vendredi 9 février 2018

Vapeurs et fumées

Je reçois la question suivante :

Lorsqu’on chauffe une poêle avant de faire cuire une viande, on attend jusqu’à ce qu’elle fume.
J’imagine que ce n’est pas elle qui fume, mais l’air qui est juste au dessus qui est chauffé et se transforme en vapeur.


  
 Là, il faut commencer par des observations simples :
- la vapeur, c'est un gaz, invisible, donc, sauf pour certains gaz tels que le chlore ou le brome (inmangeables ;-))
- la fumée, c'est visible.
D'ailleurs, c'est abusivement que l'on parle de la vapeur (d'eau) au dessus d'une casserole d'eau que l'on fait bouillir, car, en réalité, on ne voit pas la vapeur d'eau, mais  quand celle-ci arrive dans l'air froid, elle se recondense en gouttelettes minuscules qui réfléchissent la lumière blanche, d'où la possibilité de voir une fumée blanche. De même, les nuages ne sont pas faits de vapeur, mais de gouttelettes d'eau.

Quand on chauffe  une poêle, si l'on voit une fumée, ce n'est évidemment pas l'air qui est transformé chimiquement, mais les composés organiques qui attachaient à la poêle (même propre), qui sont pyrolysés, et engendre une fumée. D'ailleurs, pour les matières grasses, on parle bien de "point de fumée".





Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

Pour mes amis berrichons : le sanciau

Le sanciau ? On nous dit de battre un jaune d'oeuf avec deux cuillerée à soupe de sucre et 100 grammes de farine, puis d'ajouter le blanc battu en neige, avant de cuire à feu très doux, en cocotte, en retournant après 25 minutes.

C'est bien cela, la cuisine classique : nous sommes invités à suivre une procédure, sans la comprendre. Je propose plutôt d'analyser, en vue d'améliorer.
Tout d'abord, l'objectif : c'est une sorte de blinis, avec une croûte dont l'épaisseur dépend de la durée de la cuisson, avec un centre foisonné qui doit être coagulé, mais aussi tendre que  possible, afin de faire un bon contraste. Blinis, donc, mais blinis sucré... et le sucre contribue à faire tenir la mousse que l'on cuit.
On pourrait aussi dire que le produit s'apparente à un soufflé cuit dans une cocotte... ou une casserole, puisque cocotte ou casserole fonctionnent de même, en l'occurrence. De sorte que le sanciau, inversement, pourrait très bien être cuit comme un soufflé, et il serait d'ailleurs un soufflé. Ce qui  doit nous conduire inmanquablement à dire que les blinis, qui sont parfois bien long à cuire un à un, dans de petites poeles, peuvent être cuits tous ensemble au four, comme des soufflés... dans des ramequins.
La confection de l'appareil (on nomme ainsi la préparation à cuire), aussi, peut être utilement modifiée. Par exemple, on aura intérêt à battre le jaune d'oeuf  avec le sucre jusqu'au  "ruban" (quand le mélange blanchit et devient lisse), à l'aide d'un fouet. Et l'on aurait intérêt à réserver la moitié du sucre pour "serrer" les blancs en neige (l'ajout de sucre les stabilise).
Pour le goût, une pincée de sel s'impose, mais, surtout, pourquoi ne pas donner du goût au sanciau : calvados, eau de fleur d'oranger, vanille, etc. ?

Une fois le système compris techniquement, les talents artistiques peuvent s'exprimer.










Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

jeudi 8 février 2018

Pourquoi Gibbs ?

Il y a déjà très longtemps, j'avais proposé une recette de "gibbs", une préparation que l'on obtient en fouettant de l'huile dans du blanc d'oeuf, afin de former une émulsion que j'ai nommée un "geoffroy", puis en chauffant cette émulsion au four à micro-ondes : en quelques secondes à dizaines de secondes, selon la puissance du four, on obtient un soufflé.

