jeudi 24 janvier 2019

> Bonnes pratiques : à propos des "points aberrants"

En sciences de la nature, il y a la question très compliquée des points aberrants, ce que l'on nomme en anglais des outlyers. De quoi s'agit-il ? Je propose de partir d'un exemple simple, puis de tirer les leçons de l'analyse de ce cas élémentaire.

Un exemple imaginaire

Imaginons le physicien allemand Georg Ohm qui met en série une pile et une résistance électrique.




Il applique une différence de potentiel (une "tension électrique") et mesure l'intensité du courant. Puis il applique une autre différence de potentiel, à l'aide d'une autre pile, et obtient une autre intensité électrique. Et il fait cela pour plusieurs différences de potentiel, mesurant chaque fois l'intensité électrique.
Ayant ces données, il trace un diagramme, où les deux mesures forment les coordonnées de points... et il observe que ces points semblent s'aligner, qu'il y a une proportionnalité entre l'intensité électrique et la différence de potentiel (quand on double la différence de potentiel, on double l'intensité, par exemple).



Jusque là, tout va bien... sauf que les points ne sont pas parfaitement alignés, en réalité. Mais comme les mesures sont (toujours) imprécises, il se dit que la "loi" de proportionnalité est valable, et il la publie.
Oui, mais imaginons qu'il y ait eu une circonstance quelconque qui, pour une mesure, fait une perturbation qui engendre un point de mesure très éloigné des autres. Que faire ?



Évidemment, la première chose à faire est de répéter l'expérience particulière qui étonne, et, alors, deux cas se présentent :
- soit on retrouve la valeur bizarre
- soit on trouve ensuite des valeurs qui correspondent mieux à la loi de proportionnalité qui semble s'imposer expérimentalement.

Le cas le plus simple est celui où l'on retrouve la valeur bizarre. Si cette valeurs apparaît expérimentalement plusieurs fois,  ce n'est pas à nous de dire que l'expérience est mauvaise et que la loi de proportionnalité s'impose; nous devons nous interroger sur la raison de cet écart à la proportionnalité, en imaginant soit que l'expérience particulière que nous avons faite ne permet pas de voir cette proportionnalité, soit que  la nature n'a pas mis là de proportionnalité.
Ainsi, au cours  de mes recherches, je me souviens avoir mesuré la viscosité d'un sirop de sucre à l'aide d'une bille que nous laissions tomber et dont nous mesurions la vitesse. La variation était régulière... mais quand le sirop était très visqueux, le comportement de la bille de venait bien différent de celui décrit par la loi classique, un peu comme pour le point aberrant indiqué ci-dessus. A l'analyse, il était facile de voir, pour ce cas très simple, que le récipient, étroit, ne permettait pas aux écoulements de se faire librement, ce qui modifiait le résultat.

Les valeurs bizarres sont en réalité très intéressantes, car il y a cet adage qui stipule que lorsqu'on fait une expérience et que l'on obtient le résultat qu'on attendait, on a une confirmation,  mais si l'on a un résultat que l'on n'attendait pas, alors on a peut-être une découverte.  

Considérons maintenant le cas où, répétant l'expérience, au moins celle particulière qui a fait apparaître le point aberrant,  on trouve une valeur qui correspond mieux à la loi de proportionnalité. Là, c'est ennuyeux, car on est en réalité face à deux valeurs tout aussi probables (même s'il y a cette présomption de proportionnalité qui semble donner plus de poids à une valeur bien alignée), de sorte que l'on doit faire une autre répétition.
Ici, il faut quand même que j'observe, pour ceux qui l'ignorent, que l'expérience décrite pour la mesure de l'intensité et du potentiel électrique se fait en quelques instants, mais que, souvent, la répétition d'une expérience ne se fait pas en un claquement de doigts : certaines expériences prennent des mois, voire des années, de sorte qu'il est essentiel de bien choisir la stratégie que l'on utilise. Pour des expériences comme la détection du boson de Higgs ou des ondes gravitationnelles,  il hors de question de décider légèrement de répéter une expérience, et l'on doit avoir une stratégie très intelligente -dans le cadre des bonnes pratiques-,  c'est-à-dire de ne pas céder à ses croyances ou à ses fantasmes. Admettons ainsi que deux mesures semblent correspondre, alors qu'une troisième valeur est bizarre ; il y a lieu de mettre en œuvre des statistiques et d'afficher des résultats avec des probabilités, pas plus
Et l'on retrouve ici cette idée que la science n'est pas en train de démontrer des théories, mais plutôt de les réfuter :  les valeurs bizarre que l'on ne retiendra pas doivent être conservées, et elles doivent notamment être signalées lors de la publication d'un résultat.


