vendredi 5 janvier 2018

Un vrai billet scientifique...

Un vrai billet scientifique...
On me fait observer que je n'ai que très peu expliqué le travail scientifique que nous faisons au laboratoire (sauf bien sûr dans des articles scientifiques). Au-delà des inventions mensuelles que je publie notamment sur le site de Pierre Gagnaire, au delà des comptes rendus de séminaires, des billets de blog de réflexion, de "bonnes pratiques", par exemple, quel est le travail vraiment effectué ? Quel est le travail proprement scientifique ?
La question est évidemment légitime, et je comprends que la réponse permettrait de mieux faire comprendre que la gastronomie moléculaire (notre travail de recherche scientifique) n'a rien à voir avec la cuisine, qu'elle soit moléculaire ou note à note.
Bref, ici, je propose d'expliquer la teneur d'un travail fait il y a quelques années. La première contrainte sera d'être clair ; la seconde sera de montrer combien nos travaux sont enthousiasmants (pire : sans épithétisme !).
Mais je prends d'emblée une précaution : le travail n'est qu'un détail parmi mille, parce que ce serait trop compliqué de présenter des travaux un peu profonds, et j'en suis absolument désolé.
Mais bon, essayons quand même.

De la science, à propos de technologie
Le travail que je propose de discuter ici a été réalisé dans le cadre d'un travail de thèse sur la fraîcheur des yaourts : pourquoi les yaourts sont-ils frais, en bouche, même quand ils ne sont pas froids ?
La fraîcheur peut être due à de multiples causes, telle la présence de composés qui, tel le menthol, stimulent les terminaisons nerveuses du nerf trijumeau, mais elles peuvent aussi être associées -par une sorte de conditionnement- à des couleurs, tels certains verts.
Ou bien il peut y avoir des effets thermiques, comme quand des matières grasses fondent en bouche : la "chaleur" communiquée par la bouche à ces matières grasses donne une sensation de fraîcheur.
Certes, l'étude de la fraîcheur était initialement plus technologique que scientifique... mais on peut compter sur moi pour tirer toujours les questions du côté de la science : je fais bien la différence, et je sais parfaitement où est mon intérêt (au sens d'être passionné intellectuellement, pas au sens financier).
Bref, en réalité, le travail que je vais décrire, est bien une recherche de connaissance pure, scientifique donc, plutôt que la recherche technologique qui y a conduit.

Les yaourts ? Des gels

Pour situer le phénomène que nous avons explorer, partons du yaourt, tout d'abord, qui est produit par gélification du lait.
Comment ce phénomène a-t-il lieu ? Partons donc du lait : c'est une "émulsion", c'est-à-dire une dispersion de gouttelettes de matière grasse dans de l'eau où sont dispersés ou dissous des protéines et notamment un sucre nommé lactose.
 Quand on ajoute au lait deux types de micro-organismes qui consomment le lactose, ce dernier sucre est transformé en acide lactique, qui acidifie le lait. Or le lait n'est pas stable en milieu acide, comme le montre l'expérience toute simple qui consiste à ajouter du jus de citron dans du lait : le lait caille. Avec le citron, la coagulation est rapide, ce qui engendre des petits agrégats visibles à l'oeil nu, mais quand la coagulation est plus lente, par les micro-organismes de la fermentation des yaourts, alors un gel lisse est produit : c'est le yaourt.
Il faut imaginer la structure finale, gélifiée comme un grand échafaudage où se trouve le liquide, eau et matière grasse dispersée dans l'eau sous la forme de gouttelettes.

Les graisses du yaourt
Tout cela étant dit, il y a donc des gouttelettes de matière grasse dans les gels que sont les yaourts, et ces gouttelettes sont enrobées de protéines et de divers minéraux qui pontent ces protéines.
Que se passe-t-il quand on refroidit un yaourt ? La matière grasse qui forme les gouttelettes est celle du lait, et on la retrouve dans de la crème ou dans du beurre. C'est principalement un mélange de très nombreuses sortes de molécules nommées "triglycérides".
Or autant un matériau fait d'une seule sorte de molécules passe brusquement de l'état liquide à l'état solide, quand on le refroidit (pensons à l'eau liquide qui devient solide à exactement 0 °C), autant les matériaux faits de plusieurs sortes de molécules ont une transition progressive. Ainsi le beurre est entièrement solide à la température de -10 °C, mais entièrement fondu à la température de 50 °C ; entre les deux extrêmes, le beurre est fait d'une partie liquide dans une partie solide, en proportions qui dépendent donc de la température, entre 0 % de liquide à la température de - 10 °C et 100 % à la température de 50 °C. .

