mercredi 20 décembre 2023

Qu'est-ce qu'un bon scientifique ?

 Qu'est-ce qu'une bonne scientifique ? Qu'est-ce qu'un bon scientifique ?

La réponse est très simple : c'est quelqu'un qui fait des découvertes, qui "lève un coin du grand voile !


N'oublions jamais cette réponse évidente, alors qu'un état d'esprit ambiant voudrait nous faire croire qu'il s'agit de diriger des équipes, d'administrer la recherche...
Non, quelqu'un qui administre est un administrateur et pas un scientifique. Et quelqu'un qui dirige est un directeur, et pas un scientifique.
Un scientifique, c'est quelqu'un qui est engagé chaque seconde dans l'identification des phénomènes, leur quantification, la réunion des données en équations, l'introduction de concepts nouveaux, la recherche de conséquences logiques de la théorie ainsi construite, le test  expérimental des prévisions théoriques.

Tout le reste, ce n'est pas de la recherche scientifique. Je ne suis pas sûr qu'il soit nécessaire d'épiloguer beaucoup, sauf à signaler que, hélas, nos institutions proposent aux chercheurs éventuellement dit brillants (les "hauts potentiel", les "chercheurs d'excellence" : quelle blague !), de prendre en charge des structures, d'administrer, de "gérer du personnel", de passer un temps infini dans des réunions dont il n'est pas dit qu'elles soient toutes vraiment utiles.
Il n'est pas  dit que ces personnes -dont je voudrais que l'on m'établisse vraiment qu'elles sont "supérieures"-  soient vraiment capables de faire ce travail administratif, et, en tout cas, si elles acceptent de se détourner de la recherche, elles démontrent ainsi qu'elles ne font plus de sciences, mais de l'administration ou de la direction. 

Or on ne répétera jamais assez que nous sommes ce que nous faisons !

 Quelqu'un qui ne fait pas de science mais qui la dirige n'est pas un scientifique, je le répète, mais un directeur. Et à ce mot de directeur, je me suis déjà exprimé dans d'autres billets en observant qu'un directeur est quelqu'un qui donne des directions. Bon. Mais diriger des scientifiques ? Cela voudrait dire que ces personnes sont capables d'identifier les directions vers lesquelles leurs ouailles puisse se diriger en ayant une garantie de faire des découvertes : ces directeurs sont-ils capables de cela ? Peuvent-ils me l'assurer, me le démontrer ?  Sans assurance de leur part, je ne suis pas prêt à emprunter des chemins qui me détournent des idées que j'ai, des stratégies véritablement scientifiques que j'élabore (et le "je" ne me désigne pas, mais s'applique à tout scientifique engagé dans sa recherche, et responsable).

Je pose à nouveau, donc,  la question de savoir ce qu'est un bon scientifique. La réponse est claire  : c'est quelqu'un qui fait des découvertes, et, mieux, des découvertes notables. Et cela seulement, et rien d'autre. Aucun climat général, aucune idée qui traîne, fut-ce dans un ministère,  ne pourra  jamais me faire penser le contraire, et je propose que cela soit bien dit aux jeunes scientifiques : ne les désespérons pas !

Et prenons des exemples :  André Wiles était-il un bon mathématicien ? Il s'est retiré chez lui pendant quatre ans, ne venant pas au laboratoire, nous prenant aucune tâche d'intérêt général, ne faisant aucune administration... et il a démontré le théorème de Fermat : son nom restera à jamais dans l'histoire des mathématiques.
Les exemples de ce type abondent et ce n'est pas le fait d'être inséré dans une équipe, de mettre son nom sur des articles qu'on a vaguement lu, afin de gonfler des CV, qui donne des compétences scientifiques. Car les compétences scientifiques se construisent seconde après seconde... et tout ce qui détourne de la science ne contribue pas à accroître ces compétences. Des esprits supérieurs qui feraient des découvertes en claquant des doigts, par une sorte de "génie" ? De la blague ! 
Cette dernière observation, à propos des CV plein de publications, doit alerter. Des personnes qui publient jusqu'à un article tous les trois jours détournent clairement les règles de l'honnêteté intellectuelle,  et cela fait des années ça aurait dû être dénoncé par les institutions scientifiques, qui, en réalité, sont responsables de ces comportements : n'ont-ils pas promu un état d'esprit où le nombre de publications était une panacée ?
Non, on ne parvient pas à mettre en œuvre raisonnablement une idée scientifique tous les jours ; il faut des semaines, des mois, des années pour arriver à des résultats un peu notable. Les scientifiques ne sont pas des techniciens producteurs de données : ceux-là sont des techniciens, et, s'ils contribuent à l'avancée des sciences, ils font un travail technique pas des "découvertes".

