dimanche 3 mai 2020

Comment se lancer en cuisine note à note ?



Cet après-midi, une question sur Twitter :

"Peut-on comprendre la cuisine note à note sans comprendre la cuisine moléculaire ?"

La question est ambigüe, puisqu'il y a ce "comprendre" : j'ai l'impression que, au delà des définitions, il y a peu à comprendre pour se lancer, et vu l'échange avec mon interlocuteur, je crois deviner que la question n'est pas de comprendre, mais de faire.
Cela étant, pour "comprendre, il y a les travaux de la "gastronomie moléculaire" (je rappelle que le mot "gastronomie" ne signifie certainement pas "cuisine d'apparat", ni haute cuisine, mais seulement connaissance, et j'attire l'attention sur cela : la gastronomie moléculaire -de la science de la nature- permet d'explorer toutes les cuisines, classiques, moléculaire ou note à note).

Peut-on se lancer en cuisine note à note sans avoir pratiqué la cuisine moléculaire ? 

Et la réponse est oui, parce que les deux formes de cuisine n'ont rien à voir. Rappelons ce dont il s'agit :

1.  la cuisine moléculaire, c'est cette forme de cuisine qui fait usage de nouveaux ustensiles : siphons, azote liquide, thermocirculateurs, évaporateurs rotatifs...
A l'aide de ces outils, on fait la même cuisine que par le passé, avec peut-être cette différence que des agents gélifiants "nouveaux" (certains étaient utilisés depuis des siècles en Asie) sont venus s'ajouter au classique pied de veau, lequel avait péniblement cédé la place à la gélatine (en feuille ou en poudre), au début des années 1980. Les siphons ? Ils font des mousses, mais bien plus simplement que les fouets. L'azote liquide ? Il fait des sorbets, mais bien plus vite et bien meilleurs qu'avec une sorbetière. Le thermocirculateur ? Il a été introduit pour éviter le "coup de feu" qui ruinait les efforts du cuisinier qui s'évertuait à faire un braisage (mais on avait les marmites norvégiennes, après la dernière guerre). Et ainsi de suite.
Mais les ingrédients n'avaient pas changé : viandes, poissons, oeufs, légumes, fruits...

2. pour la cuisine note à note, la révolution est celle des ingrédients : si l'on fait de la cuisine note à note "stricte", plus de viande, plus de poisson, plus d'oeufs, plus de végétaux... mais seulement les composés de tous ces ingrédients, à savoir l'eau, les sucres, les polysacharides, les protéines, peptides et acides aminés, diverses sels minéraux, des acides organiques, et, plus généralement, une foule de composés pour construire la consistance, la couleur, la saveur, l'odeur, le frais, le piquant, et ainsi de suite, sans oublier les "nutriments", bien sûr. C'est une cuisine entièrement de synthèse, comme l'est la cuisine de synthèse.
Et cette cuisine se fait parfaitement à l'aide d'ustentiles classiques, tels qu'il y en a dans n'importe quelle cuisine. Bien sûr, si l'on veut aller plus vite ou plus facilement, pourquoi se priver d'outiles modernes, mais en réalité, ils ne s'imposent pas.

Donc ne perdons pas de temps, passons rapidement à  la cuisine note à note, puisque c'est un nouveau continent de gourmandise qui s'offre à nous ! 


PS. Tout cela est largement expliqué dans mon livre 
 

Comment connaître la qualité d'un article scientifique ?

La question de la détermination de la qualité des articles scientifiques est importante, en raison de la "loi du petit Wolfgang", laquelle stipule que, dans un groupe de personnes ou de productions humaines, environ 90 % sont de mauvaise qualité (90 % des enseignants, 90 % des étudiants, 90 % des articles scientifiques, 90 % de nous-mêmes et 90 % de moi-même).

Et parce qu'un mauvais article donne de mauvais résultats, il faut pouvoir évaluer la qualité des articles, au lieu de répéter naïvement ce qui y est écrit. On ne répétera jamais assez que quelqu'un qui cite un mauvais article sans le critiquer se fait attribuer la mauvaise qualité de ce qu'il prend pour argent comptant.
Quant à utiliser les résultats qui sont dans un tel article, c'est pire : si nos fondations sont en sable, nous nous enfoncerons ! J'ajoute, ce qui est une idée un peu différente, que "donnée mal acquise ne profite à personne" (Douglas Rutledge).

Bien sûr, il est scandaleux que certains publient des articles minables, que des rapporteurs (minables) laissent passer des articles mauvais, que des revues (minables) publient des articles mauvais, ayant sans doute procédé à une évaluation minable, mais c'est un fait de la vie, conforme à la loi du Petit Wolfgang, et cela ne sert à rien de se lamenter.

Un conseil aussi : ne faut pas simplement dire "ce papier est mauvais", sauf entre amis, mais surtout identifier clairement ce qui est mauvais, et se demander si des informations qui sont données peuvent être "rescapées" : c'est là une question très difficile, d'ailleurs.

Dans ce qui suit, sur un exemple réel mais transposé (ne cherchez pas le texte original avec Google, car j'ai transposé), nous proposons de discuter des différentes caractéristiques qui peuvent être facilement observées, afin de savoir si un article est mauvais (et dans quelle mesure). A noter que je ne discute qu'une toute petite partie des fautes présentes, car il y en a trop : presque chaque mot est l'occasion d'une erreur pour les auteurs !



"Lire un article"

Bien entendu, quand on lit un article, l'objectif est d'en extraire de l'information, ce qui signifie prendre des notes.
En conséquence, on aura toujours  deux documents ouverts en même temps sur l'ordinateur (pas de papier, au 21e siècle) : l'un est la version pdf de l'article lu, l'autre les notes prises.
A noter que l'on y gagne à avoir deux écrans branchés sur une même ordinateur, avec la possibilité que le curseur aille de l'un à l'autre.