Un exemple

A titre d'exemple, le cas le pire  que nous ayons rencontré dans notre groupe était à propos de la dégradation d'un composé, dans des conditions particulières très rigoureusement définies :  nous utilisions des matériels très propres, des produits très purs, des conditions très exactement contrôlées. Lors d'une première expérience (3 semaines de travail), nous avons mesuré la vitesse de dégradation du composé. Puis, quand nous avons répété l'expérience (nous répétons toutes nos expériences au moins trois fois), nous avons obtenu une dégradation beaucoup plus lente.
Évidemment la première chose à faire était de répéter encore l'expérience et nous avons retrouvé la dégradation plus lente. Je répète que ce qui se dit ici en quelques mots correspond à des semaines de travail... pour donner à évaluer le sentiments des chercheurs face à ces points aberrants, que seuls les malhonnêtes occultent (la poussière sous le tapis).  Bref, nous n'avons jamais réussi à retrouver la première vitesse de dégradation, qui semble donc être aberrante, mais que faire, devant une telle situation ? On se doute que nous avons tout analysé en détail : repris les cahiers de laboratoire pour voir comment les choses avaient été faites, par exemple... mais rien. 

Dans un tel cas, la bonne pratique s'impose : valider les mesures ultérieures par une autre expérience, différente, ce qui correspond à des "validations". Mais, aussi, lors d'une publication du résultat, évoquer ce premier résultat qui peut découler de causes innombrables : n'a-t-on pas vu, au centre de recherches d'études des particules de Genève, une oscillation d'un signal électrique due au passage du TGV près de l'anneau de collision ?

mercredi 23 janvier 2019

Comment organiser des stages pour les étudiants ?

Comment les enseignants doivent-ils encadrer les stages  ? Depuis des décennies, je reçois en stage des étudiants qui, dans le meilleur des cas, reçoivent une vague feuille de papier où il est écrit en moins de 400 signes comment ils devront faire leur rapport de stage. Parfois ils ont eu une séance rapide pour leur décrire les stages, et nous les recevons le mieux que nous pouvons. Parfois aussi, un enseignant vient visiter de laboratoire   à mi-stage pour s'assurer que tout va bien. C'est un encadrement très insuffisant !

Je veux ici dénoncer ces pratiques que je trouve extrêmement médiocres, notamment quand je les compare à ce que je viens de voir,  pour un étudiant venu d'Australie. Cet étudiant, avant de venir,  m'interrogeait sur mille détails, et  je me réjouissais qu'il prenne tant intérêt à sa venue dans notre groupe de recherche, mais ce qui était mieux encore, c'est qu'il m'a communiqué un document, qui décrivait parfaitement le travail de l'étudiant en stage : des  dizaines de pages disent exactement ce qui lui est demandé,  en termes de qualité, en termes de sécurité, en termes de traçabilité, en termes de comportement, en termes de du travail lui-même, de la façon de le faire... Quelle différence ! Ne devrions-nous pas suivre cet excellent exemple ?

My view of studies

My view of studies:

The  "younger colleages" (formerly called "students") are at the centre.

They rely on older friends ("professors"), books, internet... in order to build their own knowledge and skills, in full responsability





And the students contribute to make the knowledge grow. 

mardi 22 janvier 2019

Les bonnes pratiques en science : les collaborations avec l'industrie

Pendant longtemps, les scientifiques ont collaboré avec l'industrie et ils ont reçu des financements soit pour leur laboratoire, soit pour eux-mêmes. Dans certaines disciplines telles la médecine, on sait qu'il y a eu des excès très malhonnêtes, et on peut se réjouir qu'il y ait maintenant une réglementation sur la transparence des activités collaboratives de ce type... à condition qu'on ne tombe ni dans la dénonciation imbécile, ni dans l'administration tatillonne.

