lundi 8 juillet 2024

A propos de vulgarisation

 Ce matin, on m'interroge sur la vulgarisation, ce que je préfère nommer "diffusion des connaissances scientifiques, technologiques et techniques". Les questions sont essentielles, et j'y réponds donc publiquement... en commençant par expliquer pourquoi la terminologie "vulgarisation scientifique" ne me convient pas. Le TLIF définit la vulgarisation comme le "fait de diffuser dans le grand public des connaissances, des idées, des produits". 

Ce qui me gène, c'est ce "grand public", que l'on identifie mal. Je vois surtout que des amis professeurs de droit connaissent aussi mal les sciences de la nature que je connais le droit, par exemple. Font-ils partie du "grand public" ? Et moi, fais-je partie du "grand public" ? Certains utilisent le terme de "médiation", mais c'est une fonction spécifique, que de servir d'intermédiaire (sous-entendu entre les scientifiques et les non scientifiques). Et puis, dans "médiation scientifique" (comme d'ailleurs dans "vulgarisation scientifique", il y a cette faute, ou ambiguïté pour être plus indulgent, du partitif) : la médiation n'est pas "scientifique" : c'est une médiation entre le monde scientifique et le public. 

Avec "diffusion de connaissances scientifique, technologiques et techniques", on a une terminologie bien meilleure de nombreux points de vue. D'une part, il est juste de dire que l'on diffuse des connaissances ; il est juste de reconnaître des différences entre les sciences de la nature, la technologie, la technique. 

 

Pourquoi vulgarisez-vous ?

Pourquoi me suis-je astreint à cette diffusion qui prend du temps à ma recherche scientifique ? C'est mon action politique ! Depuis 1980, date à laquelle j'avais commencé à collaborer à la revue Pour la Science, j'ai cette idée que le monde a besoin de plus de rationalité, d'un idéal plus élevé que le panem et circenses méprisant qui fait la devise de media hélas trop nombreux, populistes, démagogues, honteux en un mot. 

Je veux que la bonne monnaie chasse la mauvaise, parce que je sais que chacun d'entre nous risque toujours d'être happé par son animalité : le sexe, la "bouffe", les drogues (alcools, tabac, gras, sucre, sel...), la socialité mal digérée... Être humain, cela s'apprend, cela se travaille, cela s'élabore, par un effort de tous les instants... Enfin, "effort".... Il faut surtout que des "amis" nous aident à découvrir les beautés du monde : j'aime le guide de musée qui nous fait voir la petite mouche peinte en bas à gauche d'un tableau (je ne prends pas l'exemple par hasard, mais ce serait trop long d'expliquer) ; j'aime le musicien qui me montre l'endroit où la partition reprend la tonalité initiale, qui m'explique ce qu'est le contrepoint, sur des exemples simples... ; j'aime l'écrivain dont les mots me font chavirer le coeur ; j'aime le botaniste qui me montre, au bord du chemin, des fleurs sur lesquelles j'aurais marché par mégarde... Le monde n'est pas ennuyeux par uniformité, mais par désinvolture et ignorance. 

Pour les sciences de la nature, il en va de même, et c'est un des objectifs de mes billets de blogs, de mes articles, de mes livres, de mes vidéos, de mes podcasts audio que de chercher à montrer combien la vie est belle, combien le monde est beau. On m'a offert comme cadeau, le jour de ma remise de Légion d'honneur, cette phrase "L'enthousiasme est une maladie qui se gagne"... que j'ai commentée ici : http://hervethis.blogspot.fr/2016/08/lenthousiasme-est-une-maladie-qui-se.html. 

Oui, à moi de montrer que le trouble de l'eau de chaux par le souffle est quelque chose de merveilleux. C'est ce à quoi je m'astreins... sans prétention, avec un enthousiasme d'enfant, pas supérieur. D'ailleurs, je ne cesse de me lamenter de ce que je ne sais rien : je suis imparfait, mais je me soigne... en découvrant moi-même combien le monde est merveilleux. Ce fut la teneur de mon livre "La sagesse du chimiste". 

