samedi 16 décembre 2017

Que manger ?


Une publicité pour une crème dessert, couverte de crème chantilly, avec des éclats de sucre, des noisettes... Dessous, en lettres presque aussi  grosses que celles de la publicité, un avertissement : « pour votre santé, évitez de manger gras, salé, sucré". 

A la réflexion, ce type d'objets, devenus familiers, est tout à fait extraordinaire. D'un côté, on nous engage à manger des bonnes choses, et, de l'autre, on nous dit que c'est très mauvais. Que faire? 

On aura compris que  je considère les lois hygiénistes comme médiocres, inutiles. On ne cesse de nous le dire, partout, qu'il faut éviter de manger gras, salé, sucré. Pourtant nous ne cessons de manger gras, salé, sucré. Pis encore : ce sont les groupes les plus pauvres de la population qui souffrent d'obésité, laquelle ne vient certainement par de l'odeur de la cuisine, mais bien plus d'une alimentation déséquilibrée (car il faut avouer qu'il coûte plus cher de cuire des petits pois que des pommes de terre, du riz ou des pâtes).
Faut-il donc dépenser de l'énergie et de l'argent pour nous donner mauvaise conscience quand nous mangeons des bonnes choses ? Ou bien, serait-il plus avisé de faire une véritable éducation alimentaire, laquelle devra nécessairement s'effectuer dans les écoles ? 


On aura compris que je milite pour la deuxième option... en ajoutant que la morale qu'on nous fait sans cesse me fatigue. A des discours négatifs, je préférerais des discours positifs, encourageants, optimistes. A bas les pisse vinaigre ! A bas les lois inutiles ! Militons pour une éducation enjouée, expérimentale. Apprenons à manger dans le plaisir, et n'oublions pas, d'ailleurs, que la question est l'adéquation des prises alimentaires à l'exercice que nous faisons. Découvrons le monde merveilleux des aliments et de leur transformations culinaires. 


Tout cela existe, et a un nom : les Ateliers expérimentaux du goût (https://sites.google.com/site/travauxdehervethis/Home/vive-la-connaissance-produite-et-partagee/applications-pedagogiques/premier-degre/les-nouveaux-ateliers-experimentaux-du-gout), pour les écoles, et les Ateliers science & cuisine, pour les collèges et les lycées (https://sites.google.com/site/travauxdehervethis/Home/vive-la-connaissance-produite-et-partagee/applications-pedagogiques/second-degre) !








Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

Qu'est ce que "manger" ?



Il y a « manger », et « bien manger ». 

Jean-Anthelme Brillat-Savarin (j'ai scrupule à le citer : n'importe quel gourmand le connaît) disait que l'animal se repaît, l'homme mange, et seul l'homme d'esprit sait manger... mais je n'aime guère la citation, qui oublie la femme et qui distingue des hommes et des hommes d'esprit. Nous sommes tous d'esprit, puisque nous sommes humains, et je propose de donner à chacun la possibilité de ne pas tomber dans une catégorie trop définitive. D'ailleurs, les prétendus (ou soi disant) hommes d'esprit en manquent parfois gravement, et, d'autre part, je crois que c'est une grave erreur que de sous-estimer nos semblables. 
 
Bref, je préfère penser qu'iil y a manger, d'une part, et bien manger. Ce n'est pas une question de classe, mais une question d'attention, et d'analyse. 
 
Manger, on sait ce que c'est : absorber des aliments. Bien manger, c'est quoi ?
C'est manger de la géographie : que l'on se remémore la querelle du cassoulet de Toulouse ou de Castelnaudary, par exemple ; que l'on examine la consommation des grenouilles, d'un côté ou de l'autre de la Manche ; que l'on se souvienne de la France partagée en pays d'Oc et pays d’Oïl... 