 Les transitions dans un yaourt

Et dans une gouttelette de matière grasse qui se trouve à l'intérieur d'un yaourt ? En théorie, selon la température, la proportion de matière grasse solide et la proportion de matière grasse liquide devraient évoluer comme à l'extérieur des yaourts... à cela près que l'on doit distinguer les états à l'équilibre (quand on laisse longtemps un yaourts à une température fixée) et hors d'équilibre. Ainsi, on sait que de l'eau très pure peut rester liquide même à des températures inférieures à 0 °C, quand il n'y a pas de perturbations, telles des vibrations. Cela pourrait être le cas pour des yaourts : il se pourrait que la matière grasse d'un yaourt que l'on refroidit reste en surfusion.
Comment le savoir ? Pour certaines de nos études expérimentales, nous utilisons un équipement de "résonance magnétique nucléaire", une grosse machine qui nous permet... plein de choses... mais notamment de compter le nombre de molécules de différentes espèces, quand elles sont à l'état liquide.
Je passe volontairement sur la présentation de cette machine merveilleuse, parce que cela allongerait un billet qui est déjà long, et je me contente d'observer que l'on peut notamment compter les molécules de triglycérides à l'état liquide, sans voir celles qui sont à l'état solide. De ce fait, si nous partons de matière grasse laitière fondue ou de yaourt chauffé à une température où la matière grasse doit être fondue (on peut chauffer à l'intérieur de la machine), alors on compte toutes les molécules de triglycérides du yaourt, mais si l'on refroidit suffisamment, le compte tombe à zéro.
Ainsi, en observant cette matière grasse à une température particulière, on peut déterminer la proportion de matière grasse liquide et de matière grasse solide...
Et -je fais court- les mesures ont finalement montré que la matière grasse se comportait de la même façon, qu'elle soit dans le yaourt ou en dehors : la proportion de matière grasse ne dépend que de la température, et nous n'avons pas observé de surfusion.


Je fais maintenant un pas en arrière.

Ai-je été clair ? Je l'espère. Ai-je montré pourquoi nos travaux sont enthousiasmants ? Je ne suis pas sûr, et cela pour plusieurs raisons :
1. d'abord, il a fallu expliquer beaucoup de choses avant d'arriver au fait : ce qu'est la constitution d'un yaourt, ce que sont les matières grasse laitières, etc. ; de sorte que mes amis se sont sans doute dits qu'il fallait beaucoup d'efforts pour...
 2. un résultat qui ne semble guère original
3. souvent nos amis veulent comprendre "à quoi ça sert" ; or le résultat précédent ne semble pas servir à grand chose.
4. je me suis pas rendu le travail facile, parce que, pour arriver au résultat, j'ai évité l'explication du fonctionnement de la résonance magnétique nucléaire, qui est véritablement une machine merveilleuse...
5. je n'ai absolument pas discuté tous les calculs qui fondent ces travaux ; il y a ceux qui permettent de faire les comptage, ceux qui permettent de prévoir la répartition de triglycérides à l'état liquide, ceux qui indiquent s'il y a ou non une différence entre la quantité de matière grasse liquide selon que la graisse est dans un yaourt ou pas...
6. je ne me suis guère tapé sur la poitrine, je n'ai pas fait d'épithétisme, je n'ai pas cherché à faire penser que nous faisions des choses particulièrement difficiles...

Je reprends maintenant ces raisons une à une

1. Oui, il y a lieu de dépenser beaucoup d'énergie, pour des résultats expérimentaux proprement obtenus. Et il faut dire et redire que la science progresse à très petits pas, à pas très soigneux, par des mesures que l'on répète, que l'on affine, que l'on valide. Aujourd'hui, par ces temps d'utilisation courante d'ordinateurs, de téléphones portables, d'avions, de trains, on oublie que tout cela n'a été obtenu que très lentement. Ce sont des conquêtes humaines extraordinaires.
De surcroît, il faut dire et redire aussi que la science expérimentale, c'est 99 pour cent d'échec, de mise au point, de travail de fourmi, acharné... et il faut ces 99 pour cent si l'on veut le 1 pour cent qui est au bout !
2. Le résultat ne semble pas original... mais seulement a posteriori. D'une part, nous avons mis au point une méthode de dosage des graisses à l'intérieur des yaourts, sans modification de ces derniers. D'autre part, il faut bien avouer que, quand nous avons lancé cette étude, nous nous attendions à un résultat différent. Autrement dit, nous avons progressé, en analysant les raisons pour lesquelles nos prévisions étaient fausses. Mais cela serait trop long à expliquer.
3. A propos de l'utilité des travaux scientifiques, je suis précédemment parti sur une mauvaise piste en évoquant les ordinateurs, les avions, les téléphones portables... En réalité, sous peine que la science ne devienne de la technologie, elle ne doit servir à rien d'autre qu'à produire de la connaissance. Et cela est essentiel, car on ne dira jamais assez que la technologie n'est qu'une des "utilités" de la science ; en réalité, les modifications des connaissances humaines sont essentielles, et c'est parce qu'il y a de la Raison que les intolérances peuvent reculer, les superstitions disparaître. Quand l'être humain était sans compréhension du monde, on invoquait des divinités qui laissaient à quelques uns la possibilité d'abuser des autres, comme le font, hélas encore aujourd'hui, des rebouteux, des marabouts, des prétendus devins... Oui, il faut plus de science, toujours plus de science.
Cela dit, il ne serait pas difficile de justifier technologiquement les études précédentes. Par exemple, alors que le dosage des matières grasses dans les laits ou dans les yaourts est long, la méthode précédente, maintenant qu'elle est au point, pourrait être mise sur des lignes de productions, pour des mesures qui ne prendraient que quelques minutes. Mieux encore, je n'ai pas expliqué que notre méthode de mesure permet de distinguer les "résidus d'acides gras" des triglycérides. Et ainsi de suite...