Surtout je crois que le siècle des Lumières n'a pas encore vraiment commencé, si je puis dire. Il faut de la rationalité, il faut de la tolérance, il faut abattre les idoles, les pouvoirs indus, il faut promouvoir de l'idéal et de la paix ! La diffusion des connaissances scientifiques, technologiques, techniques, en plus de contribuer au bien être de nos sociétés, vise à plus d'harmonie dans ce monde. Pardon d'être naïf, mais c'est un parti pris... qui va d'ailleurs avec l'une de mes devises : "Le summum de l'intelligence, c'est la bonté et la droiture". 

 

Que pensez-vous de la vulgarisation faite par des non-scientifiques ?

 Qui peut distribuer des connaissances scientifiques ? Ceux ou celles qui le peuvent ! Tous... à condition de travailler. Chacun peut faire l'effort, mais il ne suffit pas de claquer des doigts, et, surtout, il vaut mieux avoir fait le travail de savoir de quoi l'on parle, afin d'éviter de dire des choses fausses.

 Cela fut le début d'une amitié avec le chimiste belge Jacques Reisse : lors d'un colloque organisé par Georges Bram et Alain Fuchs, j'avais été chargé d'une présentation sur cette question, et je soutenais que les scientifiques peuvent faire de l'excellente diffusion des connaissances... à condition de ne pas se raidir dans une rigueur excessive qui fait tomber à plat leur discours (pour expliquer quelque chose à quelqu'un, il faut quand même s'assurer qu'il nous comprend, non ?), et que des non scientifiques peuvent effectivement faire de la diffusion des connaissances scientifiques... à condition de comprendre ce dont ils parlent. C'est d'ailleurs l'idée de la revue <em>Pour la Science</em>, à laquelle j'ai contribué pendant 20 ans : il y a moins de "journalistes scientifiques" que d'éditeurs, à savoir que je préfère la position de celui ou celle qui aide les scientifiques à produire des discours clairs, traquant les difficultés, les obscurités... 

Une sorte de maïeutique, comme je l'explique ici : <a href="http://www.agroparistech.fr/Une-presentation-scientifique-De-quoi-s-agit-il.html">http://www.agroparistech.fr/Une-presentation-scientifique-De-quoi-s-agit-il.html</a>. 

Pour en revenir à la question posée, je crois que tout est possible à deux conditions : - il faut la volonté de bien faire - il faut du travail (ne rien lâcher, jamais, et se souvenir de choses simples, à savoir que les mots ont un sens!) 

 

Quel est selon vous le critère principal d’une bonne vulgarisation ? 

Qu'est-ce qu'une bonne diffusion de connaissances ? Celle qui donne du bonheur ! Il faut ce moment où l'esprit s'illumine. Et, notamment, ce sentiment de devenir capable. J'aime moins apprendre que la fusée a décollé, que de comprendre comment elle a décollé, comment des efforts importants ont fait décoller la fusée. 

Cela, c'est pour de la technologie, mais pour de la science, je veux comprendre l'idée de fond de la théorie de la renormalisation, je veux voir les électrons s'échanger lors d'une réaction chimique, je veux comprendre la dualité onde-particule, je veux comprendre la structure de la matière... # Plus généralement, je veux devenir demain plus intelligent qu'aujourd'hui, et cela passe, me semble-t-il, moins par des données que par des notions, concepts, méthodes. C'est d'ailleurs la structuration de beaucoup de mes cours : je propose aux auditeurs de distinguer, dans mon discours, les informations (on le trouve sur internet, et l'on n'a pas besoin de moi), les notions et concepts (l'énergie, la température, l'électron, l'entropie...), les méthodes (essentielles ! ), les anecdotes, et les valeurs (j'y reviens : la diffusion des connaissances est politique, essentiellement politique). 

Mais, surtout, je crois hélas que nous avons manqué notre but, pour l'instant, et l'un de mes billets de blog explique quelle devrait, je crois, être l'ambition de la diffusion des connaissances scientifiques et techniques, à savoir expliquer les calculs qui font que la science n'est pas réductible à un discours un peu poétique. 