Et évidemment, on ne tapera pas de texte, mais on utilisera les touches Ctrl+C (copier) et Ctrl+V (coller), afin de copier exactement ce qui est publié, avec les références. Car une phrase impose une référence (ou plus d'une parfois).
Certains disent que faire une enquête bibliographique ne signifie pas plagiat, mais je ne suis pas d'accord : je ne veux pas que les phrases soient modifiées lors du transfert de l'article original vers le résultat bibliographique, car toute modification d'un texte en change le sens ; si quelque chose a été montré scientifiquement, c'est seulement cela qui a été montré, précisément, et rien d'autre.
Et c'est pourquoi je veux la même phrase que dans l'article original... mais bien sûr avec des références, dont la présence nous prémunit contre le plagiat.

Quelles phrases doit-on recopier ? Très certainement le titre de l'article, avec les auteurs et la référence exacte, mais aussi le résumé (abstract).
Puis, quand tu prendras une phrase de l'article pour la recopier, assortit-la de la ou des références qui doivent accompagner cette phrase, dans la publication que tu lis... mais là, j'anticipe un peu en signalant qu'un article qui contient des phrases sans références est un mauvais article.

Et, en corollaire, je rappelle en passant que la bonne pratique est de regarder tous les article que l'on cite !


Des critiques détaillées

Examinons maintenant un résumé d'un article que nous voulons évaluer:

Abstract Thermal degradation kinetics of chlorophyll and visual colour (tristimulus L, a and b) of beans puree were studied at various temperatures (50-90 °C) for 20 min. Results indicated that the thermal degradation of chlorophyll, tristimulus colour a value (representing greenness) and Lxaxb value (representing total colour) followed first-order reaction kinetics. Activation energies for chlorophyll, green colour  and total colour  were 42.135, 31. 333 and 40.782 kJ/mol respectively. Higher activation energy signified higher thermal sensitivity of chlorophyll during heat processing of bean puree. A linear relationship described well the variation of total visual colour (Lxaxb) with chlorophyll content of been puree during thermal processing.

Dans la première ligne, on voit le mot "chlorophyll" au singulier, ce qui est surprenant, car les chlorophylles sont des composés qui forment une classe immense, comme l'indique bien l'I.U.P.A.C (j'ai le lien du Gold Book dans ma barre des taches, tant j'y vais souvent !): parler de "la chlorophylle" est idiot, et l'on peut seulement parler d'"une chlorophylle", car les chlorophylles  sont des composés des végétaux qui donnent des couleurs à ces derniers ; mieux encore, de sont des composés qui comportent un groupe chlorine, avec d'innombrables variations, et les végétaux terrestres que nous consommons, notamment les "haricots verts" (les gousses immatures de Phaseolus vulgaris L) [https://www.sciencedirect.com/topics/medicine-and-dentistry/chlorophyll, dernier accès 2020-05-01] sont principalement les chlorophylles a, a', b, b', dont on doit d'ailleurs signaler que la couleur est également due à la présence de dérivés des chlorophylles, et de caroténoïdes.
Tu vois d'ailleurs, en passant, un moyen de citer des sources officielles, précisément (et mieux encore : je donne la date en format ISO, incriticable).


Mais déjà, à ce stade, nous voyons que l'article que nous lisons, celui dont je donne le résumé ci-dessus, est sans doute mauvais.
Bien sûr, on peut être charitable, et donner le bénéfice du doute, mais nous serons désormais vigilant. Voyons donc la suite.

A la seconde ligne du résumé, les auteurs évoquent le système colorimétrique  L, a, b...  mais ils semblent ignorer que le consensus international  est plutôt le système L*, a*, b* ! Une deuxième information  pourrie, ça commence à faire beaucoup.

Hélas, la suite ne s'améliore pas, notamment quand  les auteurs prétendent que le paramètre a représente le vert. C'est inexact : a indique la position du point de couleur sur un axe vert-rouge, et pas seulement la "verdeur". Et, de toute façon, un résumé d'un article scientifique ne doit certainement pas définir des objets déjà définis par la communauté. C'est une information un peu annexe que je donne, mais on devra se souvenir qu'un article scientifique doit être aussi succinct que possible, et ne jamais répéter ce qui a déjà été publié, sauf pour les besoins de compréhensions des lecteurs.
Et puis, ensuite, on voit écrit Lxaxb, comme si c'était un produit : rien à voir avec un produit, puisque les paramètres L (ou plutôt L*), a (plutôt a*) et b (plutôt b*) sont des coordonnées dans un espace tridimensionnel : il aurait fallu écrire (L*, a*, b*). Et nous n'en sommes qu'à la sixième ligne !

Nous soupçonnons donc fortement que l'article est mauvais... de sorte que nous ne pouvons pas nous empêcher de nous demander si, vraiment, les quatre chiffres utilisés pour afficher les énergies d'activation sont "significatifs" : nos auteurs, d'ailleurs, savent-ils ce qu'est un chiffre significatif, et en connaissent-ils le maniement ? Pour la suite, nous devrons avoir un "radar" de ce point de vue. Et comme les chiffres significatifs ont un rapport avec les incertitudes de mesure, nous voyons que nous aurons intérêt à nous préoccuper du traitement des incertitudes par les auteurs, et des traitements statistiques des données qu'ils ont produites.

Puis vient la phrase "Higher activation... bean puree", qui est une tautologie révélant le texte d'imbéciles, avec une information qui, à nouveau, n'a rien à faire dans un résumé. Les auteurs sont sans doute des (mauvais) débutants.

Mais le pire arrive ensuite avec  "described well" : les adjectifs et les adverbes sont "interdits", en sciences de la nature, et ils doivent toujours être remplacés par la réponse à la question "combien ?". Je m'explique : un objet de 10 cm de hauteur est-il "grand" ? La question n'a pas de sens, car il est grand par rapport à une fourmi, mais petit par rapport à une planète.
Et puis, surtout, les auteurs tombent dans la faute de vouloir "bien" décrire des données, au lieu de chercher en quoi leur théorie est fautive. C'est une faute élémentaire, qui montre que les auteurs n'ont rien compris à la nature des sciences de la nature.