Concluons :  un scientifique, c'est quelqu'un qui fait de la recherche scientifique, et un bon scientifique, c'est quelqu'un qui fait des découvertes lors de ses recherches scientifiques. Un point c'est tout.
N'oublions pas : nous sommes ce que nous faisons !

Luttons contre la pensée magique !




Il y a quelques années, était venu au laboratoire, en visite sabbatique, un professeur d'un pays d'Orient que je ne veux pas désigner. Alors que ce collègue s'était agrégé à un projet scientifique mené par des étudiants en stage, d'analyse par spectrométrie par résonance magnétique nucléaire, je voyais qu'il n'était pas à la hauteur, ne comprenant manifestement pas le déroulé de cette recherche. Je ne le disais pas, par politesse, mais les étudiants s'en sont progressivement aperçu.
Puis il y eut ce moment stupéfiant, lors d'un déjeuner de laboratoire, où notre collègue nous a dit qu'il y avait de l'énergie dans l'espace. Certes, des ondes électromagnétiques nous entourent, et plus encore... Mais non, pas ces énergies-là, nous dit-il : des "énergies spirituelles". Moqueur, je dis que je ne les connaissais pas, mais par égard pour notre hôte, je n'insistais pas, et je l'interrogeais plutôt pour savoir de quoi il retournait. Et nous avons assisté à ce moment incroyable où notre collègue, mettant les mains les paumes vers le haut, nous dit que cela suffisait pour que de l'énergie vienne au-dessus des mains.

Bref, c'était une pensée parfaitement magique, absolument pas scientifique, et la question qui n'a cessé de me tracasser, depuis, est de comprendre ce que les humains ont comme "modèle" du monde  où  ils vivent. Ailleurs, j'ai discuté leurs modèles matériels du sucre, de la dissolution du sucre dans l'eau, mais j'admets - difficilement ;-) -  que l'on puisse avoir un esprit logique sans connaissance chimique du monde, et, surtout, je crois comprendre que celles et ceux qui ont une idée non rationaliste sont livré à cette pensée magique, enfantine, qu'il est notre devoir de combattre.
Oui, pas de lutin, pas d'elfes, pas de surnaturel dans notre monde naturel, en un mot. Ou alors, il faut qu'on me les montre, au lieu seulement de m'en parler.
Mais revenons à ma grande question : comment faire des sciences avec des hypothèses qui ne sont pas scientifiques ?????

mardi 19 décembre 2023

Que faire d'un esprit universel ?



 Je retrouve un étudiant venu en stage il y a de nombre de nombreuses années et qui est encore étudiant. À l'analyse, il apparaît qu'il a étudié, enchaîné les formations.... Et, me consultant sur la suite (il envisage de prolonger ses études, évidemment), il me dit qu'il ne sait toujours pas ce qu'il veut faire et que surtout, ce qu'il aime, c'est apprendre.

Pourquoi pas mais à quoi bon ?

Ailleurs, j'ai bien dit - et je continue à le penser - que la connaissance est un rempart contre l'ignorance, les préjugés, les superstitions, les Tyrannie, en un mot. De sorte que je ne peux donc pas penser qu'apprendre soit inutile... mais quand les philosophes des Lumières parlaient de connaissance contre les tyrannies, ils mettaient la connaissance en projet politique, en arme efficace, en action.

À quoi bon la connaissance pour la connaissance ? Nous ne sommes pas des bibliothèques et, d'ailleurs, les bibliothèques ne sont pas faites pour être de simples dépôts inactifs : elle ont pour finalité d'être consultées !

Un esprit universel ? A la Renaissance, on voulait surtout promouvoir les sciences, les arts, les lettres, et le grand mouvement de connaissance, qui avait pour nom "humanisme", visait à sortir les peuples d'une médiévalité obscure, de retrouver des racines philosophiques.
À quoi bon connaître, connaître, et seulement connaître ? Il y a sans doute un plaisir à apprendre, pour certains, à découvrir des choses nouvelles mais pour ce qui me concerne, j'en voie mal l'intérêt, sauf si ces connaissances nouvelles me permettent d'être mieux humain.

Ailleurs, j'ai distingué l'opératif et le spéculatif, tout en sachant très bien que certains groupes prônaient le spéculatif... mais ces groupes ont cette vision par opposition à un opératif où leurs membres sont déjà très engagés, et ce spéculatif est une formation de l'esprit, en vue d'un retour à une vie citoyenne dans laquelle lesdits membres sont parfaitement actifs. Il y a donc pas de contradiction mais seulement un temps réservé pour que l'opératif devienne encore plus efficace en quelque sorte.

