lundi 22 avril 2024

Méfions-nous des théories culinaires, même par les plus grands des chefs

Le livre signé par Paul Bocuse, La cuisine du marché, est intéressant a bien des égards, et notamment parce qu'il dit souvent bien les techniques employées. 

 En revanche, consultant la partie consacrée aux rôtis, je suis atterré par l'accumulation d'erreurs. Je n'aime guère toucher aux idoles, mais je pense surtout aux plus jeunes, aux apprenants, et si on peut leur éviter de gober des fadaises, c'est d'utilité publique. Voici donc le texte : 

 Les rôtis
Rôtir, griller ou sauter une pièce de boucherie, une volaille, un gibier, c'est cuire par concentration de la chaleur qui pénètre peu à peu vers le point central du morceau en traitement. Cette pénétration calorique refoule devant elle les sucs des substances et les emprisonne dans une enveloppe rissolée. Ce premier temps de l'opération de rôtissage est suivie d'un phénomène inverse qui constitue le second temps.
La pénétration calorique étant accomplie, la pièce est retirée de l'action directe de la chaleur nue (broche) ou rayonnante (four) et mise à reposer. Alors, les sucs emprisonnés et refoulés, qui étaient soumis à une forte compression, se libèrent et refluent lentement vers l'extérieur jusqu'à l'enveloppe rissolée. Ils s'insinuent dans les tissus, achèvent leur cuisson en leur communiquant une jolie couleur rosée.
L'enveloppe rissolée elle-même s'amollit légèrement, son épaisseur tend à disparaître pour ne devenir qu'une mince ligne brune qui cerne à peine et souligne la tranche de viande rouge ou blanche, de laquelle s'échappent des perles de jus grassouillet, rosé ou doré suivant la nature de la viande. 


Où sont les erreurs ? 

Rôtir, sauter, griller, ce n'est pas "cuire par concentration" : cette terminologie fautive a été supprimées des programmes ("référentiels") de l'Education nationale depuis plusieurs décennies. 

Et, de surcroît, le "calorique" n'existe pas : c'était une idée de physico-chimie fautive, introduite vers l'époque de la Révolution française ! 

Parler de chaleur ? Pourquoi pas : cela est maintenant clairement défini par la thermodynamique... mais il ne peut pas exister de "concentration de la chaleur". Pourquoi évoquer une notion que l'on ne maîtrise pas ? Pour être simple et juste, il suffirait de dire que, quand on chauffe la pièce, elle s'échauffe par "conduction", avec une température à coeur qui augmente progressivement, l'échauffement à coeur étant plus lent que sur les bords. 

Cet échauffement "refoulerait" les "sucs des substances" ? D'abord, il n'y a pas de place, au coeur de la viande, pour quoi que ce soit. Donc impossible de refouler quoi que ce soit. Et pour ceux qui ne restent pas convaincus, je les invite à s'interroger sur le fonctionnement des vérins hydrauliques ! 

D'ailleurs, lisons lentement : ce fameux calorique qui n'existe pas refoulerait quoi ? Les "sucs des substances" ? Savez-vous bien ce qu'est un "suc", d'une part, et, d'autre part, de quelles substances s'agit-il ? La phrase est incompréhensible, ou, plus exactement, elle est insensée. 

L'enveloppe rissolée, maintenant : le fait que de la fumée s'élève d'une viande qu'on rissole suffit  à démontrer que cette couche superficielle n'est pas imperméable, qu'elle n'emprisonne rien du tout. D'ailleurs, le mot "emprisonné" est connoté, sans raison : littérairement, cette phrase est mal conduite, en plus d'être erronée.
Ajoutons aussi que la cuisson de la partie externe produit la contraction de cette partie, ce qui a pour effet de faire sortir les jus des parties contractées : c'est ce liquide qui fait le brun (du jus dont l'eau a été évaporée) que l'on déglace ensuite.

Un phénomène inverse, qui serait le second temps ? Voyons le paragraphe suivant, pour comprendre ce dont il peut s'agir (l'inverse de quelque chose de faux pouvant être faux !). 

On nous parle de pénétration calorique "accomplie" : qu'est-ce que cela veut dire ? Accomplir, selon le dictionnaire, c'est mener à son terme. Mais qu'est-ce que peut être ce terme ? Que la température serait partout égale ? Certainement pas, puisque la viande d'un rôti, à coeur, reste rouge. Alors ? Alors cela n'a toujours pas de sens. 

On nous dit alors de retirer la  pièce de l'action directe de la chaleur nue ou rayonnante. Disons simplement que l'on arrête de chauffer, non ? Car stricto sensu, en bon français, on ne retir pas la pièce de l'action de la chaleur. 

La broche correspondrait à de la chaleur nue ? Ouille ! Le feu cuit par rayonnement. Et, dans un four, c'est bien le rayonnement qui cuit, à moins que ce soit par contact avec de l'air chaud, ce qui n'est donc pas rayonnant : tout faux, à nouveau ! 

Bon, on met la viande à reposer. Là, je comprends, même si ce n'est guère précis : combien de temps ? 

Les auteurs enchaînent en parlant à nouveau des sucs "emprisonnés et refoulés", dont nous avons vu qu'ils n'existent pas. La seule chose qui soit juste, c'est que les jus aient été évaporés dans la partie superficielle, mais pas dans la partie interne, et que la partie interne soit restée quasi crue, alors que la partie superficielle est "cuite" (coagulée).
Oui, les zones périphériques étaient contractées, comme dit plus haut, et oui, elles se détendent, de sorte qu'elles peuvent aspirer des jus du coeur.
Et comme, de plus, les fluides migrent souvent, en moyenne, des zones où ils sont abondants vers les zones sèches, les jus du coeur peuvent migrer vers l'extérieur, quand la viande se détend. 

Le mot "insinuer" est connoté, mais passons, et la question de la couleur pourrait être discutée, mais la faute est mineure. 

En revanche, quand la viande se détend, il n'y a pas ce perlage dont on nous parle : celui-ci se fait dans la première phase, et pas ensuite. 


Bref, c'est du charabia. Pourquoi un cuisinier qui n'est ni physicien ni chimiste, et l'auteur du livre (celle qui a tenu la plume), qui n'avait pas non plus les connaissances nécessaires, se sont-ils laissés aller à dire n'importe quoi ? Leur nom est entaché à jamais, en quelque sorte.

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