Tout cela dans le seul résumé ! On voit que l'article est vraisemblablement très mauvais, mais continuons, avec l'introduction :

Introduction
Beans (Phaseolus), whose pods have an attractive colour, are consumed both boiled and sauteed. Bean puree, paste, sauce, juice and cooked pods are some of the common processed products. In developed countries, 50% of the produce is utilised for processing [1], whereas commercial utilisation of beans in the developing countries is insignificant.


Ici on observe que la première phrase est à la fois idiote, fausse, et sans référence : c'est encore un mauvais signe.
Idiote, parce que nous n'avons pas besoin d'un article scientifique pour nous dire que les humains mangent des haricots.
Fausse, parce que personnellement, je ne trouvent pas que les haricots ont une couleur "attractive" (attrayante). D'ailleurs, on voit à nouveau un adjectif, ici !
Enfin, sans référence : c'est un fait. Bien sûr, on peut imaginer que la justification de cette phrase serait dans la deuxième phrase, pour laquelle il y a effectivement une référence.... mais comment cette référence pourrait-elle justifier quelque chose de faux ? 

Ce qui est pire, c'est que cette introduction est beaucoup trop générale : il y d'innombrables variétés de haricots : Phaseolus vulgaris L (qui produit les gousses immatures communément nommées haricots verts), mais aussi haricots rouges, blancs... et toutes ont des couleurs différentes. Les haricots verts sont verts, les haricots blancs sont blancs, les haricots rouges sont rouges... De quels haricots s'agit-il ici ?  Cela n'est pas dit, et l'on voit aussitôt une autre faute... alors que nous n'en sommes qu'à la première phrase.
Plus positivement, la règle ici est de donner le nom latin binomial, en précisant la variété.

Passons à la suite : les haricots seraient consommés bouillis et sautés : où est la preuve de cette affirmation ?
Et, surtout, quel intérêt à encombrer la publication d'une phrase si bête ?
Ensuite, les purée, pâte, sauce, jus sont donnés sans définition, sans référence... alors que :
1. la liste n'est pas garantie exhaustive
2. ce qui est une sauce, pour une culture donnée, ne l'est pas pour une autre.

Puis vient une phrase dont je suis certain qu'elle est fausse, car tous les pays ne cuisinent pas de la même façon, ne traitent pas les haricots de la même façon (par exemple, les Japonais font des haricots un dessert). Au minimum, un intervalle se serait imposé.

Quant à la dernière phrase, elle contient encore un adjectif : "insignificant". Ce terme est... insignifiant, car la question est encore "Combien ?". Et ici, on sent bien que c'est par paresse qu'il n'y a pas de réponse à la question.


Nous en faut-il davantage pour conclure que cet article est mauvais ? Allons, une petite resucée :

of flowers, fruits and vegetables [5]. The colour of chlorophylls-containing media depends on the structure and concentration of the pigment, pH, temperature, light, co-pigments, enzymes, oxygen, metallic ions, sulphur dioxide, sugar, etc. The hydroxyl group at C-11 is highly

Qu'est-ce qu'un "medium?" Ici, impossible de le savoir. Mais oui, la couleur dépend de paramètres variés, mais où est la preuve : autrement dit, pourquoi les auteurs ne donnent-il pas de références ?
Le "etc." est particulièrement nul, car c'est bien la suite de l'énumération qui est intéressante... et que nous n'avons pas. Au fond, n'aurait-il pas été plus simple d'indiquer que l'absorption de certaines composantes de la lumière, à des fréquences caractéristiques, sont déterminées par l'environnement moléculaire des anthocyanines ?


oxide, sugar, et. The hydroxyl group at C-11 is highly significant, because it shifts the colour from green-yellow to blue. High temperature leads to the production of
Et allons donc ! Maintenant, nous trouvons un "highly significant" : l'inanité de l'adjectif est empirée par la présence de l'adverbe. Cette fois-ci, notre premier sentiment est confirmé : les auteurs ne savent pas rédiger une publication, et, pire, ils sont bêtes ou paresseux, nous prennent pour des idiots. Mais je m'arrête de le signaler, en observant toutefois que la "couleur" est pas un objet de science : il faut évoquer des bandes d'absorption lumineuses, ou des paramètres colorimétriques  L*, a*, b*.

Je dis cela parce que les imprécisions conduisent à des erreurs, comme dans un passage suivant :

Generally, the pigment measurements is done spectrophotometrically. This technique does not reflect the total colour, while measuring the absorbance of the extract

L'adverbe "generally" est fautif, car "beaucoup" de scientifiques (il faut utiliser  Google analytics pour avoir des statistiques font de la colorimétrie. 


Et je termine avec ce passage :

The colour degradation kinetics of food products is a complex phenomenon and it models to predicts experimental colour change, which can be used in engineering, are limited; however empirical

qui contient le mot "complex" : c'est l'occasion de dire à mes amis que les mauvais collègues utilisent ce mot quand ils ne comprennent pas, ou qu'ils n'ont pas fait le travail, ou bien encore qu'ils veulent montrer combien ils sont savants, à étudier des choses si au-dessus des moyens des autres ! De la prétention, tout comme on est averti qu'on en rencontrera à la seule présence du mot "important".



Mais abandonnons l'introduction, qui est difficile à rédiger pour ceux qui n'ont pas de méthode, et arrivons à la partie  Materials and Methods, qui est celle qui nous dira ce que vaut le travail rapporté. On se souviendra, ici, que les résultats d'expériences mal conduites ne valent rien.
Ici, nous pressentons que l'article est mauvais, mais pourrions-nous conserver au moins les résultats transmis par les auteurs ? Lisons.


Materials and methods
Preparation of puree. Immature green beans (Cv . Maxibel) were procured locally, washed in running tap wate and sorted. Sound pods were heated to 60 °C for 15 min and mashed in a puree. The puree was sieved (14-mesh) to obtain a product of uniform consistency. The total soluble solids and pH of bean puree were respectively...