Ce qui nous conduit, puisque nous parlons de temps anciens, à considérer le fait que nous mangeons de l'histoire. Un cas important est l'association du jambon cru avec le melon, qui est une réminiscence de ce temps où les humeurs étaient la garantie de la santé, où il fallait combattre le « chaud » avec le « froid », le « sec » avec l' « humide ». 
Ce n'est qu'un exemple, mais, en réalité, la quasi totalité de nos mets sont historiques ! 
La choucroute ? Si on la mange en Alsace, c'est parce que c'est en Alsace qu'elle a évolué, notamment avec un climat qui permettait à la fois la culture du chou et la production de choucroute. Ce serait bien trop long d'enchaîner les exemples, mais il suffit de penser que si nous mangeons un plat particulier, alors que d'autres (les Allemands, les Anglais, les Belges, les Chinois, les Indiens...) ne le mangent pas, c'est que ce plat a été sélectionné dans l'histoire. 
En réalité, nos aliments ne sont légitimés que par leur consommation ancienne.

Nous mangeons aussi de la socialité, de la religion, de l'art... Bref, nous mangeons de la culture, parce que nous sommes humains... mais je propose de penser, quand même, que cette culture n'est pas une sorte d'étincelle divine, et que, au contraire, elle est un « habillage de la bête ». 
Le chocolat ? C'est du gras pour moitié, et du sucre pour la seconde partie. Or il nous faut du gras pour construire les membranes de nos cellules, et du sucre pour l'énergie. 
La viande ? Ce sont des protéines, c'est-à-dire des atomes d'azote pour la construction de nos propres protéines. 
Les féculents, si universels (riz, blé, maïs...) ? Ce sont des polysaccharides qui vont lentement libérer ce glucose qui est le carburant de notre organisme.

Bref, nous mangeons de la physiologie, de la biologie, et, mieux encore, de la biologie de l'évolution. La culture me semble n'être qu'une façon de ne pas nous résoudre à être des bêtes, qui mangent, se reproduisent, échappent aux prédateurs et trouvent des proies ; une façon de ne pas admettre que nous sommes des sortes de machines qui ont besoin d'énergie pour se perpétuer...

Autrement dit, bien manger, ce serait à la fois faire marcher la machine et lui donner le sentiment qu'elle échappe à sa condition de machine. Mais la machine a inventé une foules d'artifices (au sens littéral du terme) pour se donner le sentiment de ne pas être machine... jusqu'à l'idée de dieu, avec lequel elle entretiendrait des relations privilégiées. 
Nous y revenons : bien manger, c'est manger de la religion, laquelle met des limites dont l'arbitraire est souvent merveilleux. 

 Finalement, manger, c'est donc de la culture... mais nous sommes bien heureux de pouvoir en être là, première génération à ne pas avoir connu de famine dans l'histoire de l'humanité !!!!!!!




Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine) 

Que serait un "produit chimique" ?




Lors d'une conférence au Lycée français de New York, Sasha m'a demandé ce qu'est un produit chimique, et je lui ai promis une réponse... distribuée à tous.

Un produit chimique, c'est d'abord un produit, quelque chose qui a été fabriqué, produit.
Cela dit, il y a de nombreuses façons de produire un produit. Par exemple, quand on lave une betterave à sucre, qu'on a râpe, qu'on fait infuser les râpures dans de l'eau chaude, que l'on récupère l'infusion, puis quand on évapore de cette infusion, on obtient du sucre de table. Le sucre de table est donc un produit de l'industrie alimentaire !

Ce produit est-il « chimique » ? C'est une question trop difficile pour commencer. Je propose donc de partir d'un produit plus simple : l'eau de Javel. Cette fois, c'est un produit, puisqu'il a été produit, mais, ce qui est plus spécifique, c'est qu'il a été obtenu par une réaction, avec des réarrangements d'atomes : à partir de divers réactifs, ils ont obtenu un produit nouveau, avec des propriétés nouvelles.

Parfois, lors des transformations de ce type, les modifications sont mineures, mais les modifications des propriétés sont considérables. Par exemple, quand on part de la vanilline, qui est le produit qui donne essentiellement son odeur à la vanille, on sait facilement fabriquer de l'éthylvanilline, qui donne la même odeur mais mille fois plus puissamment.