Surtout, je rappelle que les sciences de la nature progressent par la méthode suivante : - observation d'un phénomène (il faut l'identifier, le circonscrire...) - caractérisation quantitative du phénomène : d'innombrables mesures - réunion des caractérisations quantitatives en "lois", c'est-à-dire en équations - recherche des mécanismes par "induction" : les théories sont guidées quantitativement par les lois - recherche de prévisions expérimentales déduites des théories proposées - tests expérimentaux des prévisions - et ainsi de suite. 

Dans cette description (je renvoie vers mon livre "Cours de gastronomie moléculaire N°1 : Science, technologie, technique (culinaires): quelles relations?"), on voit que le calcul est partout, que les équations sont partout, et que la science, sauf à n'être qu'une descriptive collection de papillons, n'est que du calcul. D'où mon idée que la "vulgarisation" fait rarement le vrai travail qu'elle devrait faire, à savoir donner l'idée de ces équations, de ces calculs. A ne donner que des mots pour décrire des résultats, on fait du dogme inutile. 

D'où la difficulté de la bonne diffusion des connaissances scientifiques, technologiques ou techniques, dont l'ambition, je le répète, est de contribuer au développement de "l'intelligence".

dimanche 7 juillet 2024

Tout fait d'expérience, tout résultat de calcul, gagne à être considéré comme un cas particulier de cas généraux que nous devons inventer


Tu sais quelque chose ? Quelle est ta méthode ? Fais-le, et, en plus, fais-en la théorisation. Le titre de ce billet est affiché sur les murs de notre laboratoire. Pourquoi ? 

Pour répondre, il convient d'abord d'évoquer les documents que nous nommons les « Comment faire ?», et qui sont une façon d’améliorer la qualité de nos recherches. Il convient également d'évoquer la méthode que nous mettons en œuvre pour notre travail scientifique. Tout est fondé sur l'observation selon laquelle un travail doit avoir un objectif, lequel détermine une stratégie, une méthode, un chemin. 

Une métaphore s'impose. Etant à Paris, si nous ne savons pas que nous voulons aller à Colmar, nous n'arriverons jamais à Colmar, mais nous risquons d'arriver à Rennes, ou à Bordeaux. Il faut donc que l'objectif soit parfaitement clair pour que nous ayons une chance de l'atteindre. L'objectif étant clair, c'est-à-dire Colmar étant décidé comme notre destination, alors nous pouvons chercher un type de chemin, c'est-à-dire la voie ferrée, la voie des airs, la route… Cela, c'est la stratégie, la "méthode", du mot grec methodon, qui signifie le chemin. 

Une fois le chemin déterminé, alors il devient possible de déterminer les différentes étapes dudit chemin, et cela est la tactique, l’analyse détaillée des étapes qui nous conduiront à l'objectif. 

En sciences de la nature il en va de même, à savoir qu'il faut que notre objectif soit clair pour que le chemin puisse être défini. Bien sûr, l'objectif général des sciences de la nature est de faire des découvertes, mais il y a aussi les différentes étapes de cette recherche, qui sont l'identification des phénomènes, leur caractérisation quantitative, la réunion des caractérisations quantitatives en lois synthétiques (des équations), la recherche de mécanismes par induction, à partir de ces lois, la recherche de prévisions théoriques qui découlent des théories proposées, le test expérimental de ces conséquences, et ainsi de suite. Pour toutes ces opérations, il y a des sous-objectifs, des sous-tâches. Pour chacune, modeste ou pas, il y a lieu de bien identifier l'objectif correspondant et, donc, de déterminer la méthode, le chemin qui y conduit. 

Par exemple, peser : cela semble élémentaire, mais nous verrons que, au contraire, il y a lieu d'y passer du temps. Peser semble simple, puisqu'il s'agit « seulement » de déterminer la masse d'un objet avec une balance. Toutefois une balance est nécessairement imparfaite ; elle vibre, elle est « bruitée », de sorte que la valeur cherchée est en réalité inaccessible. Si l'on se représente les valeurs que l'on peut obtenir par la balance, de précision limitée, on a des graduations sur une règle. De sorte que l'on ne pourra jamais trouver la valeur vraie de la masse pesée, car la probabilité que cette valeur corresponde exactement à une graduation est mathématiquement nulle. 