Ah, la variété des haricots est donnée : merveilleux... mais que signifie "mature" ? Comment les auteurs le savent-ils ? Comment peuvent-ils nous ne assurer ? Et quel est leur critère de maturité ?
On lit ensuite que les haricots ont été achetés chez un épicier du coin et lavés... mais comment ont-ils été lavés ? En frottant ? Dès que les haricots ont été achetés ? Après un stockage ? Qui s'est fait comment ? Avec quelle eau ? Quels ions étaient-ils présents ? Pourquoi les auteurs de l'article n'ont-ils pas utilisé de l'eau désionisée ?
Ensuite, on parle de fruits "sains", et l'on comprend que je critique ce terme, parce que l'on ignore ce que cela signifie. Les haricots ont été "sorted" : de quoi s'agit-il ? Qui a fait quoi et comment ? Ici, il faut répéter que les parties de Materials and Methods doivent être si précises que n'importe qui, à l'autre bout du monde, doit pouvoir reproduire l'expérience, et retrouver les mêmes résultats. Il est d'ailleurs utile de savoir que certaines revues scientifiques commettent des éditeurs qui, systématiquement, reproduisent les résultats, et l'on verra dans mon article sur la reproductibilité que cela est un facteur de découverte scientifique.
Là, on comprends que nos auteurs ne seront pas meilleurs dans cette partie qu'au début du texte. Les haricots ont été chauffés à  65 °C... Comment, avec quelle montée en température ? Ils ont été broyés : comment ?  On saura combien cette dernière question est essentielle quand on se reportera à des expériences effectuées sur du pistou, lors d'un séminaire de gastronomie moléculaire : les broyages  de feuilles de basilic (Ocimum basilicum L.  Grand vert) au mixer, ou bien au mortier et pilon, ont conduit à des couleurs entièrement différentes (vert printemps et vert sapin, désolé pas de colorimétrie), et des consistances également différentes (désolé, pas de granulométrie faite).
A propos du pH, les auteurs donnent 3 chiffres significatifs, mais je ne crois certainement pas au troisième, surtout par des scientifiques aussi médiocres ! Bien sûr, je peux me tromper, mais tout le début de cet article est si mauvais que nous aurions raison d'être prudent, non ? Nos auteurs savent-ils au minimum qu'il existe de bonnes pratiques (AOAC, etc.) d'utilisation des pH-mètres ? Savent-ils que ces appareils se calibrent avec des solutions étalon ? Savent-ils que la température se contrôle ?  Ont-ils répété les mesures trois fois, afin de produire une moyenne et un écart-type ?

Nous n'avons aucune certitude que nos auteurs aient bien fait, ici, parce qu'ils ont mal fait plus loin, en ne prenant qu'une mesure de couleur par échantillon ! Et, pis encore, ils n'ont pas répété l'expérience au minimum trois fois. Décidément, il y a lieu de s'interroger : comment est-il possible qu'une revue ait laissé paraître un tel article ?


Enfin, à propos des  Results je vous invite à considérer cette figure :




Ici,  je n'ai pas pris les indications des abscisses et des ordonnées, mais elles y étaient : pas de lézard, à ce propos. En revanche, il n'y a pas d'indication des incertitudes sur le dosage des chlorophylles... parce qu'il n'y a pas eu de répétition ;-(. Mais le pire (disons le plus pernicieux), c'est sans doute le fait que ce diagramme était logarithmique, qui transforme presque n'importe quelle variation en une variation linéaire : c'est à la fois une mauvaise pratique personnelle, et une pratique de communication pourrie.

En passant, nous trouvons des erreurs de détail, telles des fautes de typographie :

Eq.4 described very well the degration of the b value of bean puree over the entire temperature range. The  R^2;  valueswere greater than 0.821 while the standard error values were less than 0.00005 in all cases.

Comment est-il possible que l'on trouve ce "valueswere" ? Manifestement l'écriture, puis l'édition, puis la relecture d'épreuves ont été bâclées.


Et ainsi de suite, jusqu'à la conclusion, où aucun mécanisme n'est proposé.
Oui, cet article est très mauvais (un adjectif, un adverbe, parce que je suis en colère)... mais il a eu le mérite de me permettre de souligner les fautes que l'on rencontre le plus souvent.

Il pose quand même la question de savoir ce que l'on peut en faire :
1. Le citer ? Ce serait lui faire de la publicité, d'une part, et, d'autre part, si nous le citons sans le critiquer, nous risquons que l'on reporte sur nous-mêmes les critiques qu'il mérite de s'attirer
2. L'utiliser ? Le travail est si médiocre que l'on aurait raison à ne croire à rien de ce qui est dit dedans. Du point de vue de la production de connaissances nouvelles, cet article est nul et non avenu, et il incite plutôt à refaire les expériences pour montrer combien les auteurs sont mauvais... ce qui ne serait ni charitable ni intéressant. On se souviendra que "données mal acquises ne profitent à personne".


Résumons

Oui, faisons maintenant un bilan, en donnant quelques pistes pour nous-mêmes, mais qui départagent aussi les bons et les mauvais  articles:

- pas d'adjectifs ni d'adverbes
- toute information doit être justifiée par une ou plusieurs références
- les références doivent être celle du premier découvreur de l'information, et du dernier à avoir amendé l'information
- l'expérience doit avoir été répétée
- les mesures doivent avoir été répétées
- pas de mesure sans une indication de l'incertitude
- les diagrammes log-log sont dangereux
- les  Materials and Methods doivent être parfaitement précis ET justifiés
- il ne doit y avoir aucun arbitraire
- les diagrammes doivent indiquer les incertitudes
- les résultats doivent être indiqués avec le nombre approprié de chiffres significatifs
- en cas de comparaison, un test statistique doit avoir été fait
-  les discussions ne se limitent pas à un simple "on trouve comme xx ou yy"
- et bien plus : on lira avec intérêt 
1.  http://www.agroparistech.fr/-Les-bonnes-pratiques-scientifiques-.html
2. la toute fin des DSR (les "documents structurants de recherche", que nous utilisons dans le Groupe de gastronomie moléculaire), où je donne une liste bien plus complète qu'ici.




samedi 2 mai 2020

Deux fois en deux jours : des consultations à propos de gélifications !


