On entend mille choses, à propos des graisses :
- l'huile, ce serait mieux que le beurre ou la crème "pour la santé"
- les graisses végétales, ce serait mal (ou bien) dans le chocolat
- les matières grasses hydrogénées, ce serait très mauvais
- et ainsi de suite.
Je
déplore que beaucoup de mes interlocuteurs qui font ainsi des
déclarations à l'emporte pièce ne savent pas de quoi ils parlent, d'un
point de vue physico-chimique. Manifestement, quelques données de base
sont nécessaires pour se faire une idée.
Commençons
non pas par la chimie, ni par la physique, mais par la nutrition. Ce
sera vite fait : je n'y connais rien, de sorte que je ne suis pas
habilité à en parler !
Alors passons à la
politique : on nous dit qu'on peut mettre des graisses végétales dans le
chocolat, afin de régulariser les cours du cacao.
Pourquoi pas,
mais le chocolat doit d'abord être et rester du chocolat, donc une
matière dans la composition de laquelle ne viennent pas d'autres corps
gras que le beurre de cacao.
C'est là une question de loyauté. Et
j'ai déjà déploré dans des billets cette possibilité donnée aux
fabricants d'ajouter de la matière grasse végétale (quelle qu'elle
soit) en petite quantité au beurre de cacao.
Plus exactement,
alors que le produit ainsi obtenu ne diffère probablement pas du
chocolat (le mot que je conserve pour désigner le produit sans ajout de
matières grasses autres que du beurre de cacao), je propose qu'on ait
deux noms différents pour désigner les produits différents, sous peine
de tromperie. Ce n'est pas la règle qui a été retenue, mais il n'est
pas impossible de changer la règle actuelle, en vue d'une plus grande
loyauté.
A propos d'huile de palme, aussi, il y a des
débats : la question semble être politique, mais là, je n'y connais
rien, et c'est en dehors de mon champ scientifique, de sorte que je ne
dois rien en dire. Et que je n'en dis rien.
La
toxicologie, maintenant ? Il y a la question des matières grasses, et
de leurs impuretés... Là, des explications de chimie sont nécessaires.
Nous considérerons d'abord une huile, puis une matière plus complexe.
Les
huiles sont des matières, parfois jaunes, qui sont liquides à la
température ambiante. Si l'on avait un microscope très puissant, on la
verrait faite d'objets qui bougent en tous sens : des molécules. Ces
molécules ont une construction particulière : elles sont comme des
peignes à trois dents, et, mieux, avec trois dents souples, au point
qu'elles peuvent se mettre dans toutes les directions autour du manche.
Les molécules de l'huile sont nommées "triglycérides", parce que le
"manche", s'il était isolé, serait un composé nommé glycérol (le nom que
les chimistes donnent à la "glycérine"), et qu'il y a trois dents.
Et
les acides gras, me direz-vous ? Si l'on ne dit pas n'importe quoi, il
n'y en a pas dans l'huile. Oui, j'insiste : lorsque des "dents" isolées,
qui sont alors des acides gras, réagissent avec un manche isolé, qui
est donc du glycérol, pour former des triglycérides, des atomes sont
échangés, perdus, etc., de sorte que le glycérol n'est plus du glycérol,
et les acides gras ne sont plus des acides gras. Finalement l'huile
est faite, donc, de molécules de triglycérides.
Et il
y a beaucoup de sortes de molécules de triglycérides, parce qu'il y a
de nombreuses sortes de "dents". Plus exactement, pour du lait, où de la
matière grasse (qui fait ensuite le beurre) est dispersée dans l'eau,
sous la forme de gouttelettes microscopiques, il y a 400 sortes de
dents.
De sorte que le nombre de différents triglycérides est
considérable. Partons en effet d'une molécule de glycérol, et faisons la
réagir avec un acide gras : il y a 400 possibilités. Puis faisons
réagir l'ensemble avec un autre acide gras : pour chacun des 400
résultats initiaux, il y a 400 possibilités, soit au total 400 fois 400,
soit 160 000 possibilités. Et avec le troisièmc acide gras, cela fait
donc des millions de molécules différentes.
Pourquoi
cela est-il intéressant ? Parce que les divers acides gras déterminent
le comportement physique des matières grasses. En gros, à une
température fixe (par exemple la température ambiante), les grosses
molécules bougent plus lentement que les petites.
Or quand les
molécules ne peuvent pas bouger, elles restent sur place et forment un
solide. De ce fait, les divers triglycérides, s'ils étaient purs,
auraient des températures de fusion différentes. Pour les triglycérides
du beurre, par exemple, les plus fusibles fondent dès - 10 °C, et les
moins fusibles fondent à 50 °C. Dans le beurre de cacao, les moins
fusibles fondent à 37 °C... comme le prouve l'expérience qui consiste à
placer un carré de chocolat dans la bouche.