Cette discussion me fait également penser à ce très bon livre intitulé la Sagesse  du bibliothécaire, qui dit en substance que le lecteur qui entre dans une bibliothèque et qui a envie de tout lire est fou tandis que sage est le bibliothécaire qui sait qu'il y a là une impossibilité matérielle : il suffit d'un calcul d'ordre de grandeur qui prendra en compte le nombre de livres, le nombre de pages de chaque livre, et le temps disponible dans une vie toute entière pour se livrer à la lecture, pour comprendre qu'il y a impossibilité, folie.

En réalité, tout lire, tout découvrir, tout savoir, tout apprendre sont des fantasmes, enfantins, d'individus phobique. Nous avons besoin de citoyens engagés ; nous avons besoin de faire advenir les Lumières ; nous avons besoin de construire un monde meilleur... et si nous avons effectivement besoin d'individus ayant assez de connaissances pour prendre des décisions difficiles, il n'en reste pas moins que nous avons besoin de ces actions efficaces.

Un esprit qui sait beaucoup sera utile à des collectivités. Un esprit qui aura à sa disposition les prémisses suffisantes pour faire des raisonnements justes pourra éclairer les autres, mais il faudra bien qu'il ait cette volonté de les éclairer, de revenir vers ce monde où il s'est trop longtemps retiré de façon un peu inactive.

Quel est le bon dosage ? Cela doit être discuté, dans un soliloque intérieur qui permettra de sortir d'un isolement mortifère. Voilà ce que j'ai répondu à mon jeune ami. Vous en pensez quoi ?

lundi 18 décembre 2023

Le gibier à basse température



On me demande s'il est vrai que la cuisson à basse température du gibier le rend cotonneux. Et l'on me dit que le gibier contiendrait beaucoup d'acide lactique. On me signale  enfin que cette idée aurait été soutenue par un des Meilleurs Ouvriers de France.

À ma connaissance, les meilleurs ouvriers de France sont évidemment merveilleux puisqu'ils sont meilleurs ouvriers de France, mais ils ne sont ni biologistes ni chimistes, et je préférerais que l'on me donne une référence à un travail scientifique, où l'on aurait mesuré les concentrations en acide lactique.
Car le reste n'est qu'argument d'autorité. Et je veux toujours évaluer ce que l'on me dit, ne pas gober n'importe quoi.
Il y a en effet deux questions :
1. le gibier devient-il cotonneux à basse température ?
2.   le gibier contient-il plus d'acide lactique que d'autres viandes ?

L'acide lactique, pour commencer par là, est un composé qui se forme quand les muscles travaillent et c'est ainsi que naissent les courbatures, les crampes.

De sorte que l'on  peut immédiatement observer qu'il y a une différence considérable entre un cerf qui aurait été chassé à courre et un faisan qui se sera envolé à l'instant : ce dernier risque de ne pas avoir beaucoup d'acide lactique dans ses muscles, contrairement au cerf, évidemment, qui aura couru beaucoup.
Autrement dit, la question avait déjà une généralité douteuse.

Mais il y a pire :  à savoir que certaines viandes comme le gigot peuvent être cotonneuses à basse température sans contenir particulièrement d'acide lactique, et, inversement, j'ai fait cuire à basse température des gibiers qui avairent couru, et la chair n'a pas été cotonneuse.
Un seul contre-exemple suffisant à réfuter une loi générale, je conclus que ce que l'on me dit est faux.

En réalité, il y a derrière tout cela une pensée simpliste, qui me ramène au tout début de la  cuisson à basse température, quand certains parlaient de "température idéale". Je leur répondais que l'idéal, c'est ce que je préfère, moi, ici et maintenant, et que, par conséquent, leur prétendue température idéale n'a rien d'idéal. D'ailleurs certains préféreront une viande de bœuf cuite à 67 °C, d'autres à 70 °C ; certains préféreront un gigot de mouton cuit à 75 °C et d'autres à température plus basse. Et ainsi de suite : pour chaque viande et chaque température, il y a une consistance particulière, sans compter que le temps de cuisson est essentiel.
Quand je dis chaque viande, cela signifie chaque animal car la viande du veau n'est pas celle du bœuf, celle du bœuf qui ne bouge pas n'est pas celle du boeuf qui bouge, sans compter les races, qui diffèrent, etc.

Bref, il y a autant de résultats différents que de viandes différentes, d'animaux différents, de conditions différentes d'élevage, de conditions d'abattage, de températures et de durées de cuisson. Vouloir faire une loi générale avec tout cela, c'est bien utopique.

Et ce n'est pas avec l'autorité d'un meilleur ouvrier de France que l'on pourra me faire gober ce genre de choses.