 Deux fois en deux jours : des consultations à propos de gélifications !


1. Depuis deux jours, l'intérêt pour les gélifications se fait entendre, et l'on me demande des "consultations" à ce propos. Quand je dis "on", ce sont des professionnels, qui veulent régler des questions techniques, telles que "Comment faire un gel avec un liquide dont je ne connais pas l'acidité ?" ou "Comment faire un gel qui tient à chaud ?", ou encore "Quelles sont les différentes sortes de gélatines végétales y a-t-il ?"...


2. Et cela me conduit -avant de répondre ici à tous, et non pas à ces deux personnes en particulier- à deux observations :
1. cette question des gélifiants est l'une de celles que j'agitais dès les années 1980 ! Ayant observé que l'on pouvait gélifier avec bien plus que le pied de veau, j'avais proposé à mes amis cuisiniers d'utiliser des gélifiants variés, pour des résultats très divers : il en va de l'avancement de l'art culinaire !
2. les échanges des derniers jours me donnent un argument, contre les quelques roquets qui n'ont pas compris qu'il y a lieu d'aboyer contre autre chose que la cuisine moléculaire, et qui, en conséquences, m'attaquent périodiquement (il y a même des imbéciles malhonnêtes qui écrivent que je serais un faux-nez de l'industrie chimique), à savoir que les "consultations" que j'ai données sans attendre étaient entièrement gratuites : d'une part, je suis agent de l'Etat, payé par le contribuable, de sorte que je me dois d'aider ce dernier, et notamment les petites entreprises (artisans) qui n'ont pas les moyens de se payer un service de recherche, et c'est bien ce que je fais.



Mais oublions les roquets, et levons le nez pour voir le bleu du ciel. Comment gélifier ? Nous allons voir que mille possibilités se présentent, avec beaucoup de simplicité.



3. Commençons par observer que gélifier un liquide, c'est lui donner une consistance "solide", qui ne coule pas (sans quoi on parle d'épaississement, et pas de gélification).
Les gélifiants sont des composés qui peuvent provenir :
- d'animaux
- de végétaux
- de micro-organismes
- de transformations moléculaires.


4. Les plus courants sont :
- pour les gélifiants animaux : la gélatine, mais aussi les protéines du lait, de l'oeuf, des viandes et des poissons ;
- pour les végétaux : diverses protéines végétales, mais aussi des "polysaccharides" tels que l'amylose et l'amylopectine de l'amidon, ou les pectines des fruits, par exemple, sans compter, pour les algues, les agar-agar, alginates, et certains carraghénanes, également
- pour les micro-organismes, également des polysaccharides, et l'on pensera notamment à la gomme xanthane, produite par une fermentation
- pour les gélifiants provenant de transformations moléculaires : la méthylcelluose, et ses cousins.


5. Mais pour les "cuisiniers " (je regroupe ici tous ceux qui préparent des aliments), c'est moins l'origine de ces produits qui importe que leurs caractéristiques fonctionnelles, et là, il est souvent utile de distinguer les gélifiants qui sont "thermoréversibles" et ceux qui ne le sont pas.
Par exemple, la gélatine est soluble à chaud, mais, à froid, elle fait prendre un liquide en une gelée qui fondra si on la réchauffe. Ce gel est thermoréversible, tout comme ceux qui sont obtenus par des pectines (pensons aux confitures)
En revanche, de la poudre de blanc d'oeuf ajoutée à un liquide (par exemple, un jus de betterave) et chauffée conduira à un gel analogue à du blanc d'oeuf dur, qui ne reliquéfiera pas ensuite, qu'on le chauffe ou qu'on le refroidisse : ce gel est irréversible.


 6 . Dans tous les cas, la règle d'utilisation est environ la même : on fera bien de commencer avec une proportion d'agent gélifiant de 5 pour cent en masse. Puis, si l'on juge le résultat trop "dur", on testera une dose deux fois inférieure, jusqu'à avoir le résultat voulu. Inversement, si le liquide ne prend pas, on pourra doubler la quantité.


7. La teneur en sucre du liquide ? Elle est principalement importante dans le cas des pectines, pour lesquelles une quantité de sucre d'environ 50 pour cent est nécessaire.
L'acidité du liquide ? Là, il y a des gélifiants, tel l'alginate de sodium, pour lesquels cette question est importante, et devra conduire à modifier l'acidité, par exemple avec de l'acide citrique pour acidifier (on ajoute bien du jus de citron pour faire prendre les confitures) ou du citrate de trisodium pour remonter le pH d'une liquide trop acide (ou du bicarbonate !).
La teneur en alcool : bien souvent, les gélifiants précipitent dans un alcool trop concentré, de sorte que, pour ce cas particulier, s'imposent des stratégies (simples) qui dépassent le cadre de ce billet.


8. Une réminiscence d'un passé pas si lointain : je me souviens m'être émerveillé, dans les années 1980, d'un plat préparé par un cuisinier, où se trouvait une gelée chaude. J'observe aujourd'hui que nous nous sommes habitués, car à l'époque, quand ne régnait que la gélatine du pied de veau, les gelées fondaient quand on les chauffait... sauf pour les gels faits de protéines animales telles que les actines et myosines des muscles animaux : d'ailleurs, quand on fait une terrine, ce sont ces protéines, et leur coagulation, que l'on met en oeuvre pour gélifier des liquides.
Et, en l'occurrence, dans les gels chauds qui m'avaient émerveillés, il y avait de l'oeuf pour faire tenir le gel : les protéines de l'oeuf sont du même type que celles des muscles.


9. J'observe aussi que, dans le lait, les protéines nommées caséines permettent de faire du fromage à partir du lait : il s'agit encore d'une gélification, mais elle est provoquée par une enzyme (dans la présure), et non pas par la température. Même question pour la coagulation du sang, par exemple.