Autrement dit on cherche une valeur sans avoir la moindre chance de l'atteindre, de sorte qu'il faut mieux savoir d'emblée que l'on cherche moins la masse exacte qu'une valeur approchée. Du coup, la méthode peut changer, et le chemin aussi. Dans un tel cas, pour l’utilisation d'une balance, il y a de nombreuses choses à savoir. Par exemple, qu'il faut mettre la balance bien d'aplomb grâce au niveau à bulles dont elle est équipée. Il faut aussi contrôler la balance à l'aide d'un étalon que l'on conserve au laboratoire, la tarer correctement, etc. 

Nos documents intitulés « Comment faire » sont précisément des descriptions de tout ce que nous devons faire pour avoir une chance d'obtenir un résultat admissible. Ces documents concernent la totalité des actions que nous faisons, et c'est une des règles de notre groupe de recherche que de proposer à chacun de ne jamais se mettre en chemin sans avoir réfléchi à la stratégie et à la tactique. 

C'est cela que j'entendais par « théorisation », et il est remarquable d'observer que chaque acte intellectuel ou manuel mérite un « Comment faire », une réflexion théorique. Par exemple, quand nous présentons un poster : comment bien faire ? Par exemple quand nous préparons une solution : comment bien faire ? Par exemple quand nous encadrons un stagiaire, comment bien faire ? Pour chaque tâche, un document intitulé « Comment faire ? » s'impose. Mieux encore, ces documents méritent d'être le résultat d'un travail collectif, progressif, à savoir que la proposition d'un membre de l'équipe peut être améliorée par d'autres, ce qui conduit à une proposition améliorée, qui sera encore améliorée par d'autres, et ainsi de suite à l'infini : car tout ce qui est humain est imparfait, de sorte que si nous ne sommes pas paresseux, nous avons une sorte d’obligation morale d'améliorer.

samedi 6 juillet 2024

Le soliloque et le calcul


En discutant de simplicité, il m'est venue une idée : celle d'un soliloque « mathématique ». De quoi s'agit-il ? Pour mieux cerner la notion, il faut revenir à l'idée de départ, qui était celle du soliloque. 

Le soliloque est une méthode que j'ai proposée il y a plusieurs années et qui consiste à développer successivement une idée, exprimée par une phrase, à partir de chacun des mots utilisés dans la phrase, puis on répète l'opération. On part de l'énoncé d'une idée, on discute chaque terme, puis on discute alors les termes nouvellement énoncés, et, se construit ainsi, quasi automatiquement ; un discours buissonnant, et donc nécessairement un peu baroque, que l'on peut ensuite « mettre au carré ». 

J'aime assez la comparaison avec un buisson, où des tiges croissent, un peu en désordre, s'entourent de rameux, de feuilles, de sorte qu’immanquablement on arrive à une touffe désordonnée, sans beaucoup de construction apparente, et qu'il faut ensuite rabattre, pour donner une forme voulue. 

Cette méthode du soliloque, nous l'utilisons largement au laboratoire, mais avec des mots du langage naturel, et je n'oublie pas que certains d'entre nous sont si familiers avec les équations, le calcul, les mathématiques, qu'ils en viennent à calculer comme le rossignol chante. 

L'idée qui m'est venue hier, c'est celle d'un soliloque « mathématique », avec des équations que l'on enchaîne ainsi, les unes à la suite des autres. On sait que je distingue deux activités, à savoir les mathématiques et le calcul, la différence portant sur l'objectif : pour les mathématiques, il s'agit de développer… les mathématiques; pour le calcul, il s'agit d'utiliser les mathématiques pour décrire des phénomènes de la nature. Bien sûr, on peut faire de la physique "avec les mains" (cela signifie "avec des mots du langage naturel"), mais il y a alors deux cas : la vulgarisation, que je ne considère pas ici, et pour laquelle les équations sont hors sujet, et cette physique telle que la faisait Pierre-Gilles de Gennes, où presque tout tient dans des lois générales telles que « la surface varie comme le carré du rayon ». Dans un tel cas, on peut y mettre des mots, mais ils sont en réalité inutiles, où, plus exactement, ils ne semblent servir qu'à définir les objets mathématiques que l'on utilise ensuite : on aurait ainsi pu dire A ∼ r2. C'est pour cette activité-là qu'un premier soliloque mathématique est possible. 

