Naguère, il y avait des mots et des phrases que l'on ne devait pas utiliser à propos des aliments et, par exemple, le juriste Jean Anthelme Brillat-Savarin, qui popularisa l'usage du mot gastronomie en français, écrivit en 1825 : "les animaux se repaissent, l'homme mange mais seul l'homme d'esprit sait manger".
Je n'aime guère cette différence entre les hommes et les hommes d'esprit, et je regrette aussi que les femmes ne soient pas évoquées, mais je conserve de cet aphorisme l'idée que l'être humain fait plus que simplement mastiquer des aliments et récupérer des nutriments.
Savoir manger, c'est un acte de culture : il s'agit de penser à celle ou à celui qui a préparé le mets (on verra pourquoi je ne dis pas "aliment"), à celle ou celui qui l'a apporté jusqu'à nous, qui nous l'a servi ; savoir manger, c'est être capable d'une appréciation gustative, le goût étant cette sensation synthétique qui inclut jusqu'au mot.
Savoir manger, cela signifie savoir reconnaître des codes de préparation des mets, mais surtout savoir comprendre qu'il y a une différence essentielle entre les aliments et les mets.
Nous ne mangeons pas des ingrédients, nous ne mangeons pas des nutriments, et l'alimentation humaine diffère de l'alimentation animale par la préparation culinaire. Et cela fait la différence avec l'animal.
C'est pour ces raisons (et d'autres) qu'il était naguère considéré comme vulgaire de parler de manger : on parlait de déjeuner, de dîner, de souper. On ne souhaitait pas un "bon appétit", et si le "bonne dégustation" que l'on entend aujourd'hui échappe à cette vulgarité stomacale, elle a toutefois la prétention de laisser penser on que ce qu'on nous présente mérite beaucoup de considération, une façon de pêcher des compliments.
Dans la catégorie des affreuses expressions, je me souviens de collègues à New York qui, vers midi, m'ont dit "let's grad food", allons ramasser de quoi bouffer. Bien sûr, ma traduction est exagérée, mais l'idée y est quand même.
Je me souviens également, dans un pays
étranger, pour le déjeuner au cours d'une réunion qui durait une journée entière, avoir vu entasser d'abominables
sandwichs, sans goût, avec du fromage insipide, un pain tout mou... Manifestement, nos
collègues organisateurs n'étaient pas des gourmands et encore moins des
gastronomes. D'ailleurs, les mêmes, le soir, se bâfraient de bière,
ignorant que notre Brillat-Savarin avait un autre aphorisme : quiconque s'indigère ou s'enivre ne sait ni boire ni manger.
Manifestement, il y a lieu d'enseigner à manger, dès le plus jeune âge, dès l'école si les parents sont défaillants, et même ensuite, car nous mangeons trop vite.
Nous ne cherchons pas suffisamment la culture derrière les mets ; nous négligeons trop la communion intellectuelle avec l'équipe qui a préparé les mets, ou avec nos commensaux.
Le diable, c'est de manger des ingrédients, des nutriments... Le paradis, c'est le mets, préparé avec soin, dégusté en bonne compagnie.
D'un côté l'animalité et de l'autre
l'amour !