Finalement, il y aurait trop à dire pour expliquer toutes les coagulations une à une, et notamment l'emploi de l'alginate de sodium et des sels de calcium pour produire des "degennes", à savoir ces caviars artificiels... mais cela a été déjà publié mille fois !


10. Non, il faut mieux terminer en observant que certains gels sont transparents et d'autres opaques, certains gels sont fondants (gélatine, confitures) et d'autres cassants, ou caoutchouteux. Aucun n'est mieux qu'un autre, pas plus qu'un sol n'est mieux qu'un do ou un fa, pas plus que le jaune ne serait mieux que le rouge ou le vert... Non, il y a seulement des ingrédients appropriés pour chaque cas bien identifié... et c'était d'ailleurs la teneur essentielle des consultations que j'ai données : dites-moi d'abord votre objectif, et c'est seulement, alors, que je pourrai répondre à votre question technique !









Parce que ma brioche feuilletée de ce matin était PARFAITE..

Je vous en donne la recette :


1. mettre environ 200 g de farine dans le bol du robot pétrisseur
2. ajouter un demi verre de lait, sur un bord, et mettre la levure dans le lait (un demi sachet de levure lyophilisée, ou une petite demi cuillerée à café de levure fraîche ; cela n'a pas grande importance)
3. attendre que l’on voit une mousse apparaître dans le lait
4. pétrir vitesse 1, avec :
- 60 g de sucre en poudre
- 2 œufs
- 1 petite cuillerée à café de sel
5. Si la pâte est trop liquide, ajouter de la farine. Il faut arriver à une consistance un peu ferme, mais encore collante
7. Pétrir 15 à 30 minutes
8. Laisser lever en posant un torchon sur le bol du robot
9. Sur une planche à pâtisserie largement farinée, déposer la pâte (qui colle, donc).
10. Bien malaxer 100 à 150 de beurre
11. Quand il est bien mou partout, sans parties dures, étaler la pâte en un disque épais
12. Déposer le beurre en galette épaisse, comme pour faire une pâte feuilletée
13. Refermer en enveloppe, puis faire un tour simple et un tour double.
14. Etendre la pâte très précautionneusement, et la rouler à partir du bord supérieur
15. Couper des tronçons que l’on place les uns à côté des autres, axe vertical, dans un moule anti-adhésif
16. Laisser fermenter sous un torchon.
17. Mettre au frigo pour la nuit
18. Sortir du frigo, dorer au jaune d’oeuf, et sucrer la surface.
19. Cuire pendant 32 minutes à 160 °C.
20. Laisser refroidir avant d’y toucher (le plus dur)

vendredi 1 mai 2020

Questions de toxicité

Chers amis
Cette fois-ci, il faut que je vous parle de quelque chose qui sort de mon domaine. Cela ne signifie pas que je n’y connaisse rien, puisqu’il sera question de chimie, mais les matières évoquées ne font pas l’objet de mes travaux personnels. Je lis les « bons auteurs », dans des « revues sérieuses », afin de bien comprendre les faits, et d’en tenir compte dans mes études, mais mon intérêt est ailleurs.

Cette précaution prise, permettez-moi de commencer en évoquant le cas extraordinaire de la controverse entre deux cuisiniers espagnols : Santi Santamaria (décédé) et Ferran Adria.
Les faits d’abord, avant les interprétations :  Santamaria, qui se disait fils de paysan et attaché au « terroir » (qu’entendait-il par ce terme ?), avait attaqué la cuisine moléculaire par voie de presse, en accusant Ferran Adria de servir à ses clients plusieurs grammes de méthylcellulose et d’autres additifs néfastes pour la santé. L’attaque était grave : en gros, Adria et les cuisiniers moléculaires auraient été des empoisonneurs. On a fait des procès retentissants pour moins que cela.
Les interprétations, maintenant, avant que je ne fournisse les données pour savoir si, oui ou non, il y a des dangers à utiliser des additifs, comme cela est périodiquement dit par des factions variées. Mon interprétation principale est la suivante : je trouve troublant que Santamaria ait fait cette attaque au moment même où il publiait un livre. N’est-ce pas le meilleur moyen de se faire une extraordinaire publicité (et ça  a marché : la preuve, nous en sommes à en parler) et de vendre son livre ?
Effaçons vite de notre esprit la pensée de personnages que je n’estime pas en raison de leurs actes que je condamne, pour examiner la question passionnante de la toxicité, en cuisine. Oui ou non les additifs sont-ils mauvais pour la santé ? Et, inversement, y a-t-il des aliments « bons pour la santé », comme une certaine industrie ne cesse de nous le dire ?