 

Mais il y en a un deuxième, un soliloque mathématique proprement dit, pour des mathématiques, et l'on ne saurait en discuter sans se souvenir que Henri Poincaré proposait que les mathématiques ne soient pas déductives, mais inductives. Quel nom pour ces soliloques-là ? Stricto sensu, on ne doit nommer « soliloque mathématique » que celui que je viens de considérer, où il est question de mathématiques, et non de calcul. Pour les sciences de la nature ? Cette fois, il ne s'agit pas de mathématiques, mais de calcul. Devrions-nous dire soliloque calculatoire ? La terminologie n'est guère jolie. Soliloque équationnel ? Là encore, ça sent un peu la transpiration. Soliloque théorique ? Ce serait un peu idiosyncratique, avec l'hypothèse implicite que nous ne considérons que la nature. Soliloque formel ? Cette fois, c'est plus conforme à l'idée que les sciences de la nature font usage de formalismes. 

Je propose de rester à cette terminologie, et à l'envisager maintenant plus en détail. Comment faire un soliloque formel ? Je propose que nous considérions d'abord un cas particulier, et notamment un cas tout récent d'un calcul effectué hier sur la quantité de graisses perdues lorsqu'on extrait ces dernières à l'aide d'un solvant organique. La description initiale consiste à décrire le "modèle", par exemple de façon simple, en imaginant un "compartiment" avec de l'eau et de la graisse, un solvant que l'on pose dessus, et qui extrait la matière grasse en laissant une partie de celle-ci dans le compartiment aqueux. Chaque compartiment est alors caractérisé quantitativement, formellement, par une masse d'eau, de solvant, de graisse présente dans ce compartiment particulier. Ce premier calcul étant fait (il est simple), on développe, en revenant sur chaque notion : par exemple, on considère que la graisse initiale peut-être sous trois forme : surnageant, en solution, en suspension sous la forme de gouttelettes... et l'on écrit les équations de ces trois formes, tout au long du processus d'extraction. Ce second "modèle" étant fait, on peut faire mieux, en considérant que les graisses sont de plusieurs sortes, de sorte que l'on divise la partie "graisses", et attribuant des comportements différents aux graisses solubles dans le solvant, et aux graisses qui ne sont que partiellement solubles. Et ainsi de suite à l'infini. 

Ce soliloque se distingue-t-il d'autres formes plus classiques de modélisation ? Oui... mais je le discuterai une autre fois.

vendredi 5 juillet 2024

Soyons simples : qu'est-ce qu'une mousse ?

Hélas la familiarité avec les objets de mes études me font parfois oublier d'être simple, d'expliquer correctement ce dont je parle.
Et là on vient de me faire observer très justement que les mots "mousse" et "émulsion", que j'utilise sans cesse et que je croyais bien connus, ne le sont pas. J'ajoute que je vois comme très  légitime que certains de mes amis veuillent être fixés sur des mots que nous utilisons souvent. 

Commençons par le mot mousse, qui désigne ce qui apparaît dans de l'eau savonneuse que l'on agite. Si l'on regarde, simplement, on voit des bulles à la surface de l'eau. Ces bulles forment donc une mousse :   une mousse est définie comme une dispersion de bulles de gaz dans un liquide. 

On trouve cela dans du blanc d'oeuf que l'on bate en neige, où l'on voit bien les bulles au début du battage, même si, à la fin, elles sont trop petites pour être visible à l'oeil nu. 

On les voit moins bien dans de la crème que l'on fouette, mais elles sont encore bien présentes, et c'est leur introduction dans la crème qui donne du volume à cette dernière. 

Les bulles d'air sont également présentes dans diverses préparations alimentaires liquides, telle de la tomate broyée pour faire un gaspacho  : on ne voit pas les bulles mais elles sont présentes, et notamment quand on utilise un siphon. 


Les émulsions sont des systèmes différents : cette fois, il s'agit de disperser un liquide dans un autre liquide avec lequel il ne se mélange pas.