Le sucre, pour y revenir ? La question est difficile, parce que, s'il est vrai que l'on pourrait obtenir du sucre comme indiqué plus haut, l'industrie du sucre utilise une foule de composés qu'elle ajoute au sucre pour en faire le sucre que nous utilisons. Par exemple, l'industrie du sucre ajoute au « sucre pur » (on dit « saccharose ») des agents anti-mottants, qui facilitent la séparation des grains, qui évitent la formation de « mottes ». Du coup, le sucre n'est plus un produit extrait simplement de la betterave, et il contient des composés chimiques. Le sucre de table est un produit qui est donc fait des produits extraits des plantes, et de produits synthétisés. C'est bien compliqué, n'est-ce pas ?

Mais finalement, si le sucre est un produit, est-il un produit "chimique" ? Stricto sensu non, car on se souvient que la chimie est une science. Or les produits des sciences sont des connaissances nouvelles, et non pas des composés nouveaux, ou alors seulement quand la synthèse de ces composés vient à l'appui d'une découverte en termes de connaissances.
Le sucre ou l'éthylvanilline ne sont donc pas des produits chimiques, mais des composés, et des produits de l'industrie alimentaire.







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Ni adjectifs ni adverbes


La mauvaise littérature fait un usage déraisonnable des adjectifs et des adverbes, tombant facilement dans le cliché ou la périssologie (la forme fautive du pléonasme) : « le blanc manteau immaculé de la neige », « un terrible drame »…
L'épithétisme non voulu est redoutable, et les auteurs naïfs ne doivent pas s'étonner  que leurs manuscrits soient si facilement refusés : une lecture d'un paragraphe suffit souvent à se faire une idée de la médiocrité des textes médiocres.

Evidemment, en écrivant ce qui précède, je me surveille : n'ai-je pas écrit « mauvaise », « déraisonnable », « facilement », « redoutable », « naïfs », etc. ?
Oui, je m'en suis amusé, et l'on me connaît assez pour bien comprendre que cet amusement est pure  joie de vivre, et non ironie caustique. Il s'agit d'aider mes amis à vivre mieux, et, en l'occurrence, à mieux maîtriser l'usage de la langue. Pourquoi cet accès soudain ? Parce que je viens de commencer la lecture critique d'un manuscrit scientifique soumis à une revue de chimie, et que je ne cesse d'écrire dans le rapport : « précis », combien ? « grande sensibilité analytique », combien ? « bien connu », de qui ? « forte proportion », combien ?

La méthode des sciences de la nature faisant usage de la caractérisation quantitative des phénomènes, puis imposant que les mécanismes  proposés pour les phénomènes soient « encadrés » par les lois quantitatives, on comprend que les adjectifs et les adverbes soient des mots difficiles à manier. Petit ? Jolitorax venu voir Astérix et Obélix disait que son canot était plus grand que le casque de son neveu mais plus petit que le jardin de son oncle. Et si l'on riait d'une telle déclaration, vu la différence important de taille  des trois objets, il y avait le germe d'une saine pratique de la description scientifique. Oui, une gouttelette d'huile dans une sauce mayonnaise, avec un diamètre compris entre 0,001 et 0,1 millimètre est « petite » (sous-entendu, par rapport à nous), mais elle est énorme par rapport aux lipoprotéines qui sont dispersées dans le plasma d'un jaune d'oeuf, et, a fortiori, dans la sauce mayonnaise.
Il faut répéter que la description scientifique n'est pas de la littérature, de la poésie ; l'information doit être aussi précise que possible, mais aussi succincte… et c'est la raison pour laquelle notre Groupe de gastronomie moléculaire s'est fait une règle de ne pas utiliser adjectifs et adverbes.
Bien sûr, parfois, ils s'imposent, surtout quand la question est la communication, mais chaque fois que nous rédigeons un rapport, un article…, nous faisons, en fin de travail de rédaction, un balayage pour éliminer ces mots épineux.

Et si cette règle que j'ai introduite il y a quelques décennies à mon usage était imposée à tous ? Et si elle figurait dans les « conseils aux auteurs » ?
Merci de m'aider à penser que ma proposition est insensée.




















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Pas une seconde à perdre pour faire un feuilleté au munster !