La question de l'évaluation rejoint celle du travail ! Et nous devons construire rationnellement nos enseignements, et, plus généralement, nos actions pédagogiques.


 Ici, nous partons d'une question d'évaluation, et notre cheminement nous conduit à une rénovation d'idées pédagogiques. Cela peut sembler étrange... mais seulement a priori : puisque l'évaluation de travaux d'étudiants ne peut porter que sur les apprentissages de ces étudiants, le mouvement est a posteriori évident, et c'est le fait que nous ayons pu être étonné qui étonne : comment est-ce possible que nous nous lancions dans des entreprises (évaluation), alors que l'objectif (apprentissage de compétences) n'est pas posé en premier ? 

Au début de notre analyse, il y la question de l'évaluation des étudiants, et, plus précisément, de l'évaluation des étudiants venus en stage dans notre groupe de recherche. 

Dans des billets précédents, j'ai déjà discuté la question, et j'ai expliqué pourquoi nous demandons aux étudiants de notre groupe de s'évaluer eux-mêmes, pour proposer ensuite au groupe leur auto-évaluation, laquelle était discutée, avant d'être éventuellement amendée, puis transmise à l'université qui la demande. 

Oui, notre groupe de recherche est très idéaliste (nous cherchons à faire une réunion d'amis soudés par le but commun : apprendre), mais cela ne nous empêche pas d'essayer d'être rationnels et justes. Observons que, avant de discuter les modalités de l'évaluation des étudiants en stage, nous devons discuter la légitimité de ces évaluations. Devons-nous les faire ? Devons-nous refuser de "collaborer" (et j'utilise le mot avec toutes ses connotations, sans préjuger de l'état d'esprit de nos interlocuteurs universitaires), en considérant que les universités ne doivent pas se défausser de leur travail pédagogique sur nous, qui dépensons énergie, temps et argent pour accueillir des gens que nous avons pour charge de former ? Ou devons-nous les laisser aux institutions universitaires qui sont responsables des étudiants ? 

Reprenons les faits : c'est un fait que, à la fin de chaque stage, les institutions universitaires qui nous envoient les étudiants -par convention signée avant le stage- nous demandent de les évaluer. Et, en pratique, ils nous transmettent une "feuille d'évaluation", avec, souvent, des critères tels que "autonomie", "ponctualité", etc. 

Pourquoi confier au tuteur le soin d'évaluer un stage ? Parce que les enseignants universitaires ne sont pas présents sur le lieu des stages, qu'ils ne connaissent pas les sujets spécialisés qui sont abordés par les étudiants dont ils ont la responsabilité, et que, de ce fait, ils nous demandent de les aider en faisant cette partie de l'évaluation, se réservant le soin de juger la présentation orale et la lecture des rapports de stage (raison pour laquelle je n'assiste pas aux soutenances orales, et pourquoi je ne relis pas les rapports, laissant les étudiants prendre la responsabilité de cette tâche, et les enseignants idem). 

Supposons donc, pour finir, que nous acceptions donc de faire cette évaluation. Comment la faire ? Nous pouvons considérer deux points de vue. D'une part, il y a un point de vue absolu, puis il y a un point de vue relatif. L'absolu, cela consiste à savoir si l'étudiant a "bien" travaillé, en l'occurrence s'il a bien appris. Ici "bien" signifie bien par rapport à l'objectif fixé, lequel dépend d'un niveau universitaire et d'un diplôme que l'étudiant pourra ou non obtenir (je fais l'hypothèse que les diplômes ne doivent être donnés qu'à ceux qui ont des compétences suffisantes pour les recevoir, compétences qui doivent être clairement affichées par ailleurs, dans une sorte de "contrat pédagogique" ; de même qu'il y a des pré-requis à chaque cours, l'attribution des diplômes doit être conditionnée par une liste de compétences acquises). 

D'autre part, le critère que j'avais annoncé de "relativité"est intéressant et double, car il y a la question de situer l'étudiant par rapport aux autres de son groupe, de son niveau universitaire, par exemple (et l'on voit que ce serait tordre le cou à l'idée précédente, absolue... mais on doit se souvenir que les diplômes doivent être nationaux, en France), mais aussi d'estimer la progression de l'étudiant (évaluer l'étudiant par rapport à lui-même en quelque sorte). 

Quelque soit le point de vue, absolu ou relatif, puisque les stages sont une période de formation, c'est donc l'acquisition de nouvelles compétences qui semble devoir être évaluée. La question étant difficile, ruminons-la un peu en envisageant par exemple un point de vue différent, à savoir que, très généralement, face à une tâche, on peut se donner une obligation de résultats, ou une obligation de moyens. Nos jeunes amis gagneront à savoir la différence entre les deux, et, notamment, ils devront savoir que les médecins n'ont qu'une obligation de moyens... car nous sommes mortels, et ce serait les mettre dans une position impossible que de leur demander... l'impossible. 