Par exemple de l'eau et de l'huile. Ainsi, si l'on met de l'eau dans un verre et si l'on ajoute de l'huile par-dessus, alors l'usage d'un pied mixeur fait apparaître une sorte de "crème", qui est donc une dispersion de gouttelettes d'huile dans l'eau : c'est une émulsion. 

Dans un tel cas, l'émulsion est très instable : on voit, dès que le battage cesse, des gouttes d'huile remonter vers la surface, fusionner et reformer une couche continue. On dit que l'émulsion a été déstabilisé par "coalescence" des gouttes d'huile. 

Dans d'autres cas, l'émulsion est beaucoup plus stable. Par exemple, si l'on fait la même expérience mais avec un blanc d'oeuf et de l'huile, on forme une espèce de crème blanche que j'ai nommée "geoffroy" et qui est une émulsion de gouttelettes d'huile dispersées dans l'eau. 

La mayonnaise est une émulsion également  : cette fois, c'est le jaune d'œuf qui apporte à la fois l'eau et les molécules qui permettront la stabilisation - relative d'ailleurs- de l'huile. 

La mayonnaise et le prototype de l'émulsion culinaire mais il y en a bien d'autres : le lait, la crème sont des émulsions naturelles, et il n'est donc pas étonnant que l'on puisse ajouter de la matière grasse à du lait ou de la crème pour obtenir des préparations encore plus épaisses. 

Le gaspacho, que nous avons évoqué, peut devenir une émulsion si l'on mixe  de l'huile d'olive dans la tomate broyée  : on voit la couleur rouge s'éclaircir, rosir,   signe que des gouttelettes d'huile ont été dispersées. 

La ganache également est une émulsion  : à de la crème chauffée, on ajoute du chocolat fondu qui vient se disperser en une myriade de petites gouttelettes qui s'ajoutent à celle des gouttelettes de matière grasse du lait. 

Mousses et émulsions sont cousines : dans les deux cas, il y a dispersion de structures dans une phase continue : soit des gouttelettes de liquide, soit des bulles d'air, mais toujours dispersées dans un liquide. 

Il existe un troisième cousin, à savoir les suspensions, mais  ce sera pour une autre fois

mercredi 3 juillet 2024

Nous devons comprendre !


Dans beaucoup de mes enseignements, je recommande aux étudiants de ne pas supporter de ne pas comprendre mais cette injonction est en réalité épineuse, parce que personne ne comprend tout bien sûr. Quand nous conduisons une voiture, comprenons-nous vraiment ce qui se passe sous le capot ? Savons-nous le détail de tout ce que nous faisons ? De même, quand nous utilisons un ordinateur, comprenons-nous bien tout ce qu'il fait ?
Derrière cette question, il y a la différence que je fais entre le conducteur et le mécanicien.
De fait, si nous supportons de ne pas comprendre comment fonctionne notre ordinateur, pourquoi devrions-nous nous comporter différemment au laboratoire ?
D'abord, parce que, pour le travail de laboratoire, c'est nous le mécanicien ! Mais, surtout, parce que, au delà de nos expérimentations, il y les "questions que nous posons à la nature" : nous devons lui parler dans sa langue, et sa langue est subtile. En outre, au-delà de la compréhension elle-même, il y a la compréhension que nous avons, la théorie que nous nous faisons des gestes que nous faisons, des phénomènes que nous observons.

Par exemple, quand nous préparons une solution, nous avons besoin d'un modèle pour nous demander si les molécules du soluté vont se disperser dans le solvant, ou bien s'agréger en microscopiques agrégats, ou bien se coller aux parois du récipient.

À tout moment, nous devons voir plus que le macroscopique : nous devons interpréter ce dernier en termes microscopiques, puis interpréter le microscopique en termes physiques, et interpréter le physique en termes moléculaires, chimiques.

Mais comprendre, cela signifie aussi avoir une idée quantitative des phénomènes, ce qui revient à calculer autant que nous ne pouvons à propos des divers paramètres pertinents des expérimentations.
Pour reprendre l'exemple de la concentration  d'un soluté dans une solution, combien y a-t-il de molécules de solvant pour une molécule de soluté ?