La question des additifs
Commençons par la méthylcellulose : c’est un additif alimentaire autorisé par l’Union européenne, sous le numéro E 461. C’est une poudre blanche, qui forme un liquide visqueux et qui gélifie à chaud. D’où sort-elle ? L’industrie qui la fabrique part de cellulose, matière qui se trouve dans toutes les plantes et qui, à l’état pur, forme le coton hydrophile. C’est une matière qui n’est pas assimilables par les êtres humains, parce que ceux-ci ne sont pas des ruminants, dont les micro-organismes intestinaux fermentent le produit. On dit que c'est une "fibre".
Toutefois, la cellulose n’est pas soluble dans l’eau. Aussi, l’industrie a-t-elle appris à rendre la cellulose soluble (mais toujours non assimilable) en la modifiant moléculairement. Oui, moléculairement : est-ce grave ? Nous y reviendrons.
La méthylcellulose est sans danger, au point que l’industrie pharmaceutique la préfère aujourd’hui à la gélatine, pour faire ses enrobages. En outre, les quantités nécessaires pour faire des gels sont infimes, parce que c’est un très bon agent gélifiant. Les gels obtenus sont amusants, culinairement parlant : à l’inverse de la gélatine, ils prennent à chaud, et se défont à froid.
Et si l’Union européenne considère la méthylcellulose comme utilisable par l’industrie alimentaire, c’est que la méthylcellulose a passé un grand nombre de tests de toxicologie, et qu’elle les a passés avec succès… comme les autres additifs.
Additifs ? J’ai déjà évoqué le code E 461 de la méthylcellulose ; c’est un cas particulier d’une liste qui comprend tout aussi bien des gélifiants que des colorants, des agents antioxygène, des conservateurs… Bref, de ces produits que les « gens du terroir » (à nouveau, de quoi s’agit-il ?) détestent, parfois par méfiance, par prudence dirons-nous en étant charitable, parfois par idéologie (ces produits sont souvent utilisés par l’industrie alimentaire, laquelle, pour certains, est un démon capitaliste à abattre, avec des multinationales tentaculaires), parfois par conviction, parfois…
Sans prendre parti, pour l’instant, explorons la liste. Elle est très hétérogène, puisqu’elle comprend par exemple le caramel (E 150), ou le rocou (E 160b), colorant alimentaire largement utilisé en Amérique du sud, le lycopène (E 160d), qui est le colorant des tomates, le dioxyde de titane (E 171), colorant blanc utilisé par les pâtissiers… De même, dans la catégorie des conservateurs et agents antioxygène, on trouve l’acide benzoïque (E 210) à côté du métabisulfite de sodium (E 223), de l’acide lactique (E 270), de l’acide ascorbique (E 300), qui n’est autre que la vitamine C… Les agents de texture ? L’amidon fluide (E 1400) est dans cette catégorie, à côté du tartrate de calcium (E 354, les cristaux au fond des bouteilles de vin), de l’agar-agar (E 406), de la gomme adragante (E 413), qui était préconisée dans les livres de cuisine du 19e siècle comme fixateur de la crème chantilly…
Au total, ce qu’il faut remarquer, c’est que les composés sont très divers. Certains sont d’usage classique et courant, en restauration ou en cuisine domestique. D’autres sont inhabituels et pourraient le devenir. D’autres encore n’ont pas de raison de figurer.


Ne jamais chercher à convaincre

Au total, ces produits sont-ils dangereux ? Ne comptez pas sur moi pour le dire, ni pour dire l’inverse, car je ferais alors quelque chose d’inutile. L’expérience m’a montré qu’il est complètement inutile, inefficace, idiot même, de vouloir convaincre ceux qui ne veulent pas l’être. Par exemple, cela fait des années que, questionné à propos d’OGM, je réponds la chose suivante : soit mon interlocuteur et moi-même les jugeons sans danger, ou les jugeons dangereux, et cela ne sert à rien d’en parler ; soit l’un de nous les trouve dangereux et l’autre les trouve admissibles, et une réponse de ma part ne convainc pas, mais me fait perdre un ami. Alors, à quoi bon ?
Pour la question des additifs, il en va de même. Si j’en prenais le parti, je perdrais des amis sans convaincre personne. D’ailleurs, pourquoi en prendrais-je le parti ? Parmi ces produits, certains sont intéressants et d’autres sont inutiles ! Par exemple, il est connu que le métabisulfite de sodium, pourtant utilisé par nombre de vignerons, n’est pas aussi anodin que l’agar-agar. Je n’ai aucune raison de préconiser son usage en cuisine… mais les vignerons me diront souvent que les vins blancs sont fragiles, microbiologiquement, et que l’emploi du produit s’impose. D’ailleurs, il est amusant de voir certains partisans de la biodynamie refuser à tout prix ce produit… et mécher les tonneaux avec du soufre ! Le soufre qui brûle engendre le dioxyde de soufre, qui a la même toxicité que le métabisulfite de sodium, mais il est bien plus difficile à doser.
Donc je ne prendrais pas inutilement le parti de tous les additifs, car cela me vaudrait une fois de plus d’être considéré comme un suppôt de l’industrie chimique, ce que je ne suis pas. Je ne cherche pas à convaincre : je cherche seulement à distribuer des connaissances pour que chacun se détermine personnellement, pour que chacun fasse des choix éclairés.


La nature n’est pas une garantie


Par exemple, je trouve insensé que certains cuisiniers utilisent des huiles essentielles avec si peu de discernement. Par exemple, autant l’estragon est utilisable en cuisine, autant l’usage d’une huile essentielle d’estragon serait critiquable, parce que l’estragole que contient l’estragon, tératogène (il engendre des malformations des fœtus) et cancérogène, concentré dans l’huile essentielle, est alors dangereux. De même pour des huiles essentielles de noix muscade, de laurier, mais aussi de bien d’autres plantes.
La concentration est-elle la caractéristique qu’il faut redouter ? Non : j’ai récemment rencontré un cuisinier qui faisait des infusions de grappes de tomate. Oui, l’odeur est plaisante, fraîche, mais je préfère ne jamais manger dans le restaurant de ce professionnel. Ce serait la même chose pour quelqu’un qui abuserait des peaux de pomme de terre, des haricots verts crus, des haricots blancs crus…
L’origine « naturelle » des produits n’est pas une sécurité : pensons à la cigüe, à l’amanite phalloïde. Renseignons-nous bien avant de faire manger des produits nouveaux, dont nous ignorons la toxicité.
Et je répète que les additifs ont été testés et retestés : l'Académie d'agriculture de France a organisé une séance publique, l'an passé, pour discuter cette question, présenter publiquement les méthodes et les résultats.