Obligation de moyens : là, il y a la question des règles explicites qui détaillent ces moyens. En l’occurrence, pour notre équipe de recherche, nous avons des documents explicites qui indiquent aux étudiants que leur obligation est d'apprendre beaucoup et d'apprendre à faire état de ce qu'ils ont appris. C'est donc de ce point de vue que nous devons les évaluer : il y a un contrat, et l'on doit légitimement se demander si ce contrat est rempli. Le problème que je discute aujourd'hui est le suivant : certains de nos amis, dans le groupe, ont jugé qu'il n'était pas équitable de noter de la même façon un étudiant très faible et un étudiant "meilleur" (plus de connaissances, plus de compétences), à quantités d'efforts égales. Ce ne serait pas suffisant de bien travailler, de bien apprendre. Ils disent que l'on doit mieux noter les "meilleurs". Et ils ont des arguments, à savoir notamment qu'un étudiant qui passe son stage à se remettre à niveau ne fait pas avancer la recherche scientifique qui lui est confiée, de sorte que, du point de vue d'un stage de recherche, l'étudiant le plus faible ne fait pas ce qu'il aurait dû faire. A quoi certains d'entre nous ont répondu que l'obligation de notre groupe était d'apprendre. A quoi ils ont répondu que oui, apprendre, mais apprendre la recherche scientifique... 

La question étant difficile, et le dialogue inachevé (on ne termine jamais une discussion, avec des amis : n'est-ce pas cela l'essence de l'amitié ?), je n'ai pas dit que nos amis qui faisaient cette remarque avaient raison, ni qu'ils avaient tort, mais je dis qu'il est légitime de considérer cette observation, car, dans la vraie vie, lorsqu'on tire la charrue, le fait est que l'on ne peut pas attribuer la même "valeur" (rappelons qu'il s'agit d'évaluation, de jugement sur la valeur) à un cheval qui tire efficacement, et à un autre qui, même s'il fait des efforts sur le moment, n'a pas fait des antérieurement des efforts pour se muscler, de sorte qu'il tire moins bien. 

Au total, il y a donc la question des efforts que l'on fait, et de ceux que l'on a fait. Certes, l'indulgence, la générosité, l'humanité doit nous conduire à donner à chacun une deuxième chance, mais la question n'est pas là : donner une deuxième chance, cela signifie accepter les étudiants en stage. Cela ne signifie pas considérer que tout se vaut ! Non tout ne se vaut pas... devant la charrue, et quelqu'un qui accomplit une tâche parce qu'il en a la compétence est supérieur à celui qui ne l'accomplit pas, surtout quand il a paressé antérieurement. 

J'entends mes amis lecteurs de textes religieux me dire que le père accueille l'enfant prodigue comme son autre fils, vertueux, mais pour ce qui me concerne, je dois avouer que je manque de la grandeur d'esprit qui me permettrait vraiment d'oublier que le fils prodigue a été prodigue. Je ne confonds pas l'utopie et mes envies généreuses, parce que l'utopie est... utopique... et qu'il y a la charrue à tirer ! Oui, je sais que certains d'entre nous n'ont pas eu la chance que j'ai eue personnellement (milieu aisé, parents admirables, etc.), et que la collectivité doit promouvoir ce qui est à mon avis mal nommé "ascenseur social" (je ne comprends pas pourquoi on placerait plus haut un ministre qu'un ouvrier), mais je sais aussi que c'est en promouvant l'effort, le soin, le travail, la rigueur... que nous obtiendrons un système plus juste. 

Nous pouvons nous efforcer nous-même de donner une deuxième chance, voire une troisième, etc. (je dis "nous efforcer", parce que c'est un vrai effort que d'aider les plus faibles : cela prend sur notre temps, notre intelligence, notre énergie, notre argent... au détriment des autres, qui n'ont pas besoin de notre aide), mais nous devons aussi être capables, parce que nous en avons la responsabilité sociale, de juger que, parfois, des individus n'ont pas certaines capacités. 

Oui, je crois que c'est une question de courage que de dire à un étudiant, parfois, qu'il doit changer d'orientation... ou travailler bien plus qu'il ne le fait. J'insiste en rappelant que je dis souvent que l'on n'est pas "bon en quelque chose", mais que l'on peut le devenir. Je cite ce "labor improbus omnia vincit", où improbus ne signifie pas malhonnête, mais acharné : le travail vient à bout de tout. Ce n'est d'ailleurs pas vrai, mais c'est mon idée politique. Je veux que nous disions à nos jeunes amis que le travail les portera. 

