Outils, ingrédients, méthodes : qu’appelle-t-on cuisine moléculaire et gastronomie moléculaire ?
La
cuisine moléculaire a dix ans. Oui, certains cuisiniers en font depuis
plus longtemps, puisque la gastronomie moléculaire a été introduite en
1988 (elle a donc plus de 20 ans), et que les idées qui ont présidé à
ces activités datent du début des années 1980 (comptons : là, ça fait 30
ans). Toutefois il est également juste que j'ai introduit l'expression
"cuisine moléculaire" a été introduite à Paris, en 1999, alors que je
recevais mon ami Heston Blumenthal (chef anglais). Il me disait être
heureux de faire de la gastronomie moléculaire... et je lui répondais
que non, il ne faisait pas de gastronomie moléculaire, puisque seuls les
scientifiques font de la gastronomie moléculaire. Pour ne pas abattre
son enthousiasme, je décidais alors de nommer "cuisine moléculaire" la
forme de cuisine moderne qui faisait l'application de la gastronomie
moléculaire.
En deux commandements donc :
1. Si
tu explores les mécanismes des phénomènes qui se déroulent lors des
transformations culinaires, tu fais de la gastronomie moléculaire (de la
science), mais évidemment, tu ne produis pas à manger, tu ne cuisines
pas, tu ne fais donc pas de cuisine moléculaire.
2. Si
tu cuisine et si tu appliques les résultats de la science nommée
gastronomie moléculaire, si tu participes à ce grand mouvement de
rénovation des techniques culinaires, alors tu fais de la cuisine
moléculaire.
Il faut ajouter que EVIDEMMENT, ce serait
une erreur de dire que toute la cuisine est de la cuisine moléculaire,
sous prétexte qu'il y a des molécules dans tous les aliments, fruits,
légumes, viandes ou poisson !
Oui, évidemment, il y a des
molécules dans tous les aliments, mais il aurait fallu être drôlement
malhonnête pour donner un nouveau nom à la cuisine. La cuisine, c'est la
cuisine.
Plus positivement, l'expression "cuisine moléculaire"
est une expression qui se comprend en bloc, et, d'ailleurs, ce serait
une faute de français que de dire que la cuisine puisse être
moléculaire. Il pourrait à la rigueur y avoir la "cuisine des molécules"
(nous verrons cela une autre fois), mais "cuisine moléculaire" dans le
sens que l'on cuisine des molécules serait la même faute de français que
quand on dit (hélas!) "cortège présidentiel" : un cortège n'est
présidentiel, en bon français, que quand il est lui-même le président ;
si c'est le cortège qui accompagne le président, alors on doit dire (en
bon français) "cortège du président".
Les principales caractéristiques de la cuisine moléculaire
Passons
sur ces questions, et arrivons à la cuisine moléculaire, pour la
préciser.. alors que, nous le verrons plus loin, elle commence à
disparaître.
L'idée essentielle de la "cuisine moléculaire",
c'était que, au début des années 1980, les techniques culinaires étaient
ancestrales, très désuètes, un peu comme si l'on avait roulé en char à
boeufs à l'époque des fusées. Une plaque électrique, si elle n'est pas à
l'induction, ou une plaque à gaz gaspillent jusqu'à 80 pour cent de
l'énergie consommée. Autrement dit, s'il fallait 10 centrales nucléaires
pour fournir l'énergie à la cuisine française, il faudrait admettre que
8 sont inutiles !
Bref, la question était de rénover les
ustensiles culinaires, et, tant que nous y étions avec mon vieil ami
Nicholas Kurti, nous avions aussi l'ambition de rénover les ingrédients
et les méthodes.
D'où les trois commandements de la cuisine moléculaire :
1.
Si tu utilises des outils qui n'étaient pas dans la cuisine de Paul
Bocuse en 1976 (date de la publication de La cuisine du marché), tu fais
de la cuisine moléculaire.
Par exemple :
-
le siphon, permet de faire des mousses en un clin d'oeil... alors que
les fouets imposent un battage de plusieurs minutes : un progrès, non ?
-
les filtres à verre fritté... permettent des filtrations plus rapides
et plus efficaces que les linges pliés en quatre dans les chinois : ces
systèmes sont des filtres dont les pores sont parfaitement contrôlés ;
on y met un bouillon trouble, on fait le vide... et hop, le bouillon qui
traverse le filtre est clair ! Pas de blanc d'oeuf battu, pas de
« clarification » !
- l'évaporateur rotatif (plus à la page) :
cette fois, il s'agit de distiller à la température ambiante, sous vide,
et de récupérer les plus belles fractions odorantes des ingrédients
alimentaires, des fraises, du café, des herbes...
2. Si
tu utilises des ingrédients qui n'étaient pas dans la cuisine de Paul
Bocuse en 1976 (date de la publication de La cuisine du marché), tu fais
de la cuisine moléculaire.
Par exemple :
-
l'agar-agar ou l'alginate de sodium, ou encore les divers
carraghénanes : à l'aide de ces gélifiants, la gamme de la gélatine (des
pieds de veau) et des pectines (des fruits) s'étend considérablement,
avec des consistances particulières, des tenues à la température, des
possibilités nouvelles ; par exemple, avec des alginates, on peut faire
des perles à coeur liquide, comme des oeufs de saumon.
3.
Si tu utilises des méthodes qui n'étaient pas dans la cuisine de Paul
Bocuse en 1976 (date de la publication de La cuisine du marché), tu fais
de la cuisine moléculaire.
Par exemple :
- le
chocolat chantilly : autrement dit, pourquoi utiliser des oeufs pour les
mousses au chocolat... alors que le chocolat chantilly est une preuve
simple (sur Youtube, vous verrez une petite fille de six ans qui en fait
la démonstration) du fait que ces oeufs sont inutiles. Inutiles ? C'est
donc du gâchis d'en utiliser. Et, puisque j'y pense : avez-vous déjà
essayé le foie gras chantilly ? Le fromage chantilly ? Le beurre
noisette chantilly ? Attention, pour ceux qui ne se sont pas lancés : il
ne s'agit pas d'utiliser de la crème pour faire une chantilly à
laquelle on mêlerait du chocolat, du fromage, etc.
Tout simple, non?
J'en
arrive maintenant à la bonne nouvelle : la cuisine moléculaire est en
train de disparaître... parce que les cuisiniers se sont presque tous
modernisés. Fours à micro-ondes, plaques à induction, siphons,
gélifiants autres que la gélatine, etc. Nous y sommes... au point que
des cuisiniers qui utilisent azote liquide et siphons me disent ne pas
faire de cuisine moléculaire !
La cuisine moléculaire meurt tranquillement : vive la cuisine "note à note"... mais cela est une autre histoire.
En
attendant, la gastronomie moléculaire ne meurt pas, elle, puisque c'est
de la science, qui se développe dans le monde entier, mais dans les
laboratoires, pas dans les cuisines ! Et, par principe, une science ne
peut pas mourir !
Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue :
Le terroir à toutes les sauces (un
traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de
recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que
nous construit la cuisine)