Pour le goût, il est évident qu'on aura assaisonné le blanc d'oeuf, et, de même, que l'on aura donné du goût à l'huile. Par exemple, on pourra avoir ajouté du sucre, une pincée de sel, un colorant, et l'huile pourra être une belle huile d'olive où l'on aura macéré de la vanille ou du café.  Et cette recette est encore plus facile à faire en version "note à note" : on part d'eau, on dissout divers composés, on ajoute des protéines thermocoagulables (par exemple, de la poudre de blanc d'oeuf), puis on termine la recette comme indiqué précédemment.

Le mécanisme physico-chimique ? D'abord les protéines stabilisent (relativement, toujours relativement, pour les émulsions) les gouttes d'huile dans la phase aqueuse, en se "dénaturant" : leurs parties hydrophobes viennent au contact de l'huile, et les parties hydrophiles restent dans la phase aqueuse. Puis la cuisson permet que les protéines "coagulent", qu'elles se lient par des liaisons disulfure, ce qui forme une matrice solide où l'émulsion est piégée : c'est cela, le gibbs, à savoir une émulsion gélifiée chimiquement.

Pourquoi le nom de Josiah Willard Gibbs ? 

Je l'ai donné quand j'ai commencé à donner des noms de chimistes ou de physiciens à des préparations que j'inventais : le personnage a été si important pour la physico-chimie qu'il fallait absolument qu'il ait un plat à son nom, mais il est vrai que l'attribution de son nom à ce plat particulier est un peu arbitraire. Non pas qu'elle soit usurpée : par exemple, Gibbs a effectivement publié un texte intitulé On the equilibrium of heterogeneous substances, dans les Transactions of the Connecticut Academy of Art and Sciences (vol 3, New Haven, 1874). Or l'émulsion nommée "geoffroy" prend de la stabilité (évolue vers l'équilibre, donc) quand elle est chauffée, formant manifestement un système hétérogène.

Et c'est ainsi que la chimie est belle !











Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)   

L'effet sucre

Suite à mon billet d'hier, les questions continuent, et je suis heureux de vous signaler l'effet sucre, qui est un effet très merveilleux qui se produit lorsqu'on  produit des pâtes.

Si nous prenons de la farine et de l'eau, nous voyons que nous pouvons faire une pâte. Plus  nous malaxons, plus cette pâte est dure : les molécules d'eau viennent ponter les molécules de protéines du "gluten", pour faire le réseau de gluten que l'on voit quand on fait  la lixiviation de ce pâton dans l'eau, selon l'expérience de Beccari et Kessel-Meyer du 18e siècle. Les grains d'amidon sont alors dispersés dans ce réseau "solide" de gluten.
Le système est une suspension solide.

Ajoutons du sucre : ce dernier, quand on malaxe la pâte, vient déloger l'eau de ses liaisons avec les protéines, pour faire un sirop, où les grains de farine sont dispersés... et la pâte se met à couler.
Cette fois, le système est devenu une suspension liquide.

Cet effet joue quand on fait des pâtes pour les tartes, avec du sucre : il en augmente la friabilité.


       












Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

La question de la stratégie scientifique : merci de contribuer !




Nous sommes je crois bien d'accord : le but des scientifiques est de faire des découvertes. Et, malgré les déclarations anarchistes et provocatrices de l'épistémologue Paul Feyerabend (Contre la méthode, Le seuil, 1979), les scientifiques ne font pas les choses au hasard, et ils ont des "méthodes", souvent rationnellement fondées sur la compréhension de la méthode des sciences de la nature, méthode qui innclut les étapes suivantes :
1. identification d'un phénomène
2. caractérisation quantitative de ce dernier
3. réunion des résultats de mesure en lois synthétiques
4. production de théories, par induction de mécanismes quantitativement fondés sur les lois
5. recherche de conséquences théoriques testables des théories
6. tests expérimentaux de ces conséquences théoriques

On le voit : le mouvement ainsi décrit est déjà une méthode.
Mais il y a mieux, car :
1. le ou la scientifique peut se situer à tout moment de ce grand mouvement
2. des idées stratégiques plus générales peuvent aider dans les divers mouvements élémentaires.