Pour les repas de fête, il y a des entrée, des plats, des fromages, des desserts (jusqu'à 13, en Provence, pays béni de ce point de vue), mais une question importante est celles des fromages, qui ne satisfait jamais entièrement les cuisiniers : le plus souvent, on ne peut guère exercer son talent, puisqu'il s'agit surtout d'aller acquérir des produits chez un bon fromager, au mieux de l'avoir fait un peu à l'avance pour que les fromages soient correctement "faits".

Pouvons-nous faire mieux que simplement composer un plateau ? Je propose de travailler les fromages, et, pour cette fois, je vous invite à examiner la confection de feuilletés au munster, une recette merveilleuse qui réconcilie le fromage et la cuisine. 


Pour faire un feuilleté au munster, il faut du munster, ce qui n'est pas difficile à trouver. Il faut aussi de la pâte feuilletée... et c'est là où, souvent, mes amis hésitent. Ce serait difficile, ce serait long... Mieux, lors d'un débat que j'avais organisé à propos du récent décret relatif au "fait maison" (voir http://www.agroparistech.fr/+Conference-debat-Qu-est-ce-que-le+.html), un ami cuisinier a déclaré qu'il était normal que la pâte feuilletée puisse être achetée toute faite, parce qu'elle aurait demandé beaucoup de travail.
Depuis notre débat, j'ai mesuré le temps effectif de travail pour réaliser une pâte feuilletée, et j'ai mesuré... dix minutes seulement. Évidemment, pas dix minutes tout compris, mais dix minutes de travail. Ce serait beaucoup ? Pour les paresseux seulement !

Examinons donc la confection de la pâte feuilletée, quelque chose si élémentaire que j'en fais très souvent, quand je veux faire des desserts pour ma famille. Je ne prétends pas que la recette que je donne ici fasse la meilleure pâte feuilletée, mais je la donne pour montrer que la confection d'un feuilletage est quelque chose de très simple, d'élémentaire, de rapide, d'évident...

On prend une planche, on y dépose un petit tas de farine, on y met une quantité de beurre qui soit environ un quart du volume de farine. On ajoute une grosse pincée de sel fin. Puis on prépare un verre d'eau froide. Du bout des doigts, on travaille beurre et farine pour faire une sorte de sable. On ajoute de l'eau, progressivement, en travaillant, afin d'obtenir une boule pas trop collante. La boule faite, on se verse un peu de farine sur les mains, on les frotte pour faire tomber la pâte adhérente sur la boule. On incorpore tout cela, on filme la boule finale et, les doigts propres, on met la boule au réfrigérateur pendant une demi heure.
Après environ une demi heure ou une heure, on prend la boule, et on l'étale en un disque épais. On prend alors trois fois plus de beurre que l'on en avait utilisé précédemment, et on le travaille entre les doigts. Puis, quand il est bien mou, on fait un disque de beurre que l'on pose sur le disque de pâte. On replie alors la pâte sur le beurre en une enveloppe : le beurre doit être complètement enfermé dans la pâte. On farine le tout, on retourne l'enveloppe, et, au rouleau, on étend l'enveloppe de sorte qu'on obtienne un rectangle à bords arrondis trois fois plus long que large.
On replie alors ce rectangle arrondi en trois, dans le sens de la longueur, on tourne de 90 degrés, et l'on étend trois fois plus long que large. On replie en trois, on filme, et on met au réfrigérateur, à nouveau. Une heure plus tard, on répète l'opération d'étaler, de replier, de tourner de 90 degrés, d'étendre, de replier, filmer et mettre au réfrigérateur.

C'est presque fini ! Quand vient le moment de la cuisson, on répète encore les opérations d'étendre, replier, tourner de 90 degrés, étendre, replier... mais cette fois, on étend bien plus la dernière fois, afin d'obtenir la forme de pâte qui convient pour l'utilisation finale. On cuira alors pendant environ 35 minutes au four, à la température de 180 degrés... et l'on aura un feuilletage.


