J'hésite d'abord à utiliser ces deux
mots, spéculatif et opératif, parce qu'ils sont largement utilisés dans
des cercles... disons philosophiques.
En outre, les utiliser d'emblée risquerait
de tourner au cliché.
Partons donc de quelque chose de simple, de concret : la cuisine.
Et, mieux encore, d'un mets populaire, à savoir un poulet rôti.
Il est vrai que l'on peut discuter ce poulet rôti du point de vue de
sa production. Il y a des gestes à effectuer pour l'obtenir : prendre un
poulet, le tuer, le plumer, le vider, le rôtir. On effectue des
opérations, et la description est donc opérative.
Malgré nos cercles
philosophiques, conservons le mot, puisqu'il s'impose dans notre langue.
Cela dit, il y a aussi un "commentaire" du poulet rôti qui
discuterait les conditions de sa production.
Par exemple, on peut
essayer de comprendre ce qui se passe quand on rôtit un poulet. Cette
fois, il y a de l'analyse, laquelle peut déboucher sur de l'opératif,
des modifications des recettes. Par exemple, si l'on analyse la question
de savoir si l'ajout de matière grasse ou de jus sur les suprêmes en
cours de cuisson fait ces derniers plus tendres, alors on peut arriver à
des modifications de la "recette" : si l'ajout contribue à la
tendreté, et dans l'hypothèse où cette dernière est souhaitable, alors
on fera l'ajout ; sinon on ne le fera pas (pourquoi faire quelque chose
d'inutile).
Dans cette seconde démarche, est-on "spéculatif" ? En latin,
la vitre et le miroir sont respectivement specularia et speculum. Le speculator
est l'observateur. On ne participe pas à l'opération, mais on la
considère.
Est-ce le rôle de celui qui explore des mécanismes de
phénomènes ? Est-il simplement un observateur ? Admettons-le
temporairement : cela nous conduit à conserver le terme "spéculatif"
pour désigner le second type de commentaires.
Le sol sur lequel nous voulions avancer étant affermi, nous voyons
que la cuisine peut être abordée d'un point de vue opératif, ou d'un
point de vue spéculatif. Et il apparaît - c'est une donnée d'expérience,
pas une donnée absolue, mais une donnée à valeur statistique - que
nombre de nos "amis" (j'entends par "ami" ceux à qui nous parlons,
puisque je propose de ne pas perdre de temps à parler à nos ennemis,
conformément à la sentence alsacienne qui dit que, pour manger avec le
diable, même une longue fourchette ne suffit pas) sont peu intéressés
par les commentaires spéculatifs, ou, inversement, peu intéressés par
les commentaires opératifs.
Cela dit, leur intérêt initial importe peu : si la synthèse, la
réunion des deux commentaires, se révélait plus "utile" que les points
de vue séparés, n'aurions-nous pas intérêt à (1) chercher un moyen de
réunir ces points de vue et (2) chercher à montrer à nos amis que cette
synthèse est une voie vers laquelle ils gagneraient à aller ?
Pour le (1), c'est ce que j'avais cherché à faire, il y a longtemps,
avec mon livre "Révélations gastronomiques" (Belin, Paris, 1997)...
mais depuis sa parution, et malgré les encouragements de quelques amis,
je reste dans l'idée que la fusion n'a pas été comme on pourrait le
souhaiter : le livre est difficile à utilise du point de vue opératif
(même si, je le répète, certains amis l'ont largement utilisé), et la
"spéculation" est un peu désincarnée, séparée, isolée ; elle apparaît
comme gênante, dans la marche opérative.
Une autre tentative remarquable est celle de Madame Saint Ange, avec
sa Bonne Cuisine, publiée en 1925 aux éditions Larousse. C'est un
livre étonnant, qui sépare bien les parties opératives et
spéculatives... mais les sépare. La fusion n'est pas faite.
Il faut donc nous lancer dans une entreprise nouvelle, où nous
mettrons en œuvre une méthode nouvelle, conformément à celle que je
réclamais déjà de mes voeux dans mon livre Les précisions culinaires
(Quae/Belin, Paris, 2012).
