Dans les Dialogues avec moi-même (Albin Michel, Paris, 1987), le physicien Pierre Auger écrit :
"En réalité, l'homme a transformé les milieux naturels en milieux artificiels depuis l'époque néolithique, celle où il a inventé l'élevage et l'agriculture, puis les villages et les villes. Et l'on ne peut pas incriminer la science au sujet de ces transformations qui l'on conduit à vivre une grande partie de son existence au sein de milieux artificiels. L'homme s'est si bien adapté à ces milieux artificiels qu'ils lui sont depuis apparus en quelque sorte comme naturels. Plus : les habitants des villes qui aiment à passer quelques jours à la campagne emportent avec eux bien des éléments de leur vie urbaine et finissent par les considérer comme naturels ! En tout cas, ils ne font guère de différence entre la nature "vierge" et celle qui est organisée par les hommes. En faisant un tour à bicyclette -pour ne pas parler de l'automobile !-, ils ne sont plus conscients de ce que la construction de leur vélocipède a exigé de connaissances réellement scientifiques, en mécanique, en chimie, en électricité, etc. C'est tant mieux, sans doute, car de telles réflexions ne pourraient que gâcher le plaisir de la promenade "dans la nature". Tout cela est peut-être plus frappant encore dans la vie urbaine. Ainsi finit-on par trouver tout à fait "naturel" d'obtenir de l'eau fraîche en tournant un robinet, et de la lumière en appuyant sur un bouton. Les enfants élevés dans un milieu profondément artificiel s'y trouvent aussi à l'aise que les primitifs au sein de la forêt ou de la savane. Ce n'est que beaucoup plus tard, et pour une proportion assez réduite de la population des pays "développés", que les hommes prennent conscience de la qualité artificielle de leur milieu, comme des efforts de pensée et de travail qui ont été nécessaires pour les réaliser de façon satisfaisante. Je me souviens d'avoir rencontré au cours de promenades dans la nature, c'est-à-dire dans des champs et prairies créés par l'homme, un paysan qui travaillait en musique, grâce à une petite radio de poche. Je lui ai demandé s'il savait comment il obtenait cette musique dans les champs ; il parut très surpris de ma question : "Mais c'est une radio, me dit-il, et ça marche sur piles en tournant le bouton pour l'écouter." C'était comme si j'avais demandé comment le cerisier fait pour avoir des cerises : il lui faut de l'eau, comme il faut mettre une pile dans la radio. La vie moderne devient une second nature."
Oui, décidément : méfions-nous du mot "nature" !
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