Plus récemment, les institutions scientifiques ont voulut également faire prendre conscience à la communauté scientifique de comportements aberrants ou malhonnêtes, notamment à propos d'expertises, ce qui a conduit à toutes ces affaires de ce que l'on nomme, je crois de façon inappropriée, des conflits d'intérêt.

 Pourquoi ne puis-je me résoudre à parler de conflits d'intérêts ? Parce que les humains ont des conflits, mais pas  les intérêts. Ce que l'on voulait désigner, ce sont des intérêts cachés. Mais je revendique que des scientifiques qui ont collaboré ou qui collaborent avec une société industrielle ne soient pas récusé comme experts, quand ils affichent leurs intérêts, car si un travail effectué a été rémunéré, alors aucune des deux parties ne doit plus rien à l'autre. De surcroît, un expert qui déclare ses intérêts aurait bien du mal à influencer ses collègues, qui risquent, au contraire, de sur-réagir à tout argument en faveur de l'industriel donné par leur collègue engagé dans une collaboration.

 Bref, je suis très favorable à la déclaration des intérêts, mais peut-être pas à l'étalage sur la place publique : il y a une sorte de  voyeurisme inutile... et dangereux pour la démocratie, car j'observe, ces temps-ci, que des positions rationnelles sont critiquées de façon assez malhonnête, idéologique et ad hominem par des opposants à ces positions. Les exemples sont innombrables, et la dénonciation est délétère : elle doit donc être encadrée, et je crois bon que, si les déclarations d'intérêts doivent être faites, leur communication puisse être réservée à l'administration.

Dans mon cas, puisque notre laboratoire a eu beaucoup de collaborations avec des sociétés de l'industrie, la question est surtout... que je serais bien en peine de ne pas oublier certaines d'entre elles : il ne s'agit pas de "conflits d'intérêts" ni d'"intérêts cachés", mais de "collaborations oubliées"... car je n'ai pas d'intérêt stricto sensu dans ces collaborations anciennes, où je crois d'ailleurs avoir donné plus que je n'ai reçu. Mais, surtout,  cela ne m'intéresse pas de tenir une comptabilité de ces travaux faits par le passé : ce qui m'intéresse, c'est la science que je ferai demain... et je crois que beaucoup de mes collègues sont ainsi.

Plus généralement, il y a la question des malhonnêtes, des "mauvais élèves" : les lois mal faites retombent sur les bons élèves, alors que les mauvais élèves trouvent toujours des moyens d'y échapper. C'est nuisible à l'avancement des travaux, et la question de pourchasser les malhonnêtes n'est pas résolue. Alors ? 


Les collègues plus jeunes

Je viens de comprendre quelque chose d'intéressant,  à propos des "étudiants".

Partons de l'observation  de Michel Eugène Chevreul, l'homme qui fonda la chimie des lipides : à l'âge de cent ans, il se disait le doyen des étudiants de France.
Et je partage son point de vue : moi aussi, comme les étudiants qui me font l'honneur de croire que je peux leur apporter quelque chose et qui viennent faire des travaux de laboratoire ou bien qui viennent m'écouter professer, je suis un étudiant, puisque je ne cesse d'étudier. Bien sûr, je suis un "professeur", puisque j'ai  donc cette prétention (imposée, réclamée) de "professer", au sens de "parler devant", sous entendu "de façon qui rend service" à de plus jeunes. Toutefois, même si l'Université ne me donne pas de carte d'étudiant, je veux être dans le groupe des Amis de la Connaissance et de la Compétence, sans distinction d'âge, ni de sexe, ni d'opinions politiques, ni d'origine, ni de culture, ni...