Et ainsi,
pour chaque matière grasse, il y a un comportement de fusion
différent... mais il y a une constante : aux températures inférieures à
la température de fusion des triglycérides les plus fusibles d'une
matière grasse, cette dernière est à l'état solide ; aux températures
supérieures à la température de fusion des triglycérides les moins
fusibles, la matière grasse est entièrement liquide (l'huile à la
température ambiante).
Et aux températures
intermédiaires ? Et bien, là, une partie est liquide, et elle est le
plus souvent piégée dans la partie solide. Oui, dans une motte de beurre
placée à une température comprise entre -10 °C et + 50 °C, il y a de la
matière grasse liquide dans ce qui paraît solide.
D'ailleurs,
c'est une expérimentation amusante que d'ajouter de l'huile à du
chocolat fondu, et à refroidir ensuite ; ou, inversement, à ajouter du
beurre de cacao à de l'huile (d'accord, c'est pareil ;-), mais on
n'oublie pas qu'à côté de la dénotation, il y a la connotation) : on
change ainsi le comportement de fusion.
Commençons
par dire que le chocolat est fait environ pour moitié de matière grasse
(le beurre de cacao, donc) et de sucre. Et pensons à un coulant au
chocolat, gâteau avec un coeur qui coule quand on ouvre le gâteau.
Comment le faire ? Il faut faire une sorte de mousse au chocolat
additionnée de farine, et placer, au centre, un "noyau" fait de chocolat
rendu plus fusible par l'ajout de matière grasse liquide à la
température du service. On n'oublie pas, évidemment, de congeler ce
noyau pour le manipuler. Lors de la cuisson, il fond, et, quand on
coupe le gâteau, dans l'assiette, le chocolat fondu en sort.
Et
par la même technique, on change le degré de fusion des matières
grasses, on mélange du beurre avec de l'huile, de l'huile de palme avec
de la matière grasse laitière, du beurre de cacao avec de la matière
grasse de fois gras, que sais-je ?
Tiens, j'ai
évoqué l'huile de palme, qui fait débat. Qu'en penser ? D'un point de
vue chimique, elle est faite de triglycérides, comme le beurre, comme
l'huile, comme le beurre de cacao. Après, il y a -semble-t-il, car en
réalité, je n'y connais rien- des questions politiques,
environnementales, mais on comprend bien que ce n'est pas à un
physico-chimiste d'en parler. Pour moi, un triglycéride est un
triglycéride... Chaque matière grasse a son comportement de fusion
particulier, son intérêt nutritionnel particulier...
Reprenons
les questions initiales. L'huile d'olive "meilleure" que les autres ?
Cela n'a jamais été établi correctement, et ce n'est sans doute pas
vrai. Il faut de tout, en quantités variées... et faire de l'exercice,
pour se donner des chances de rester en bonne santé... si l'on ne fume
pas, boit pas, etc.
Les matières grasses végétales dans le chocolat ? Ayant déjà évoqué le cas, je n'y reviens pas.
Les
matières grasses hydrogénées : là, il faut entrer dans le détail
moléculaire des "dents" des triglycérides, et expliquer que certaines de
ces "dents" (le vrai nom est "résidu d'acide gras") sont "insaturées",
et d'autres sont "saturées". En effet, les "dents" sont des
enchaînements d'atomes de carbone (pensons à -C-C-C-C..., où la lettre C
représente un atome de carbone). Parfois les atomes de carbone peuvent
s'attacher les un aux autres plus fortement, ce que l'on représente par
deux barres, au lieu d'une : -C-C=C-C... C'est cela que l'on nomme une
"double liaison", ou un "insaturation". Or les triglycérides dont des
"dents" ont des doubles liaisons sont plus fusibles que les autres. Pour
obtenir une matière grasse solide, à partir d'une huile, on a découvert
que l'on pouvait "hydrogéner" les triglycérides.
Les
avantages ? Les inconvénients ? Je vous renvoie vers une séance de
l'Académie d'agriculture de France, où nous avions discuté la question.
Il faut quand même savoir que certaines matières grasses saturées sont
indispensables à notre bon fonctionnement physiologique.
Toutes
les graisses se vaudraient-elles ? Ce n'est pas ce que j'ai dit... et
je voudrais terminer cette causerie en signalant que certains
triglycérides ont plus de "goût" que d'autres. Oui, de goût, alors que
les matières grasses semblent ne pas avoir de goût quand elles sont
pures. Il y a une dizaine d'années, une équipe de physiologistes, à
Dijon, a découvert que les triglycérides sont "coupés" par des enzymes, à
proximité des papilles : ainsi sont libérés des acides gras. Or les
acides gras "insaturés", quand ils sont assez longs, peuvent se lier à
des récepteurs de la bouche, comme une clé vient dans une serrure... et
un "goût" est identifié. On a ainsi longtemps dit qu'un acide gras,
c'était un acide gras, mais ce n'est pas exact : certains ont un effet
sensoriel, en plus de l'onctueux qu'ont tous les triglycérides.
Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces
(un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes
de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la
cuisine)