Dans la même veine, je dis que je n'aime pas le mot "capacité" (on a les capacités en proportion de son travail), et certainement pas le mot "don", mais je n'oublie pas non plus que quelqu'un qui sait est quelqu'un qui a appris. A cette fin, le bistrot n'est pas l'endroit adéquat, et ce n'est pas en baillant aux corneilles que s’acquièrent les compétences et les connaissances. C'est par l'exercice, l'entraînement. 

De ce fait, je dois très logiquement déduire de ce qui précède que les professeurs (j'en suis) gagneraient à proposer aux étudiants des séries d’entraînements, d'exercices, et nous devrions juger les étudiants sur le fait qu'ils ont ou non passé du temps à ces exercices. Si l'on suppose que les compétences viennent avec l'entraînement, dans la mesure où l'on a la capacité d'apprendre, laquelle est sanctionnée par le diplôme, alors une évaluation fondée selon ce critère en viendrait à juger des compétences, ce qui est finalement ce que nous recherchions ! De ce fait, il devient urgent de changer les systèmes d'enseignements, afin de proposer aux étudiants des séries ordonnées d'efforts, d'exercices, d'entraînements... 

J'en profite pour signaler, par exemple, l'existence d'un livre d'enseignement exemplaire : le Calcul différentiel et intégral, de N. Piskounov (éditions Mir, Moscou, Russie). C'est un livre qui commence de façon élémentaire, qui est d'une clarté absolue, et qui comporte des exercices que n'importe qui peut faire : les premiers exercices sont très simples, puis, quand l'étudiant les a fait, on a des exercices à peine plus difficiles, et ainsi de suite. Bref, je recommande ce livre à tous, aux étudiants qui doivent savoir que, en sciences, le calcul différentiel et intégral est omniprésent, et aux collègues enseignants parce que nous pourrons discuter des systèmes pédagogiques que nous mettons en œuvre (on se souviens que je suis si iconoclaste que j'en viens même à questionner le "Le professeur est maître dans sa classe"). Jusqu'à présent, je faisais personnellement mes cours en y passant beaucoup de temps, essentiellement en cherchant à détailler les étapes des calculs, pour faciliter la compréhension des étudiants, mais je m'aperçois que cette méthode est sans doute mauvaise, et, conformément à l'analyse précédente, je vais réorganiser mes cours en une série d'exercices, d'entraînements, qui donneront lieu à autant d'évaluations ponctuelles. 

Finalement, les étudiants seront jugés sur le fait d'avoir ou non effectué tous les exercices proposés, tous ces entraînements. Idem pour les stages : je vais chercher à introduire de nouvelles manières d'encadrer les étudiants, où l'initiation à la pratique scientifique sera conçue comme une série orchestrée d'entraînements, d'exercices. Cela correspond plus ou moins à ce que je faisais déjà, mais il faudra que ce soit bien plus systématique, plus explicite. 

Comme toujours je compte sur mes amis pour me dire si l'analyse ci-dessus est erronée, car on se rappelle que je suis prêt à beaucoup... d'efforts, beaucoup d’entraînements, beaucoup d'exercices, beaucoup de travail, pour améliorer les méthodes que je mets en œuvre très explicitement, en vue d'aider mes jeunes amis (et moi-même) à grandir en science et en technologie.

dimanche 17 décembre 2023

J'ai (re)lu pour vous : Pierre Auger


 Dans les Dialogues avec moi-même (Albin Michel, Paris, 1987), le physicien Pierre Auger écrit : 

"En réalité, l'homme a transformé les milieux naturels en milieux artificiels depuis l'époque néolithique, celle où il a inventé l'élevage et l'agriculture, puis les villages et les villes. Et l'on ne peut pas incriminer la science au sujet de ces transformations qui l'on conduit à vivre une grande partie de son existence au sein de milieux artificiels. L'homme s'est si bien adapté à ces milieux artificiels qu'ils lui sont depuis apparus en quelque sorte comme naturels. Plus : les habitants des villes qui aiment à passer quelques jours à la campagne emportent avec eux bien des éléments de leur vie urbaine et finissent par les considérer comme naturels ! En tout cas, ils ne font guère de différence entre la nature "vierge" et celle qui est organisée par les hommes. En faisant un tour à bicyclette -pour ne pas parler de l'automobile !-, ils ne sont plus conscients de ce que la construction de leur vélocipède a exigé de connaissances réellement scientifiques, en mécanique, en chimie, en électricité, etc. C'est tant mieux, sans doute, car de telles réflexions ne pourraient que gâcher le plaisir de la promenade "dans la nature". Tout cela est peut-être plus frappant encore dans la vie urbaine. Ainsi finit-on par trouver tout à fait "naturel" d'obtenir de l'eau fraîche en tournant un robinet, et de la lumière en appuyant sur un bouton. Les enfants élevés dans un milieu profondément artificiel s'y trouvent aussi à l'aise que les primitifs au sein de la forêt ou de la savane. Ce n'est que beaucoup plus tard, et pour une proportion assez réduite de la population des pays "développés", que les hommes prennent conscience de la qualité artificielle de leur milieu, comme des efforts de pensée et de travail qui ont été nécessaires pour les réaliser de façon satisfaisante. Je me souviens d'avoir rencontré au cours de promenades dans la nature, c'est-à-dire dans des champs et prairies créés par l'homme, un paysan qui travaillait en musique, grâce à une petite radio de poche. Je lui ai demandé s'il savait comment il obtenait cette musique dans les champs ; il parut très surpris de ma question : "Mais c'est une radio, me dit-il, et ça marche sur piles en tournant le bouton pour l'écouter." C'était comme si j'avais demandé comment le cerisier fait pour avoir des cerises : il lui faut de l'eau, comme il faut mettre une pile dans la radio. La vie moderne devient une second nature." 