 4. Oui, je n'ai pas dit ici pourquoi la résonance magnétique nucléaire, parce que j'ai "chanté" cela dans un de mes livres (La Sagesse du chimiste, Editions L'oeil Neuf). Cette méthode est vraiment merveilleuse : pensons qu'à l'aide de deux champs magnétiques, on peut voir les atomes des molécules ! Je reste parfaitement ébloui par la beauté de la chose.

5. A propos des calculs qui ont été nécessaires pour arriver au résultat présenté, il faut bien avouer que leur présentation allongerait démesurément le billet... sans compter qu'il faudrait les expliquer, et que cela risquerait de prendre beaucoup de temps, de lasser mes amis. Je réserve ce genre d'exercices pour un autre billet. Car dans ces calculs, il y a beaucoup de "petites beautés", de petits plaisirs... Allez, une autre fois.
 6. Oui, je n'ai pas fait de rodomontades, parce que l'objectif était précisément de faire penser que tout cela était simple : quand on dit que les choses sont difficiles, nos amis ne comprennent pas. Or je m'adresse à des amis.

Les sauces brunes sont-elles des émulsions ?

Absolument  : une sauce brune traditionnelle, montée au beurre, donc, est bien une émulsion! 

Un mouillement tel qu'un fond brun, c'est une phase "aqueuse", puisque l'on est parti d'une solution aqueuse (eau pure, vin, bouillon, etc.) que l'on a concentré par "réduction" (une partie de l'eau est évaporée). Bien sûr, la réduction ne se limite pas à une augmentation de la concentration en solutés dans l'eau, et il y a aussi des réactions, notamment à l'origine de la couleur et du goût. Mais, finalement, on obtient quand même une solution aqueuse concentrée.
Si l'on ajoute du beurre à  cette solution aqueuse ("eau"), le beurre fond, libérant 82 % de matière grasse, et 18 % d'eau (au maximum, selon la loi). Cette "eau" libérée (le petit lait)  va se mélanger avec l'eau du mouillement, mais la matière grasse libérée, elle, forme des gouttelettes qui sont dispersées dans la phase aqueuse. Bref, on obtient une dispersion de gouttelettes de matière grasse dans une phase aqueuse, et c'est précisément cela une émulsion.

Donc oui, la sauce brune est émulsionnée.


Ajoutons de surcroît que cette émulsion n'est pas stable, car en réalité aucune émulsion n'est stable. Il y a seulement des émulsions moins instables que d'autres.
Et, pour la bonne bouche, il me faut ajouter que, selon la façon dont on a monté au beurre, on peut obtenir une simple émulsion, ou bien une émulsion foisonnée (si l'on a utilisé un fouet et introduit des bulles d'air). Toutefois la "bonne pratique classique" recommande de vanner seulement, pendant que le beurre fond, et, là, il n'y a pas de bulles d'air : la sauce est une simple émulsion, pas une émulsion foisonnée.








Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

jeudi 4 janvier 2018

A propos de gougères : vive l'Etude


Ce matin, une question amusante  m'arrive par email :

J'ai remarqué que vous aimez bien expliquer les réactions qui se passe dans un produit.
J'aurais aimé savoir si vous aviez un peu de temps à me consacrer pour m'expliquer comment obtient on  des "gougères" car je suis en train de travailler sur ce sujet pendant mon stage.
Si je comprends bien c'est la vapeur d'eau qui fais qu'un chou augmente son volume ? Faut-il avoir une perte d'eau importante ? Si elle est trop importante le chou gonflera-t-il comme même ?
De plus, est-il nécessaire d'avoir un déssèchement de la pâte. Mais  ne serait-il pas possible de créer une pâte à chou sans déssèchement mais en ayant une teneur d'eau optimal et la faire au "Cooking Chef" ?