Ainsi, étant étudiant comme les étudiants, la séparation entre "professeurs" et "étudiants", que je veux absolument combattre (à bas la lutte des classes qui déconstruit nos collectivités, au lieu de les souder), me trouble depuis longtemps. 
 J'ajoute que, dans notre Groupe de gastronomie moléculaire, je refuse d'être le "patron", le "directeur", le "président", que sais-je ? Dans mon groupe de recherche,  nous sommes tous amis par "postulat", par engagement initial. Il n'y a pas de titre ("Monsieur le Professeur"), et tout le monde se tutoie, sans quoi je quitte le groupe : je ne veux travailler qu'avec des amis avec qui je partage une passion.


Une évolution ? 

Mais me vient à l'esprit une lecture récente d'une biographie du flûtiste Pierre-Yves Artaud,  qui raconte qu'au conservatoire, l'un de ses professeurs, puis lui-même, considérait les jeunes musiciens comme de "jeunes collègues". Artaud explique d'ailleurs comment des études dans cette perspective  permettent d'éviter bien des écueils de l'enseignement classique, et il dit aussi combien, quand il étudia au conservatoire, il apprécia cette position éclairée du professeur d'alors.
"Jeunes collègues" : je trouve cette expression très juste... mais avec une connotation qu'on peut améliorer toutefois : au lieu de parler de jeunes collègues, ce qui accentue l'âge de celui qui utilise cette expression, je propose de parler de "collègues plus jeunes".

D'un seul coup, avec ce changement de dénomination, toute la perspective des études supérieures change !

Tout d'abord, j'observe que les barrières de diplôme dressées entre l'élève de lycée et le professeur de première classe d'université ne sont que des séparations inutiles ; ce sont seulement des signes extérieurs qui attestent d'un "niveau" de connaissances ou de connaissances, mais ce sont des barrières artificielles dans la continuité des études. Ainsi, celui qui a sa licence de la veille n'est pas différent, du point de vue des connaissances et des compétence du même un jour avant l'attribution du diplôme.
D'autre part, j'observe que la suppression des barrières facilite les collaborations entre tous ceux qui sont intéressés par la Connaissance, tous ceux qui peuvent travailler ensemble à la poursuite de cette dernière, ou à sa diffusion, chacun à son niveau.
Le changement de dénomination n'empêche pas les professeurs de professer,  mais il responsabilise chacun, et permet de réunir les individus de tous âges, de tous sexes, de toutes origines... On parlait de la République des Lettres, mais il s'agit maintenant de parler d'une République de la Connaissance, d'un Banquet de la Connaissance auquel tous sont conviés.


 Y a-t-il des inconvénients ? 

Pour les professeurs, je n'en vois guère, et, mieux, je vois surtout la possibilité, pour eux, de parler - utilement- à leurs collègues plus jeunes de ce qui les passionne, de ce qui les anime : n'est-ce pas cela leur  compétence ?  Pour les plus jeunes, il y a la découverte de sujets qui sont les véritables sujets d'études, actuels, et non pas une connaissance au rabais qu'on leur distribuerait parce qu'ils sont plus faibles.  Avec ma proposition, on comprend que disparaît une infantilisation qui conduisait à parler de pédagogie, d'éducation (le role des parents, non ?), la volonté d'instruire (laissons nos amis s'instruire eux-mêmes). Je vois disparaître la responsabilisation des collègues plus jeunes. Quelle merveilleuse perspective !

 En tout cas, pour ce qui me concerne, c'est décidé : je vais corriger tous mes documents pour supprimer le mot "étudiant", et je vais me corriger oralement. Je suis très heureux de ce changement.





PS. Je viens de tester mon idée auprès d'un groupe de professeurs un peu... avancés en âge... et ce fut un tollé (de certains) contre cette idée : de quoi ces personnes ont-elles peur ? Pourquoi une réaction aussi vigoureuse, au lieu d'une discussion sereine ? Je me doute que, pour réagir si énergiquement, et sans argument réel, j'ai touché aux "idoles" !









lundi 21 janvier 2019

Encadrer des stages : des bonnes pratiques ?


Dans la série des bonnes pratiques relatives aux études, il y a certainement à s'interroger sur l'encadrement des stages.