Oui, décidément : méfions-nous du mot "nature" !

samedi 16 décembre 2023

Entre spéculatif et opératif


J'hésite d'abord à utiliser ces deux mots, spéculatif et opératif, parce qu'ils sont largement utilisés dans des cercles philosophiques. 

En outre, les utiliser d'emblée risquerait de tourner au cliché. 

Partons donc de quelque chose de simple, de concret : la cuisine. Et, mieux encore, d'un mets populaire, à savoir un poulet rôti. 

Il est vrai que l'on peut discuter ce poulet rôti du point de vue de sa production. Il y a des gestes à effectuer pour l'obtenir : prendre un poulet, le tuer, le plumer, le vider, le rôtir. On effectue des opérations, et la description est donc opérative. Malgré nos cercles philosophiques, conservons le mot, puisqu'il s'impose dans notre langue. 

Cela dit, il y a aussi un "commentaire" du poulet rôti qui discuterait les conditions de sa production. Par exemple, on peut essayer de comprendre ce qui se passe quand on rôtit un poulet. Cette fois, il y a de l'analyse, laquelle peut déboucher sur de l'opératif, des modifications des recettes. 

Par exemple, si l'on analyse la question de savoir si l'ajout de matière grasse ou de jus sur les suprêmes en cours de cuisson fait ces derniers plus tendres, alors on peut arriver à des modifications de la "recette" : si l'ajout contribue à la tendreté, et dans l'hypothèse où cette dernière est souhaitable, alors on fera l'ajout ; sinon on ne le fera pas (pourquoi faire quelque chose d'inutile). 

Dans cette seconde démarche, est-on "spéculatif" ? En latin, la vitre et le miroir sont respectivement  specularia et  speculum. Le speculator est l'observateur. On ne participe pas à l'opération, mais on la considère. Est-ce le rôle de celui qui explore des mécanismes de phénomènes ? Est-il simplement un observateur ? Admettons-le temporairement : cela nous conduit à conserver le terme "spéculatif" pour désigner le second type de commentaires. 

 

Le sol sur lequel nous voulions avancer étant affermi, nous voyons que la cuisine peut être abordée d'un point de vue opératif, ou d'un point de vue spéculatif. Et il apparaît - c'est une donnée d'expérience, pas une donnée absolue, mais une donnée à valeur statistique - que nombre de nos "amis" (j'entends par "ami" ceux à qui nous parlons, puisque je propose de ne pas perdre de temps à parler à nos ennemis, conformément à la sentence alsacienne qui dit que, pour manger avec le diable, même une longue fourchette ne suffit pas) sont peu intéressés par les commentaires spéculatifs, ou, inversement, peu intéressés par les commentaires opératifs. 

Cela dit, leur intérêt initial importe peu : si la synthèse, la réunion des deux commentaires, se révélait plus "utile" que les points de vue séparés, n'aurions-nous pas intérêt à (1) chercher un moyen de réunir ces points de vue et (2) chercher à montrer à nos amis que cette synthèse est une voie vers laquelle ils gagneraient à aller ?

 Pour le (1), c'est ce que j'avais cherché à faire, il y a longtemps, avec mon livre "Révélations gastronomiques" (Belin, Paris, 1997)... mais depuis sa parution, et malgré les encouragements de quelques amis, je reste dans l'idée que la fusion n'a pas été comme on pourrait le souhaiter : le livre est difficile à utilise du point de vue opératif (même si, je le répète, certains amis l'ont largement utilisé), et la "spéculation" est un peu désincarnée, séparée, isolée ; elle apparaît comme gênante, dans la marche opérative. 