Dans cette description, j'ai omis une foule de détails. Par exemple, si vous voulez que votre feuilletage gonfle bien, coupez les bords. Ou, inversement, si vous voulez éviter des boursouflures et un gonflement, piquez la pâte avant la cuisson. Si vous voulez un gonflement régulier, posez une grille sur la pâte. Et ainsi de suite.
Mais rappelez vous que je voulais surtout montrer que la difficulté est nulle.

Et puis, vous vous rappelez que je voulais discuter la question du feuilleté au munster. Supposons donc que l'on ait fait un grand rectangle de pâte, deux fois plus long que large. Sur une moitié, on dépose des lamelles de munster, de la crème fraîche, un peu de noix muscade, du poivre. On replie la pâte sur elle même, on soude les bonds. On dore la surface au jaune, et l'on cuit : de la sorte, on aura un produit extraordinaire, une sorte d'oreiller doré, gonflé, au goût suave. L'odeur parfois puissante du munster aura été domestiquée par la cuisson, et l'on aura un goût, un vrai goût, profond, voluptueux, avec ce contraste merveilleux de la "crème" et du feuilletage.

Le recette étant décrite, prenons un moment pour considérer les phénomènes qui auront conduit au succès culinaire.
Il y a d'abord la question du munster et de la crème. Ce n'est pas une question bien difficile : les fromages sont faits de beaucoup de matière grasse, d'eau et de protéines qui forment un réseau. A la cuisson, le réseau de protéines se défait, et le fromage fait une crème... Pensons par exemple à la fondue. De sorte qu'une crème plus une crème (la vraie crème), cela fait une crème, celle qui emplit le feuilleté en fin de cuisson. C'est une émulsion, avec de la matière grasse dispersées dans un liquide aqueux.
Pour le feuilletage, maintenant, on peut distinguer deux parties : la détrempe, faite de pâte et d'eau, et la structure feuilletée. Pour la détrempe, elle est obtenue à partir de farine, laquelle est faite de petits grains, les grains d'amidon, et de protéines qui en présence d'eau, s'attachent en un filet, un "réseau", que l'on nomme le gluten, depuis 1742. Ce filet emprisonne les grains d'amidon, et il donne de la cohésion à la pâte. Comment les protéines se lient-elles en filet, en présence d'eau ? C'est une question passionnante... et sans réponse à ce jour.
Contentons-nous donc d'observer que la pâte tiendrait assez bien sans ce réseau de gluten, mais que le réseau ajoute à la cohésion. Pourquoi la pâte ferait-elle masse même sans gluten ? Parce que l'eau utilisée est tenue par des forces de capillarité entre les grains d'amidon. Il y a donc en réseau deux raisons pour que la pâte tienne : la capillarité et le réseau de gluten.
Puis quand on met du beurre sur la détrempe et qu'on replie, on forme une structure à couches qui est d'abord faite de deux couches de pâte autour d'une couche de beurre. Quand on replie le pâton étalé, on obtient trois couches de beurre, et donc une couche de pâte de plus. Puis on obtient 9 couches de beurre, 27 couches de beurre, et ainsi de suite jusqu'à obtenir 729 couches de beurre, et donc 730 couches de pâte. Tout cela sur l'épaisseur de la pâte : on comprend que ces couches soient donc très minces ! Observons aussi qu'avec 730 feuillets, on n'est pas au mille feuilles, mais il suffirait de replier encore en deux pour avoir ce dernier... et cela doit nous faire comprendre pourquoi il faut étaler très régulièrement les pâtes feuilletées : si on étale de façon irrégulière, deux feuillets voisins risque de se souder, et la pâte risque de moins gonfler. Voici aussi pourquoi les pâtes feuilletées doivent contenir assez de beurre : il faut séparer les feuillets !