Il est très rare que les encadrants de stage reçoivent des universités des recommandations concernant lesdits stages. Du moins cela vaut pour la France : je n'ai jamais reçu de consignes ou de conseils d'aucune université, à ce jour. L'étudiant arrive donc en stage, et, là,  on lui confie un travail. Quelle responsabilité ! Ne s'agit-il pas, lors du stage, d'aider l'étudiant à transformer des connaissances en compétences ? C'est en tout cas ce qu'indique la réglementation, en ligne sur le site du ministère de l'enseignement supérieur.

Comment les encadrants doivent-ils  donc se comporter ? Peuvent-ils demander la même chose aux étudiants qu'à leurs collègues  ? Certainement non, puisque l'expérience prouve que les étudiants n'ont pas encore les compétences pour faire les travaux qu'on leur demande : ils viennent précisément pour les obtenir, pour transformer leurs connaissances en compétences... et s'ils les ont, alors le stage est inutile, puisqu'ils sont mis en position de production, et non d'apprentissage ; or ils sont en phase d'apprentissage, puisque les stages sont un élément de leurs études.
Bref, en France, on est  dans un flou que je condamne, et chacun fait comme il veut, en réalité. Ce qui a d'ailleurs que les stages sont très inégaux, et que les étudiants tombent parfois très mal, ce qui n'est pas admissible.
Je m'étonne d'ailleurs que le gouvernement ait réglementé à propos du nombre de stagiaire par entreprise ou des gratification, c'est-à-dire sur la forme, mais pas sur les questions de fond, les questions de contenu. D'ailleurs ledit gouvernement serait bien en peine d'imposer quoi que ce soit aux encadrants... sans quoi les entreprises ne prendraient plus de stagiaires ! 

Est-ce une raison pour baisser les bras ? Je ne crois pas car à défaut d'imposer des comportements aux encadrants, on peut leur soumettre des propositions, proposer des réflexions. Pourrions-nous en identifier l'amorce ?

Tout d'abord, il faut donc confier des tâches aux stagiaires qui permettent de transformer des connaissances en compétences. Les stagiaires ne sont pas en stage pour faire des photocopies. D'autre part, il faut des conditions de travail décentes, telles qu'on en donne à de jeunes collègues : pas de cagibi bruyant, sans air, sans lumière, sans avoir même de quoi s'asseoir.
Mais cela est élémentaire. Ne pourrions-nous pas admettre que l'encadrant doit doser les demandes pour que l'objectif du stage soit atteint ?
Récemment, j'ai reçu un stagiaire auquel son université  demandait de s'intéresser aux questions de sécurité en chimie : cela n'aurait-il pas dû figurer initialement, dans le "contrat" que l'on aurait établi ?

Mais je vois que ma réponse est bien insuffisante, pour cette question difficile, et j'invite les collègues, les étudiants, les encadrants à me soumettre des propositions, critiques, etc. à icmg@agroparistech.fr

dimanche 20 janvier 2019

A propos de pesticides : je ne réponds donc pas, puisque je me suis engagé ;-)

On se souvient que j'ai pris l'engagement de ne plus parler de nutrition ou de toxicologie, mais hélas, on me prête des talents que je n'ai pas. Ici, je profite de l'occasion pour montrer comment on se comporte en scientifique.

Voici la question :

Voici le conseil que je reçois sur mon blog, après avoir raconté qu’un ami avait épluché ses radis chez moi (il craignait les pesticides) : 
« Mettre à tremper 20 minutes vos légumes dans 1, ou 2, ou 3 litres d'eau selon la quantité à rendre bio, avec 1cs pour 1 litre, 2 cs pour 2 litres, etc etc de bicarbonate de soude, il n'y aura plus de pesticides, le bicarbonate est un pesticivore de première, et en plus ça gardera la couleur primale des légumes, et voili voilou, pas plus compliqué, on peut rincer après si on veut... pour les maniaques… »
C’est un point bien intéressant, et ce n’est pas la première fois que j’en entends parler : mais d’après vous, est-ce vrai ?
Une matière X, ici le bicarbonate, peut-elle vraiment manger (en 20 mn qui plus est) des pesticides peut-être multiples ? Comment fait le bicarbonate ? Quel est le principe de son action ?