J'évoque ces questions, parce que je viens d'assister une soutenance où les étudiants n'ont pas fait très fort  : alors que nous avions commencé le semestre par de longs cours pendant  lesquels nous explorions les mécanismes des phénomènes, les travaux de laboratoire (en stage) qu'ils ont fait sont souvent des travaux techniques, sans référence aux phénomènes, aux mécanismes. Ils ont manifestement "conduit une voiture" :  ils ont montré des expérimentations en restant à l'apparence des phénomènes, sans chercher à comprendre. Ce qui est pire, n'ayant pas considéré les mécanismes des phénomènes, ils ont accumulé des expériences insensées, effectué d'innombrables tests sans intérêt, perdant temps, argent, énergie...  alors qu'une réflexion théorique très simple leur aurait permis de guider leurs expérimentations dans la bonne direction et, notamment de les conduire à des hypothèses qu'ils auraient pu tester.

La faute est partagée :  elle doit être attribuée aux étudiants, d'une part, mais aussi aux  enseignants, d'autre part,  puisqu'il n'a pas été clair aux étudiants qu'il s'agissait, dans ces deux cours, d'aller apprendre à chercher les mécanismes des phénomènes.

Comptez sur moi pour que, l'an prochain, cela soit indiqué en très grosses lettres !

Pour terminer, signalons que, après avoir accueilli des centaines d'étudiants au laboratoire, je peux certifier que les meilleurs d'entre eux étaient ceux qui s'interrogaient sur les mécanismes des phénomènes. Bien sûr, il y a une question de culture : ces étudiants là avaient connaissance des possibilités théoriques :  pour la capillarité, le transfert d'électrons, la pression de la place, le log P, et cetera. Mieux encore, certains étaient capables de mettre en œuvre ces connaissances pour en faire des compétences, comme le revendique le référentiel des stages à l'échelon national.

Pour être plus bref et mieux entendu, disons que les meilleurs étudiants sont comme des pitbulls de la connaissance : ils plantent les dents dans un objet intellectuel et ne le relâchent qu'après avoir parfaitement compris l'ensemble de la question.
 

dimanche 23 juin 2024

De la chimie, de la chimie, encore de la chimie, toujours de la chimie



Le goût général pour la simplicité a failli me faire faire une erreur : j'avais cru comprendre que l'on pouvait distinguer les transformations culinaires selon qu'elle s'accompagnaient ou non de modifications moléculaires, mais je viens de comprendre que non, toutes s'accompagnent de modifications moléculaires, de "réactions chimiques".

Par exemple, quand on cuit une viande, il est clair qu'il y a des coagulations dans la masse et éventuellement des brunissement en surface : dans les deux cas, il y a des réactions chimiques.
Inversement, on pourrait penser que la découpe d'une carotte ou la production d'un blanc en neige ne mettent pas en œuvre de réactions chimiques... mais cette idée est fausse,  et, à ce jour, je ne connais pas de transformation culinaire pour lesquelles il n'y ait pas de transformation moléculaires.

Par exemple, quand on fait une salade de carottes, la lame du couteau détruit au moins une couche de cellules, libérant leur contenu, ce qui correspond à l'humidité qu'on voit apparaître à la surface. Mais aussi, la dégradation des cellules sur le passage de la lame de l'économe libère des composés phénoliques et des enzymes  : les enzymes réagissent avec les  composés phénoliques pour faire brunir les tissus végétaux coupés. Il y a donc  (1) une action physique, (2) une modification microscopique et  (3) des transformations moléculaires.

Bien sûr, cela ne concerne qu'une couche de cellules mais au fond, dans un rôtissage rapide où l'on ne ferait brunir que la surface, il n'y aurait également que la surface qui serait concernée.

Pourrait-on  distinguer les transformations culinaires selon les ordres de grandeur de quantité de matériaux modifiés ? Par exemple distinguer une coagulation d'un blanc d'oeuf, où toute la masse du matériau est transformée, et une modification de surface ? On peut toujours, mais à quoi cela conduit-il ?