Lors de la cuisson, il y a deux gonflements : celui des deux couches de pâte supérieure et inférieure, et celui de la structure tout entière. Pour le gonflement des couches de pâte, c'est l'eau de la pâte qui, s'évaporant, laisse des feuilles croustillantes, séparées par de la matière grasse fondue. Pour le gonflement de la structure, il est dû l'évaporation de l'eau, à nouveau : la "crème centrale" perd de son eau par évaporation, mais la vapeur formée, si elle est bien retenue par la soudure des bords de la pâte, fait gonfler la structure. On doit garder en tête un ordre de grandeur : l'évaporation d'un gramme d'eau (un petit volume correspondant à un cube de un centimètre de côté) fait un litre de vapeur. Et voilà pourquoi le feuilleté au munster prend l'aspect d'un oreiller bien gonflé. Évidemment, il faut éviter que tout ne retombe au sortir du four : c'est pourquoi il faut cuire longuement, afin de bien rigidifier la surface, mais cela aura de surcroît l'avantage que l'on évitera le goût de colle blanche des feuilletages insuffisamment cuits. Pensez bien à ne pas cuire à température trop élevée : il sera toujours possible d'augmenter la température en fin de cuisson.


Et c'est ainsi que vous servirez un merveilleux feuilleté au munster, qui suscitera ce "Ah" de bonheur qui est la récompense du cuisinier et de la cuisinière !




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En cuisine comme en musique, il y a une question d'interprétation... mais il faut connaître la grammaire !



Il est étonnant, du moins je propose que l'on s'étonne, que le même plat préparé par deux cuisiniers différents puisse être si différent. 

Pour examiner cette question, je propose de partir de très simple : des pommes de terre sautées.
A priori, on prend des pommes de terre, on les pèle pour bien retirer les alcaloïdes toxiques qui sont dans les trois premiers millimètres sous la surface (OK, ici, je milite), puis on coupe en dés, et l'on fait sauter, c'est-à-dire que l'on cuit avec de la matière grasse dans une sauteuse (on ne poêle pas, parce que cela signifierait que l'on a cuit dans un poêlon, et non dans une poêle, comme on le croit fautivement).
Finalement, on récupère des  pommes de terre sautées, qui, idéalement,  doivent avoir un petit croustillant extérieur et être bien cuites à l'intérieur. Évidemment, si on ajoute des quantités considérables de matière grasse, on obtient un beau croustillant, mais les convives sortent alors de table avec une désagréable sensation de lourdeur.

En Alsace, la recette est bien supérieure : pour la confection des  Roigebrageldi (toujours une majuscule sur les noms communs alsaciens), les dés de pomme de terre sont mis directement dans une cocotte, mais on alterne des couches de pommes de terre  émincées, des oignons émincés et des lardons.  Ces derniers apportent encore de la matière grasse, mais moins, et, surtout, ils apportent une matière grasse qui a du goût, de sorte qu'au lieu de faire manger de la graisse, on fait manger du goût, ce qui est l'objectif, n'est-ce pas ?
On ferme la cocotte, et on met au four à 180 degrés pendant une bonne heure.  Le résultat est alors très différent, bien supérieur. Bien supérieur pour de nombreuses raisons, à commencer par le fait que les pommes de terre ont du goût, surtout si le lard a été bien fumé.
De surcroît,  les pommes de terre n'attachent pas, deviennent croustillantes, et, on a la différence de contraste et de goût entre les cubes de pomme de terre et les oignons, ces derniers apportant une sorte de "légèreté".
Bien sûr, j'écris "légèreté" entre guillemets, car c'est un sentiment, mais il est vrai que le contraste est bienvenu. 

Bref, il y a pommes de terre sautées et pommes de terre sautées : le résultat change considérablement selon la recette, tout d'abord. Mais surtout, je peux attester pour avoir souvent mangé des Roigebrageldi que deux cuisiniers alsaciens différents obtiennent des résultats bien différents, parce qu'il y a dans cette affaire une question de soin, de  qualité des pommes de terre, de découpe des oignons, d'ustensile... 