Ici, on rapporte le résultat de discussions personnelles avec nombre de scientifiques réputés. Les méthodes de découvertes sont données... mais non pas à des fins normatives, comme le craignait Feyerabend (il y a des gens qui ont toujours peur), mais, bien plutôt, comme des invitations positives à avancer d'un bon pas sur le chemin de la découverte

(1) Transforming adjectives and adverbs into quantitative parameters (introduction of new concepts);
2) Looking for the mechanisms of phenomena;
(3) Focusing on oddities, contradictions, discrepancies¦ and ''symptoms'';
(4) Designing new observational tools;
(5) Making science from a technical question;
(6) Refuting a theory;
(7) Solving a problem;
(8) Assuming that any fact, result, observation, phenomenonon should be considered as a particular example of general categories that we have to invent;
(9) Looking behind the ordinary: this means not accepting what was accepted;
(10) Making the contrary of what was always proposed;
(11) Looking deeply enough to what an experiment can reveal, and work deep enough to see the impact.
(12) C'est bien de voir l'arbre, mais il faut aussi voir la forêt  (JM Lehn)

Surtout, cette liste est en constitution : si vous avez connaissances d'autres possibilités, merci de me les envoyer, afin que nous ayons un corpus à transmettre aux jeunes scientifiques et à nous-mêmes :
icmg@agroparistech.fr






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mercredi 7 février 2018

Métiers de bouche ? Non, métiers du goût

Mes amis cuisiniers sont dans leur monde, mais je crois que nous ne perdons rien (litote) à connaître celui-ci.

Par exemple, dans les cercles culinaires, il est de la dernière grossièreté de mettre le pain à l'envers... parce que, disent-nos amis, ce n'est pas respecter le travail du boulanger. Pourquoi pas : cela ne coûte guère de mettre le main debout, comme il a été cuit.
# Par exemple, pour beaucoup de cuisiniers, le mot "cuistot" est du dernier péjoratif. Qu'à cela ne tienne : nous éviterons de l'utiliser, et nous gagnerons en beauté de langue, même si nous ne voyons pas l'offense.

 Cette introduction pour arriver à l'expression "métiers de bouche", qui est bien utilisée officiellement : on le trouve notamment sur le portail de l'Économie, des Finances, de l'Action et des Comptes publics. C'est dire.
Eh bien, malgré cela, des amis cuisiniers trouvent que la dénomination est scandaleuse, et ils auraient voulu "métiers de la gastronomie"... ignorant que la gastronomie n'est pas de la cuisine élevée, mais la connaissance raisonnée de tout ce qui se rapporte à l'être humain en tant qu'il se nourrit. Désolé, mais ce n'est donc pas une proposition recevable.

Que faire pour les consoler ? J'ai proposé d'utiliser plutôt "métiers du goût", qu'il s'agisse d'ailleurs de technique, de technologie ou d'art. Apparemment, mes amis y trouvent leur compte... et je vais donc rester à cette dénomination.







Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

Mousses au chocolat

Une question d'un correspondant, ce matin :

Quelle différence que peuvent avoir le beurre de cacao et la matière grasse butyrique de la crème sur la stabilisation d une mousse au chocolat?


Hélas mon correspondant fait des mousses au chocolat, et non pas des chocolats chantilly (https://www.agroparistech.fr/Le-chocolat-chantilly.html)... mais la réponse vaut pour les deux.

Partons d'une  mousse au chocolat. C'est une matrice de chocolat fondu, additionné de beurre et de jaune d'oeuf, où l'on a ajouté cette mousse  qu'est un blanc d'oeuf battu en neige.
Lors du refroidissement, le chocolat et le beurre recristallisent, ce qui fige l'ensemble... si la température est assez faible.
Dans mon livre "Mon histoire de cuisine" (Belin, Paris, 2014), je donne les domaines de stabilités de la matière grasse du chocolat (il fond entre 34 et 37 degrés) et de  la matière grasse du beurre (la fusion commence à -10 degrés et finit vers 55 degrés.
Autrement dit, le chocolat stabilise mieux la mousse... mais attention aux temps chauds  !