Continuons d'explorer la question, sur des cas pratiques, notamment en considérant le battage d'un blanc d'oeuf en neige.  Cette fois, on part d'eau et de protéines, souvent globulaires (à savoir que les molécules de protéines sont repliées comme des pelotes), et l'on fouette pour introduire des bulles d'air.
L'air n'est pas modifié, mais les protéines le sont : le cisaillement exercé par le fouet déroule les protéines, et c'est parce qu'elles sont ainsi "dénaturées" qu'elles peuvent se placer à la surface des bulles d'air, à l'interface entre l'air et l'eau. Là, on peut facilement calculer la quantité de protéines qui sont ainsi nécessaires pour obtenir un blanc battu en neige (un minimum de 1/10 000), mais quoi qu'il en soit,  alors que l'on pouvait croire que l'on aurait été dans le cas d'une transformation culinaire sans modification moléculaire, on s'aperçoit que l'on s'est trompé.
Considérons le cas d'une salade, maintenant : même en se limitant à la salade elle-même, il y a des modifications et notamment quand on déchire les feuilles (la proportion de tissu modifiée est 1/10 000 000)... mais l'effet est visible !
Et, quand on fait vraiment la salade, en la "fatiguant" avec la vinaigrette, l'effet est considérable, puisque l'huile adhère aux cires de surface, les désorganisant, et permettant l'interaction du tissus végétal avec le vinaigre, mais, aussi, avec une action mécanique dont on vait bien l'effet.  

Finalement, s'il y a transformation culinaire, c'est bien qu'il y a un effet, n'est-ce pas ? Et je crois que c'est un bon conseil, face à une transformation culinaire, de toujours considérer le phénomène d'abord du point de vue macroscopique, puis du point de vue microscopique, puis du point de vue moléculaire. Toutes ces modifications sont toujours présentes.

Car on se souvient que l'importance en "quantité" n'est pas prépondérante : une viande grillée seulement en surface prend ce goût qui la fait apprécier, alors même que la "quantité de transformation est faible. Et il ne faut pas oublier (voir Mon histoire de cuisine) qu'il y  différentes "dimensions", pour les aliments : la saveur, la couleur, l'odeur, la consistance, etc. Par exemple, au premier ordre de la composition chimique, le vin n'est que de l'eau, mais la saveur brûlante de l'éthanol, présent moléculaire au deuxième ordre seulement, est prépondérante, alors que la saveur de l'eau, présente au premier ordre, est très loin dans l'ordre des saveurs.

Bref, vive la chimie !

vendredi 21 juin 2024

A propos de coagulation de l'oeuf (suite)

La coagulation du blanc d'oeuf : quel volume maximum ?

Supposons que l'on dispose d'assez d'eau pour profiter pleinement des protéines d'un blanc d'oeuf qui formeraient un gel cubique en s'étendant complètement. Quel volume obtiendrait-on ?

Soit un blanc de 40 g.
Cela correspond à 4 g de protéines.

Supposons que toutes les protéines soient, comme pour l'ovalbumine, de masse molaire égale à environ 40000.
Le nombre de moles est alors
                           "4/40000"

 c'est-à-dire 1e-4.
Le nombre de molécules serait donc 1e-4 par 1e24 environ, soit 1e20.

Avec cela, supposons qu'on fasse un réseau cubique, ce qui signifie que pour chaque cube élémentaire on aurait trois arêtes en propres (je vais vite).
Cela signifie que le nombre de cubes élémentaires serait
                          "0.1e21*1/3"

 
Le volume du gel serait le volume d'un cube élémentaire par le nombre de cubes élémentaires.
Pour un petit cube, notre hypothèse considère que le côté est une protéine entièrement étendue.
Une protéine de 40 000 de masse molaire, c'est environ 200 résidus d'acides aminés.
Un résidu d'acide aminé, c'est environ 3 liaisons covalentes.
Donc la longueur de la protéine serait 200 fois 5 fois 1e-10.  Soit 1e-7 (m).
Le volume du cube élémentaire serait 1e-21
Le volume du cube élémentaire serait alors 1/3 1e20 fois 1e-21, soit 0.03 m3 (30 L).