Pour répondre  sans répondre, j'analyse, donc (et on verra que cela suffit à répondre)

Et je commence par observer qu'un ami de ma correspondante épluchait les radis pour éviter les "pesticides".
Mais au fait, cet ami savait-il que les végétaux se protègent spontanément contre les "pestes" (micro-organismes, rongeurs, etc.) par des composés que l'on nomme donc des "pesticides" ? Et le toxicologue mondialement connu Bruce Ames a mesuré que 99,99 pour cent des pesticides de notre alimentation sont d'origine naturelle. Et ces pesticides sont dans les parties externes : par exemple, les glycoalcaloïdes des peaux de pomme de terre. Enfin, ajoutons que ces pesticides naturels ne sont pas moins dangereux que les pesticides de synthèse !
Donc faut-il peler les radis ? Face aux peurs de ce type, j'ai toujours tendance à demander à mes interlocuteurs s'ils fument, boivent (trop) d'alcool, font (trop) peu de sport, et mangent beaucoup (trop) ? Si oui, qu'ils ne s'inquiètent que très modérément des pesticides, car les études montreront qu'ils mourront de tous leurs comportement précédemment évoqués.
Mais là, je suis sur un terrain où je ne veux pas aller, et, même j'ai les bons arguments, je n'entre pas dans la discussion.

J'arrive maintenant à cette partie de phrase "1, ou 2, ou 3 litres d'eau selon la quantité à rendre bio" : là, l'ami de ma correspondante a parfaitement tort, car le trempage des végétaux dans de l'eau ne suffit pas pour rendre les végétaux bio ! Le "bio", c'est un ensemble de règles de production... et ce serait trop simple si tous les agriculteurs pouvaient se contenter de tremper leurs produits pour faire payer bien plus cher !

Le bicarbonate suffit-il, lui ? Pas plus. Mais l'ami en question dit en outre autre chose, à savoir que le bicarbonate supprimerait les pesticides des végétaux.
Il y a plusieurs commentaires à faire. Le premier est que les pesticides, s'ils sont lessivables, auront été lessivés sur les plantes. D'autre part, j'ai évoqué les glycoalcaloïdes toxiques des pommes de terre, dans les trois premiers millimètres sous la surface, et aucun bicarbonate ne supprimera ces pesticides naturels.

La couleur des légumes ? Ce que dit l'ami est parfaitement faux, car les pigments des végétaux, en toute généralité, changent de couleur avec le "pH", disons l'acidité ou la basicité. C'était d'ailleurs ainsi que l'on distinguait les produits végétaux des produits animaux, dans le temps. Pensons au chou rouge, qui  vire au rouge ou au bleu selon qu'on ajoute un peu de vinaigre ou de bicarbonate. Pensons au thé au citron, qui change de couleur quand on ajoute du bicarbonate !
Et puis, il y a des questions de langue : couleur "primale" ? Je suppose que notre ami veut parler de couleur... naturelle, par exemple. J'insiste un peu, parce que, dans ces questions, la pensée (juste) repose sur des mots justes ! Et les confusions qui engendrent ces débats interminables et sans intérêt sur les réseaux sociaux naissent souvent de l'emploi inconsidéré des mots. Un chat n'est pas un chien, un tournevis n'est pas un marteau. De quoi parle-t-on ? Bien sûr, nos amis peuvent dire n'importe quoi au café du commerce numérique, mais je n'ai pas de temps à perdre pour aller à ce bistrot : il y a des urgences plus grandes, à savoir s'interroger sur l'alimentation de tous ceux qui ont fait, et des dix milliards de personne qu'il faudra nourrir en 2050... sans compter mes travaux scientifiques.
Mais, en restant dans ce domaine, je profite de la faute de langue qui est faite pour discuter le mot "naturel" : je rappelle que le dictionnaire définit ce mot comme "ce qui n'a pas fait l'intervention d'un être humain". Or la cuisine, c'est bien l'intervention d'un être humain. Oui, il faut le dire et le répéter, la cuisine produits des mets, qui sont parfaitement "artificiels", au sens du dictionnaire, et non au sens de nos fantasmes. Et artificiels a la même racine qu'art, artiste.