La tradition n’est pas une garantie


Si l'on craignait ou si l'on craint les additifs, faut-il alors se réfugier dans la tradition ? Hélas, ce refuge n’est pas sûr ! N’oublions pas que nos ancêtres ne savaient rien des effets à un peu long terme des produits. Ils voyaient bien si quelqu’un était aussitôt malade en consommant des produits, mais ils n’avaient aucun moyen épidémiologique pour estimer l’influence à long terme des consommations alimentaires.
Par exemple, il a fallu de nombreuses études pour montrer que le fumé est dangereux… au point que les populations nordiques, qui mangent plus d’aliments fumés que les autres Européens, ont plus de cancers digestifs. Là, il n’y a pas de doute : les benzopyrènes qui viennent se déposer sur les viandes ou poissons fumés sont cancérogènes de façon certaine ! Le danger est, pardonnez-moi d’y revenir, considérablement plus grand que celui de la méthylcellulose. Il est avéré, certain, mesuré, étudié…et nous continuons de consommer des viandes grillées au barbecue. Et le risque est réel.  Au fond, nous sommes bien hypocrites : quand cela nous arrange, nous refusons la consommation de produits, mais nous n’hésitons pas à manger du sucre, du saumon fumé, des grillades au feu de bois…


Que manger ? Que cuisiner ? Je crois que la profession a besoin d’informations qu’elle n’a pas suffisamment. C’est un des objectifs de la Fondation Science & Culture Alimentaire que de mettre en ligne, pour le monde culinaire, des informations fiables, sur ces questions. Il ne s’agit pas de convaincre, mais d’informer.

jeudi 30 avril 2020

Pourquoi s'interdire le mot "arôme" dans des acceptions fautives est en réalité quelque chose de positif et de merveilleux

1. Pourquoi s'interdire le mot "arôme" dans des acceptions fautives est en réalité quelque chose de positif et de merveilleux
Ah, le mot "arôme" ! Employé à tort et à travers, et d'abord par tous ceux qui ignorent qu'un arôme, c'est l'odeur d'une plante aromatique, d'un aromate. Il n'y a pas d'arôme de viande, puisque la viande n'est pas un aromate. Pas d'arôme de banane ou de cerise, pas d'arôme de tabac, pas d'arôme de cuir...

2. Les acceptions fautives sont nombreuses, et notamment parmi les amateurs de vins, sommeliers, oenologues. Mais aussi parmi les spécialistes des sciences et technologies du goût, qui, d'ailleurs, ont des acceptions contradictoires, certains y voyant une odeur, d'autres une odeur rétronasale (quand l'odeur monte par l'arrière de la bouche, vers le nez), d'autres encore la "somme" d'une odeur et d'une saveur (qui pourra bien m'expliquer comment on calcule une telle somme ?), et ainsi de suite : c'est une immense cacophonie.

3. Sans compter qu'une certaine réglementation très fautive, et qui conduit à de la déloyauté, au mépris de cette loi de 1905 qui veut protéger le public des marchands sans scrupules, a admis le terme d'"arôme" pour désigner des compositions ou des extraits de composés souvent odorants. Il faut absolument que ces produits soient, au minimum, nommés des aromatisants, et pas des arômes, sans quoi on verse dans la confusion, dont quelques malhonnêtes s'empareront pour tromper.

4. Restreindre le mot "arôme" à son vrai sens est-il une limitation ? Au contraire : introduisons de nouveaux mots pour désigner des entités mieux comprises aujourd'hui, et introduisons de nouveaux mots pour désigner des produits industriels qui ont leur vertus, et dont nous avons tous intérêt de comprendre les caractéristiques  !

mardi 28 avril 2020

Pourquoi critiquer le mot "flaveur" n'est pas négatif, mais au contraire très encourageant


1. L'écriture gastronomique ? On veut discuter des mets, évoquer des bonheurs gourmands, faire des promesses artistiques, évoquer des réunions amicales, joyeuses, fines, subtiles...
Et je vois que, en fin de cette phrase précédente, je suis tombé dans l'épithétisme : l'accumulation de termes (ici des adjectifs) qui voudrait faire bien sentir mon enthousiasme.

2. Le problème, c'est que les synonymes stricts n'existent pas, et qu'à force d'entasser des mots, ma pensée devient de plus en plus gauchie, au point d'être parfois médiocre ou mauvaise.
Bref, jusqu'où peut-on aller, sans tomber dans l'erreur ou la faute ?

3. L'un des mots que je critique, dans la littérature gourmande, que l'on doit plutôt dire gastronomique, d'ailleurs, ou culinaire, est "flaveur". C'est un mot qui a été introduit avec un peu de force dans les années 1950, et dont personne ne sait vraiment bien ce qu'il signifie, au point que mêmes mes collègues "sensorialistes" n'ont pas toujours la même définition.
Je suis bien désolé de vous dire que des collègues distants d'un bureau, dans la même institution de recherche, dans le même laboratoire, la même "unité", le même bâtiment, la même équipe, le même groupe, ne s'entendent pas sur ce terme, et l'on voit la cacophonie régner dans les conférences scientifiques, tout comme dans les articles scientifiques. C'est honteux !

4. Inversement, rien de contradictoire, ailleurs : à propos de température, d'entropie, d'énergie... De quoi est-ce l'indication ? Que les définitions, en sciences de la nature, doivent toujours être formelles, quantitatives, sous peine de n'être que du discours verbeux ?
Oui, chacun peut avoir sa définition, mais ce n'est pas ainsi que l'on construit des monuments. Il y a lieu de faire quelque chose.

5. Et évidemment, que peut penser le public plus large du sens de ces mots, s'ils ne sont pas bien définis par ceux qui devraient le faire ? Le flou règne, l'incohérence, l'incompréhension, la discorde.
Les poètes les plus faibles s'emparent de ces mots, pour donner un son, ou couleur, faire vibrer des cordes sensibles. Fort bien, mais finalement, de quoi parle-t-on ?

6. Oui, dans les années 1950, certains ont voulu imposer le mot "flaveur" pour le mot français "goût"... mais nous avions déjà ce mot "goût", que chacun comprend parfaitement : quand nous mangeons une fraise, nous percevons le goût de fraise. Faut-il en dire plus ?

7. Certes, si nous le voulons, nous pouvons décomposer le goût, sensation synthétique, en saveur, odeur, consistance, température, piquant ou frais... Mais où irait alors se nicher le mot "flaveur" ? Il est inutile.

8. Donc gênant  !

9. Et dire cela, c'est bien sûr critiquer ceux qui ont voulu introduire le mot "flaveur", avec toutes sortes de mauvaises raisons.
Mais c'est surtout débarrasser notre langue commune de scories.


Ne parlons plus de flaveur, mais parlons de goût !