Une autre tentative remarquable est celle de Madame Saint Ange, avec sa Bonne Cuisine, publiée en 1925 aux éditions Larousse. C'est un livre étonnant, qui sépare bien les parties opératives et spéculatives... mais les sépare. 

 

La fusion n'est pas faite. Il faut donc nous lancer dans une entreprise nouvelle, où nous mettrons en œuvre une méthode nouvelle, conformément à celle que je réclamais déjà de mes voeux dans mon livre Les précisions culinaires (Quae/Belin, Paris, 2012). 

Raisonnons. D'abord, il y a un objectif que nous devons identifier clairement : le poulet rôti, par exemple.

 Cet objectif étant défini, on peut chercher les moyens de l'atteindre, en passant (pardon pour les termes militaires) par stratégie, d'abord, puis tactique ensuite. Puisque la cuisine, c'est du lien social, de l'art, de la technique, il faudra que les trois aspects soient discutés à chaque étape. 

Et, pour couronner la chose, pourquoi ne pas proposer une évaluation, laquelle sera la possibilité de progresser, selon la bonne idée du chimiste Michel Eugène Chevreul "Il faut tendre à la perfection avec efforts sans y prétendre" ?

 

 Essayons, avec une recette simple, de sablés.

 Objectif : produire de petits gâteaux sablés. 

Analyse de l'objectif : des gâteaux sont des préparations faites de farine, de sucre, au minimum, comme chacun sait. Cela dit, le sucre et la farine ne peuvent, une fois cuits, que faire une poudre, qui n'aura pas de liant. Pourquoi ne pas ajouter de l’œuf ? Ce serait mieux, mais la préparation resterait dure : avec un peu de matière grasse, cela ira bien mieux. Avec ces première analyse, on obtient un résultat qui a du sens, car le sucre est de l'énergie immédiatement disponible, la farine de l'énergie disponible durablement, l’œuf apporte des protéines qui nous constituent, et la matière grasse s'impose pour constituer notre organisme. Les sablés sont donc des friandises nutritionnellement intéressantes. Cela étant, les sablés doivent être sablés. Or l'eau apportée par l’œuf (un blanc d’œuf, c'est 90 pour cent d'eau et 10 pour cent de protéines ; un jaune, c'est 50 pour cent d'eau, 15 pour cent de protéines et 35 pour cent de lipides) risque de cimenter excessivement la farine, l'eau participant à la formation d'un réseau de protéines nommé "gluten". Pour conserver le caractère sablé, friable, il faut mettre la farine dans la matière grasse, frotter pour obtenir un sable, ajouter le sucre, qui captera l'eau au détriment du gluten, puis ajouter enfin l'oeuf, qui fera la "soudure" par capillarité, avant cuisson, et coagulation des protéines après cuisson. Nous avons donc la stratégie. La tactique ? Cela pourrait être le détail des proportions... et là, tout est possible ou presque. Avec des raffinements : par exemple, si l'on grille par avance la farine, ses protéines ne pourront plus faire le réseau de gluten, et le sablé sera friablissime, si l'on peut dire. Une pincée de sel, d'autre part, rehaussera le sucré, affaiblissant l'amer qui pourrait résulter du grillage. Le beurre ? A volonté. De la vanille ? Pourquoi pas. De la cannelle ? Pourquoi pas. 

Et ainsi de suite... pour arriver à une proposition : 200 grammes de beurre, 75 grammes de sucre glace, 1 gramme de sel, 1 oeuf entier, 250 grammes de farine. Ou plus opérativement : 

Commencer par griller sous le gril du four 250 grammes de farine jusqu'à ce qu'elle soit blonde.
La laisser ensuite refroidir.
Puis, dans une terrine, mettre 200 grammes de beurre.
Ajouter 75 grammes de sucre glace.
Et les 250 grammes de farine grillée refroidie.
Ajouter 1 gramme de sel.
Puis quand toute ces poudres ont été bien amalgamées au beurre, ajouter un œuf, et l'incorporer sans trop travailler.
Abaisser et cuire pendant une dizaine de minutes, de sorte que l’œuf coagule (la durée de cuisson dépend de l'épaisseur des sablés. 

A ce stade, la discussion n'a été presque que technique, à l'exception de l'observation nutritionnelle, mais on a manqué toute la partie artistique (par exemple, la pincée de cannelle), et toute la partie de lien social (par exemple, le découpage de la pâte en forme de coeur, avant la cuisson). Mais c'est sans doute quelque chose qui dépasse ma compétence... et je vous invite à contribuer à l'amélioration de nos sablés en mettant vos commentaires... qui contribueront à l'évaluation envisagée initialement !