Passons maintenant aux commentaires de ma correspondante. Le bicarbonate peut-il éliminer des pesticides qui seraient à la surface des végétaux ?
C'est là la partie qui m'intéresse  : face à une telle question, le ou la scientifique commence par faire une "bibliographie", à savoir que l'on va sur des sites scientifiques, pour chercher des articles scientifiques faisant état d'études rigoureuses sur la question. J'observe d'ailleurs qu'il ne s'agit pas que le bicarbonate "mange" les pesticides, mais soit qu'il les dégrade chimiquement, soit qu'il les lessive mieux que l'eau pure, par exemple.

Mais ici, le billet serait trop long s'il donnait le résultat de l'étude, et je me mettrais dans la position de répondre à des questions de toxicologie ou de nutrition, ce que je me suis engagé à ne pas faire. Je me contente donc d'observer que "les pesticides", c'est une catégorie bien trop vaste, et les panacées n'existent pas ! Une panacée, c'est par définition une drogue qui guérit tout : un fantasme, donc. De même, un composé qui aurait toutes les propriétés, vis à vis de tous les pesticides différents, cela n'est pas possible.
Reste que, même si je ne donne pas ici le résultat de mon étude bibliographique, il est intéressant de savoir que le mécanisme d'action du bicarbonate... est encore très mal connu, au point que vient d'être publié un article scientifique de belle qualité qui examine la question : cela date de moins d'un mois !
Et voilà pourquoi nous avons besoin de bien plus de science !


Mais je pressens que mes interlocuteurs ne seront pas content de moi, et il faut que je revienne à leur question. 

Je propose de répondre : mes amis, n'ayons pas peur, et faisons confiance aux experts beaucoup trop nombreux (qui veillent sur notre alimentation) ! N'ayons pas peur de tout ce que nous mangeons, ne cédons pas à l'orthorexie qui conduit à des déviances alimentaires et sociales délétères !
Craignons plus l'hygiénisme que l'empoisonnement par des "traces de composés potentiellement dangereux" (une expression que je vous invite à méditer).



PS. Un petit début de la longue liste d'articles que j'ai consultés (je ne dis pas que tous ces articles sont bons) :


Graziela C. R. M. Andrade,* ,a Sérgio H. Monteiro, b Jeane G. Francisco, a
Leila A. Figueiredo, a Aderbal A. Rocha c and Valdemar L. Tornisielo a, Effects of Types of Washing and Peeling in Relation to Pesticide Residues in
Tomatoes, J. Braz. Chem. Soc., Vol. 26, No. 10, 1994-2002, 2015.


Y. Liang a,b , W. Wang a , Y. Shen b , Y. Liu b , X.J. Liu a, Effects of home preparation on organophosphorus pesticide residues in
raw cucumber, Food Chemistry 133 (2012) 636–640


AM FADAEI 1 , MH DEHGHANI *1 , AH MAHVI 1 , S. NASSERI 1 ,
N. RASTKARI 2 , AND M. SHAYEGHI 3, Degradation of Organophosphorus Pesticides in
Water during UV/H 2 O 2 Treatment: Role of Sulphate
and Bicarbonate Ions, E-Journal of Chemistry 2012, 9(4), 2015-2022

T. E. ARCHER and J. D. STOKES, REMOVAL O F CARBOFURAN RESIDUES FROM STRAWBERRIES
BY VARIOUS WASHES AND JAM PRODUCTION ,University
of California, Toxicology Davis, CA 95616,

Tianxi Yang, † Jeffery Doherty, ‡,§ Bin Zhao, † Amanda J. Kinchla, † John M. Clark, ‡,§ and Lili He* ,† Effectiveness of Commercial and Homemade Washing Agents in Removing Pesticide Residues on and in ApplesJ. Agric. Food Chem. 2017, 65, 9744-9752