Ainsi, jusqu'ici, je me suis laissé aller à écrire "pomme de terre", mais cela manque considérablement d'intelligence, car il y a des différences considérables selon les variétés, et selon les terroirs. Et même à ingrédients égaux, il y a la question de l'interprétation artistique des mets.
Pour les musiciens, une comparaison : si une ronde est écrite sur une portée, la joue-t-on d'égale intensité, ou bien en l'attaquant et en réduisant le son sur la fin, ou bien en enflant le son progressivement, ou bien... Surtout, si l'on se décide pour une manière particulière, pourquoi le fait-on ainsi ? (réponse : il faut attaquer si elle commence au premier temps, qui est un temps fort, puis... suivre les conseils de Xavier Gagnepain)

On le voit, la question artistique, la question du style s'introduit immédiatement, qu'on le veuille ou non, et la désinvolture ne semble être qu'un manque d'intelligence, de finesse.
Oui, on peut jouer de la musique  en jouant les notes, mais l'expression "tirer son bois" que l'on applique aux mauvais violonistes décrit alors bien le manque de sensibilité qui caractérise la mauvaise musique. Pour la musique, comme pour la cuisine, tout compte, et l'on semble être bien avisé de reprendre la recette et de la discuter.
Par exemple, nous sommes rapidement passés sur la taille des dés de pomme de terre. Quelle taille ? Cette taille dépend-elle de la nature des pommes de terre (oui, bien sûr). Et les oignons : émincés comment ? Et la répartition des oignons et des pommes de terre : aléatoire ? en couches ? de quelle épaisseur ?  Et le lard : en dés, en lamelles, en bâtonnets ? Et du sel ? Gros ou fin ? Et du poivre  : noir ou blanc ? Du piment de Cayenne ? De la noix de muscade ? Du genièvre ? Du  clou de girofle ? Une feuille de laurier ? 

Tout cela étant dit, fallait-il vraiment s'étonner que le même plat soit si différent, sous la patte de deux  cuisiniers différents ? Il y a les artistes... et les autres. 







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Les macarons, au premier ordre

La confection des macarons n'est pas quelque chose de difficile... mais
évidemment la production de macarons parfaits est réservée à ceux... qui auront appris à bien faire les macarons.
A cette fin, il y a l'intelligence
personnelle, l'attention que l'on porte aux détails, et l'intuition qui conduit
à des gestes efficaces, ou bien la compréhension des phénomènes, qui identifie
les facteurs de réussite ; dans ce dernier cas, on ne maîtrise pas les gestes,
mais on sait guider son travail.


Pour commencer, reconnaissons que les macarons sont faits à partir de blanc
d'oeuf, que l'on bat en neige, que l'on sucre, auquel on ajoute de la poudre
d'amandes, et que l'on cuit comme pour une meringue.
Comprendre la confection des macarons, c'est d'abord comprendre qu'il s'agit de battre en neige du blanc d'oeuf. Dans la mousse obtenue, puisqu'il s'agit bien d'une mousse, on ajoute du sucre et l'on continue de battre afin que ce sucre se dissolve dans les "parois de bulles", lesquelles sont liquides : après tout, ce blanc d'oeuf, où l'on met de l'air, c'est 90 pour cent d'eau et 10 pour cent de protéines.

Il se trouve que, quand on bat les blancs en neige avec du sucre, on obtient des
bulles bien plus petites que sans sucre, de sorte que l'on change à la fois l'aspect et la stabilité de la mousse. L'aspect devient plus brillant, tout d'abord. Et la stabilité augmente considérablement, ce qui facilite les manipulations ultérieures.
Puis, pour des macarons, on ajoute de la poudre d'amandes, assez  délicatement, et l'on dépose de petits tas de cette préparation sur une plaque métallique de four.
Quand on cuit, de l'eau de la périphérie de ces petits tas s'évapore, ce qui conduit d'abord à une rigidification de la partie périphérique, à la formation d'une croûte, nommée la coque. A ce stade, selon que l'on cuit plus ou moins lentement, on obtient un intérieur qui contient plus ou moins d'eau, de sorte qu'il est plus ou moins dur. Il ne restera, pour certains macarons, qu'à préparer une crème que l'on placera entre deux coques.


Pour l'instant, restons à cette description simple, sans entrer dans les milles détails qui permettent à certains professionnels de faire mieux que les autres.
Enumérons seulement certains de ces détails : l'âge des blancs d'oeufs, le moment à partir duquel on introduit le sucre quand on bat les blancs, la durée
de séchage avant la cuisson...
Pourquoi n'entrons-nous pas tout de suite dans les détails ? Parce que, je tiens à le répéter, l'essentiel est ... essentiel, et le détail est... du détail.