Ce matin, une question :


"Je vous écris au sujet d’une question concernant une émulsion H/E  (huile dans l’eau) dont la phase continue est partiellement sucrée.

Dans le cas d’une préparation contenant 70% d’huile, 30% d’eau, 10% de saccharose, et d’un tensioactif  est-ce que le l’huile va s’émulsionner avec les 30% d’eau ou  avec 20% à 25% d’eau  puisque le saccharose est reconnu pour retenir une partie de l’eau (retenir je ne sais pas si c’est le meilleur terme pour traduire le côté hygroscopique du saccharose)".

Ma réponse n'est au fond qu'une sorte de légende du schéma suivant :



Ce que j'ai d'abord représenté, c'est une émulsion de type huile (en jaune) dans eau (en bleu). En  pratique, faisons un "geoffroy", en fouettant de l'huile dans du blanc d'oeuf, par exemple : les protéines et les autres molécules sont  trop petites pour être représentées à cette échelle, où la taille des gouttes d'huile est entre 0,001 et 0,1 millimètres. 
Le schéma inférieur représente un fort grossissement du petit cercle : 
- le fond est noir, parce que, entre les molécules, il n'y a rien, du vide
- à gauche, les peignes à trois dents sont les molécules de triglycérides ; pour mieux faire, j'aurais dû les orienter dans toutes les directions, mais c'est un détail
- à droite, on voit les molécules de saccharose (en bleu) dispersées au milieu des molécules d'eau (une boule rouge avec deux boules blanches)
- je n'ai pas réprésenté les molécules de tensioactifs, mais elles seraient sur le trait jaune, sous la forme de "cheveux" (pour les protéines).

Reste à commenter  le : "le saccharose est reconnu pour retenir une partie de l'eau".  Cette phrase est à la fois discutable et peu claire.
Le "est reconnu" invite à demander  : par qui ? Et à rappeler que, en sciences, l'argument d'autorité ne joue pas. Les faits expérimentaux ont toujours raison.
D'autre part, le saccharose "retient" l'eau : que cela signifie-t-il ?
Ce qui est un fait, c'est que les molécules de saccharose sont "hérissées" (ce n'est pas représenté sur mon schéma) de groupes "hydroxyle", avec les atomes carbone du squelette liés à un atome d'oxygène lui-même lié à un atome d'hydrogène. Cela  donne au  saccharose une structure chimique très semblable à celle des molécules d'eau, au moins pour ce qui concerne les interactions avec les molécules voisines.
De ce fait, quand le sucre est dans l'air humide, il s'entoure de molécules d'eau de l'atmosphère, parce que les forces sont donc notables entre les molécules de saccharose et les molécules d'eau.
Dans de l'eau  liquide, les forces (nommées "liaisons hydrogène") permettent la solubilisation du sucre dans l'eau, à des concentrations considérables.
Finalement, on pourrait tout aussi bien dire que l'eau "retient" le sucre, ou que le sucre "retient" l'eau, mais je crois que le  mot "retient" est mal choisi. Il suffit de dire qu'il y a des liaisons entre les molécules de sucre et les molécules d'eau.

Et, finalement, je reviens à l'expérience : si vous faites un geoffroy, en fouettant de l'huile dans du blanc d'oeuf, vous pouvez ajouter autant de sucre que vous voulez jusqu'à atteindre la limite de solubilité dans la petite quantité d'eau (30 grammes pour un blanc environ) du blanc. Si l'on compte un litre de sucre par kilogramme d'eau, on voit qu'on peut facilement mettre 30 grammes de sucre pour un blanc émulsionné (soit un volume d'huile maximal de 600 grammes d'huile environ). Si l'on ajoute plus  de sucre, ce dernier restera sous la forme de cristaux non dissous. 







Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)