Raisonnons. D'abord, il y a un objectif que nous devons identifier
clairement : le poulet rôti, par exemple. Cet objectif étant défini, on
peut chercher les moyens de l'atteindre, en passant (pardon pour les
termes militaires) par stratégie, d'abord, puis tactique ensuite.
Puisque la cuisine, c'est du lien social, de l'art, de la technique, il
faudra que les trois aspects soient discutés à chaque étape. Et, pour
couronner la chose, pourquoi ne pas proposer une évaluation, laquelle
sera la possibilité de progresser, selon la bonne idée du chimiste
Michel Eugène Chevreul "Il faut tendre à la perfection avec efforts sans
y prétendre" ?
Essayons, avec une recette simple, de sablés.
Objectif : produire de petits gâteaux sablés.
Analyse de l'objectif : des gâteaux sont des préparations faites de
farine, de sucre, au minimum, comme chacun sait. Cela dit, le sucre et
la farine ne peuvent, une fois cuits, que faire une poudre, qui n'aura
pas de liant. Pourquoi ne pas ajouter de l’œuf ? Ce serait mieux, mais
la préparation resterait dure : avec un peu de matière grasse, cela ira
bien mieux.
Avec ces première analyse, on obtient un résultat qui a du sens, car
le sucre est de l'énergie immédiatement disponible, la farine de
l'énergie disponible durablement, l’œuf apporte des protéines qui nous
constituent, et la matière grasse s'impose pour constituer notre
organisme. Les sablés sont donc des friandises nutritionnellement
intéressantes.
Cela étant, les sablés doivent être sablés. Or l'eau apportée par
l’œuf (un blanc d’œuf, c'est 90 pour cent d'eau et 10 pour cent de
protéines ; un jaune, c'est 50 pour cent d'eau, 15 pour cent de
protéines et 35 pour cent de lipides) risque de cimenter excessivement
la farine, l'eau participant à la formation d'un réseau de protéines
nommé "gluten".
Pour conserver le caractère sablé, friable, il faut mettre la farine
dans la matière grasse, frotter pour obtenir un sable, ajouter le sucre,
qui captera l'eau au détriment du gluten, puis ajouter enfin l'oeuf,
qui fera la "soudure" par capillarité, avant cuisson, et coagulation des
protéines après cuisson.
Nous avons donc la stratégie. La tactique ? Cela pourrait être le
détail des proportions... et là, tout est possible ou presque. Avec des
raffinements : par exemple, si l'on grille par avance la farine, ses
protéines ne pourront plus faire le réseau de gluten, et le sablé sera
friablissime, si l'on peut dire. Une pincée de sel, d'autre part,
rehaussera le sucré, affaiblissant l'amer qui pourrait résulter du
grillage. Le beurre ? A volonté. De la vanille ? Pourquoi pas. De la
cannelle ? Pourquoi pas.
Et ainsi de suite... pour arriver à une proposition : 200 grammes de
beurre, 75 grammes de sucre glace, 1 gramme de sel, 1 oeuf entier, 250
grammes de farine.
Ou plus opérativement :
Commencer par griller sous le gril du four 250 grammes de farine jusqu'à ce qu'elle soit blonde. La laisser ensuite refroidir.
Puis, dans une terrine, mettre 200 grammes de beurre.
Ajouter 75 grammes de sucre glace.
Et les 250 grammes de farine grillée refroidie.
Ajouter 1 gramme de sel.
Puis quand toute ces poudres ont été bien amalgamées au beurre, ajouter un œuf, et l'incorporer sans trop travailler.
Abaisser et cuire pendant une dizaine de minutes, de sorte que l’œuf
coagule (la durée de cuisson dépend de l'épaisseur des sablés.
A ce stade, la discussion n'a été presque que technique, à
l'exception de l'observation nutritionnelle, mais on a manqué toute la
partie artistique (par exemple, la pincée de cannelle), et toute la
partie de lien social (par exemple, le découpage de la pâte en forme de
coeurs, avant la cuisson). Mais c'est sans doute quelque chose qui
dépasse ma compétence... et je vous invite à contribuer à l'amélioration
de nos sablés en mettant vos commentaires... qui contribueront à
l'évaluation envisagée initialement !
Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces
(un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes
de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la
cuisine)