'aucune d'entre elles. Je ne crois pas inutile de les transmettre, et peut-être même de les discuter, car si nous sommes honnêtes, économique et intellectuellement, alors aucune question n'est gênante.
Par exemple, ce matin, un correspondant m'interrogeait sur la cuisine note à note, sur la cuisine moléculaire, sur la gastronomie moléculaire. Dans ses questions, il y en avait sur les OGM et les relations avec la gastronomie moléculaire. Je lui ai répondu que je ne répondrai pas à sa question, car c'est le seul moyen de perdre des amis et de ne convaincre personne. Ce matin donc, il me disait si la question était gênante, il pouvait la laisser tomber. Au contraire ! Il faut qu'il garde la réponse que je lui ai faite, car cette dernière n'est pas une absence de réponse ; c'est, au contraire, la vraie réponse qu'il fallait donner ! Je ne suis absolument pas gêné par sa question, et j'ai répondu comme je devais le faire : aussi intelligemment que possible. D'ailleurs, pour mieux expliquer ma position, et pour expliquer pourquoi ma réponse était "pédagogique", je propose de rappeler que mes enfants, tout jeunes, étaient toujours furieux que je réponde "le cassis" quand ils me demandaient si je préférais la fraise ou la groseille. Je maintiens que c'était la meilleure réponse à donner. La question qu'ils posaient n'était pas gênante... mais elle était inappropriée.
Et je termine ce billet sur cette observation : et si certaines questions étaient déplacées ? Et comment catégoriser ces questions déplacées ?