Tout d'abord, je ne sais pas si "j'aime expliquer" les réactions qui se passent dans les produits. Disons plutôt que mon objectif est d'identifier  des mécanismes et des phénomènes inédits, à partir des transformations culinaires. Il s'agit donc d'une question scientifique (je répète que la gastronomie moléculaire est une discipline scientifique, et non pas de la technologie), et pas technologique, mais  il est exact que la technologie bénéficie nécessairement des résultats scientifiques.

D'autre part, du temps à consacrer à quelqu'un qui étudie les gougères ? Non, je n'ai pas de temps pour cela, parce que ces demandes individuelles m'arrivent environ 30 fois par jour, et ma mission de service public ne consiste pas à faire des assistances techniques particulières... d'où des réponses collectives, que je fais ici, donc.

Les gougères, enfin ? La question est traitée en détail dans mon livre Révélations gastronomiques. Cela dit, je peux ajouter quelques points ici.

Oui, c'est bien l'eau qui s'évapore au contact de la plaque de cuisson qui fait gonfler les choux... puisque, en réalité, les gougères ne  sont autres que des choux au fromage.

 "Faut-il avoir une perte d'eau importante ?" : la question est étrangement posée... surtout, il y a ce "il faut", qui s'apparente à "on doit", qui cache souvent l'essentiel. Il faudrait cela pourquoi ? Sans savoir ce que pense mon interlocuteur à ce sujet, disons que s'il y a évaporation de l'eau, alors le chou gonfle, et le gonflement est d'autant plus grand que plus d'eau s'évapore... à condition que la vapeur soit retenue par la croûte supérieure.

La question est la suivante : les choux subissent à la fois ce gonflement, en raison d'une évaporation de la base, mais  aussi  un croûtage de la surface supérieure, d'une migration des bulles de vapeur dans la masse (comme dans  un soufflé, où, à travers la porte vitrée du four, on voit les bulles crever à la surface), et d'une coagulation de la masse, en raison de la présence de l'oeuf.
Et l'on se reportera à deux séminaires de gastronomie moléculaire de 2015, que  nous avons consacrés aux gougères : [http://www.agroparistech.fr/Les-seminaires-de-gastronomie,3092.html.->http://www.agroparistech.fr/Les-seminaires-de-gastronomie,3092.html] Les comptes rendus sont sur ce site, et l'on peut s'inscrire, pour les recevoir automatiquement, en envoyant un email à icmg@agroparistech.fr.

 Est-il nécessaire d'avoir un dessèchement de la panade ? Cela n'est pas clair, à ce jour, et tout dépend notamment des proportions d'eau  et de farine de la panade. Surtout, le dessèchement permet d'introduire de l'oeuf tout en conservant une tenue qui évite l'étalement.

Vive l'Etude !

 














Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

mardi 2 janvier 2018

Il est un peu tard pour les réveillons, mais pour attendrir une volaille ferme...

Ce matin, un ami m'interroge :

Il y a longtemps que me trotte une idée de cuisson en tête : pour rendre la chair d'un poulet fermier plus juteuse et tendre, serait-il opportun de le plonger d'abord dans un bouillon (version pot au feu) pendant, disons 30 mn, puis de le placer au four très chaud à rôtir?





La réponse se fonde sur les trois données essentielles suivantes :

1. les viandes sont faites de fibres qui sont tenues entre elle par le tissu collagénique, responsable de la dureté ;

2. la jutosité est liée au fait que l'intérieur des fibres est fait de protéines et d'eau, un peu comme du blanc d'oeuf

3. le chauffage a deux actions contradictoires : il durcit l'intérieur des fibres, comme quand on fait un pot-au-feu ; et il dissout très lentement le tissu collagénique.


Autrement dit, si une volaille est un peu dure, c'est qu'il faut surtout dissoudre le collagène, d'où la solution de la cuire dans un bouillon, à basse température. La cuisson doit être longue, car le collagène se dissout lentement, et la température doit être aussi basse que possible, afin que l'intérieur des fibres ne durcisse pas.

En pratique ? Je préconise une cuisson à basse température, dans un bon bouillon, pendant plusieurs heures. Disons pour être précis une journée à 70 degrés.
Puis, une fois que la poule est attendrie et cuite, oui, un coup de décapeur thermique en surface pourra faire le croustillant plus le goût en quelques minutes (mais attention de ne pas cuire : cette second opération doit seulement atteindre la surface).