Examinons donc les principaux mécanismes mis en oeuvre lors des opérations
décrites précédemment. Le premier est le battage des blancs en neige, avec la
production d'une mousse. On part donc d'une solution composée de 90 pour cent d'eau et de 10 pour cent de protéines. C'est la présence des protéines qui
permet que, quand on introduit de l'air dans ce liquide, il reste sous la forme
de bulles un peu stables (on dit "métastables") au lieu de disparaître quasi
immédiatement, comme quand on fouette de l'eau dans un verre propre.
Avec le blanc d'oeuf, on obtient une mousse, puisque l'on pousse des bulles
d'air dans le liquide et que ces bulles d'air sont de plus en plus nombreuses.
Evidemment, l'épaisseur de la couche de liquide entre les bulles adjacentes
diminue progressivement. Et ce liquide est toujours le liquide initial, fait de
90 pour cent d'eau et de 10 pour cent de protéines. Il constitue ce que l'on
nomme des "parois de bulles".

Puis vient le moment où la mousse ne gonfle plus, quand on a atteint environ 95 pour cent d'air : à ce stade, il n'y a plus de place dans l'eau pour y mettre de
nouvelles bulles. C'est le moment où le blanc en neige est ferme.
Si maintenant on ajoute du sucre, par exemple en poudre, le saccharose, qui est le composé quasi exclusif du sucre en poudre, vient se dissoudre dans le
liquide. Pas immédiatement, pas spontanément, de sorte que l'on doit battre un
peu. Mais il se trouve que ce nouveau battage est très utile : il conduit à plusieurs effets favorables. Le premier est l'augmentation de viscosité du liquide entre les bulles. En quelque sorte, en dissolvant du sucre dans un
liquide, on obtient un sirop, lequel est plus visqueux que le liquide initial.
Or si le sirop est plus visqueux, il s'écoule moins facilement, de sorte que la
mousse se déstabilise moins, qu'elle est plus stable.

D'autre part, il y a un autre effet, que l'on observe facilement au microscope
quand on compare deux blancs d'oeufs battus en neige, l'un avec du sucre et
l'autre non : on voit que le blanc battu avec du sucre a des bulles beaucoup
plus petites et plus serrées que le blanc battu de la même manière, mais sans
sucre. Or il se trouve que les mousses à petites bulles sont plus stables que
les bulles à grosses bulles. Je n'entre pas dans les détails, et je renvoie ceux
qui sont intéressés à la consultation d'articles ou de traité scientifiques.
La mousse étant formée, l'ajout des particules solides que sont les grains de la poudre d'amandes conduit à leur simple dispersion dans la mousse. Le  système n'est pas considérablement changé, mais le goût l'est, lui, surtout à  la cuisson.
Examinons cette dernière : quand les petits tas de mousses sont chauffés, le
métal de la plaque ou l'air chaud transmettent leur énergie (leur "chaleur") à
la périphérie des macarons, ce qui évapore l'eau de l'appareil (je rappelle que
l'on nomme "appareil" une "préparation"). Une partie de la vapeur formée
s'échappe dans le four, mais, au contact de la plaque métallique sur laquelle
les macarons sont posés, la vapeur reste dans les macarons... et risque de les
faire gonfler et donc fissurer. D'où l'intérêt d'avoir fait sécher les petits
tas assez longtemps : sans ce séchage, la coque fissurerait à la cuisson.
Le séchage ? Comme la cuisson, il évapore l'eau de la préparation, de sorte que
se forme une couche dure formée de sucre, de poudre d'amandes et des protéines qui auront d'abord coagulé. A l'intérieur des macarons, la chaleur entrera progressivement, de sorte que viendra la température où les protéines coagulent, figeant la structure de la mousse interne. Avec un temps de cuisson encore supérieur, l'eau de l'intérieur s'évapore et c'est ainsi que l'on commandera la consistance exacte des macarons. Il reste maintenant à décrire tout le reste, le détail, mais ce serait trop long pour un seul billet.



Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)