Ce matin, un message très important, auquel je réponds ci-dessous, évidemment. Cela concerne la cuisine note à note, en particulier, mais l'art culinaire en général.
Mais d'abord la question : Cher M. This,
Je viens de regarder votre vidéo sur les soufflés :
https://www.youtube.com/watch?v=v4lRGKRbcBY
C'est une remarquable leçon de chimie et de cuisine comme d'habitude.
Vous dites que vous avez mis tous les éléments nécessaires. Je pense que vous avez mis *presque* tous les éléments nécessaires. Car il manque l'imaginaire et l'affectivité. Un être humain ça se nourrit *aussi* d'imaginaire. Vous disiez récemment que le goût est un sens *synthétique*. Vous vouliez dire que le tact et la vue participent également au goût. J'ai trouvé la formule remarquable. Mais je crois qu'il faut aussi ajouter l'affectivité et l'imaginaire à cette synthèse. J'en veux pour preuve, je ne sais pas, disons Roland Barthes, les Mythologies, le steack-frites. Ou autre preuve : l'énergie
que le marketing met à faire croire à sa clientèle, grâce à des images trompeuses, que ses produits sont traditionnels, campagnards.
Et ça une cuisine où on n'utilisera plus que les produits synthétisés par l'industrie, il y aura peut-être tout du point de vue des nutriments, ça pourra peut-être très inventif au niveau des goûts, des textures. Ca sera peut-être
même plus écologique comme vous le faites remarquer dans votre vidéo.
Mais pour l'imaginaire, c'est loupé d'avance.
La gastronomie moléculaire restait compatible avec l'imaginaire. Le note à note, non !
Comme on n'est jamais original, toujours typique, je pense qu'on vous a déjà tenu ce discours. Mais bon, je vous envoie quand même ce mail.
Je vous prie d'agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments les meilleurs.Il faut que je réponde sur plusieurs points.
1. Tout d'abord en observant que mon interlocuteur as raison sur une partie de ses remarques, et cette partie correspond d'ailleurs à la teneur mon livre La cuisine c'est de l'amour, de l'art, de la technique.
2. Ensuite en faisant observer que cette vidéo sert simplement à présenter la cuisine note à note et à montrer que techniquement, elle est d'une facilité enfantine.
3. D'autre part, je tiens à signaler que, quand j'apparais en public, je prends bien soin de ne jamais dépasser mes compétences, qui sont celles d'un physico-chimiste et non pas celles d'un cuisinier : je ne veux absolument pas paraître cuisinier (même si je sais parfaitement cuisiner)et c'est seulement alors que je discute la question du bon. Mais j'observe aussi que mes capacités artistiques sont bien loin derrière celles de mon ami Pierre Gagnaire, de sorte que ce serait une prétention exagérée de prétendre "savoir cuisiner". Inversement, j'ai la prétention de mes compétences, qui sont celles de la physico-chimie.
4. Mais reprenons tout cela en commençant par discuter la question la cuisine note à note, dont il faut quand même savoir qu'elle se développe aujourd'hui dans le monde entier, de sorte que ce serait déjà un combat d'arrière garde que de "ne pas y croire".
Pour cette cuisine, la question est de faire en cuisine l'homologue de la musique de synthèse. En musique, il y a le timbre du violon, de la trompette, de la flûte... Les capacités techniques des instruments et des instrumentistes sont limitées : par exemple, une alternance do-mi-do-mi, à la flûte, se ferait par un mouvement des clés actionnées par les doigts, et le meilleur des flûtistes ne pourras pas dépasser une certaine fréquence, alors qu'un synthétiseur pourrait faire n'importe quelle fréquence, et faire aussi n'importe quel timbre !
Du point de vue technique, la musique de synthèse est bien plus puissante que la musique classique... mais si la technique est essentielle (un musicien qui ferait des fausses notes ne serait pas grand chose), ce n'est qu'un pré-requis, et c'est l'art qui fait tout... l'intérêt de l'art.
5. En cuisine il y a donc d'abord la question du bon, et je répète que c'est le sujet que je traite dans l'un de mes livres que je considère comme un des meilleurs. Qu'est-ce que le bon, c'est-à-dire le beau à manger ? Pour mon livre, j'ai convoqué non pas seulement Barthes (qui est évoqué), mais l'ensemble des philosophes du beau, c'est-à-dire ceux qui sont intéressés à cette branche de la philosophie qui est nommée esthétique. Dans mon livre, j'ai pris les théories historiquement rangées, et j'ai cherché comment on pourrait transposer tout cela à la cuisine. Je n'ai pas omis, précisément, ce que j'avais appelé l'amour et qui, en dernière analyse, devrais plutôt être le lien social, pour des raisons que j'ai déjà discutées longuement ailleurs. Bref, la cuisine, c'est d'abord du lien social, ensuite de l'art, mais seulement enfin de la technique .
6. Pour en revenir à ma vidéo sur le site d'AgroParisTech, il n'y a effectivement que l'aspect technique qui est traité, ce qui a bien perçu mon interlocuteur. Et il n'y a que cela parce que je l'ai voulu ainsi, que j'ai voulu laisser aux artistes le soin de parler d'art, aux spécialistes du lien social le soin de parler de lien social.
On se rappelle cette phrase des Jésuites : "Il ne faut pas agir en tant que chrétien mais en chrétien", et, de fait, je n'agis pas en tant que chimiste mais en chimiste : ma vie, c'est la physico-chimie, disons les sciences de la nature pour simplifier, et ma compétence, j'espère, est cela : de la physico-chimie. Pas de la cuisine, même si je connais celle-ci bien mieux que nombre de cuisiniers professionnels (savez-vous, comme moi, faire 24 litres de blanc en neige à partir d'un seul blanc d'oeuf ? savez-vous les trois règles du soufflé, "selon Hervé This" (dixit Pierre Gagnaire) ? savez-vous la différence entre une mousse et une mousseline de poisson ? savez-vous ce qu'est vraiment qu'un croquet ? une galimafrée ? Et ainsi de suite : il y a la connaissance des objets, de l'histoire de l'art culinaire, de la technique, et bien des analyses.
7. Mais qu'importe mes travaux. Surtout, il faut revenir à la cuisine note à note : quand je la présente à mes "amis" (je nomme ainsi ceux qui me font la gentillesse de croire que je peux apporter quelque chose), je les invite à poursuivre mon travail. Il faudrait donc que cette vidéo soit assortie d'une vidéo d'un ami qui ferait les compléments artistiques et sociaux...
Et c'est pour cela que je suis très heureux de vous signaler l'organisation prochaine le Master Class "Science, Technique et Art culinaire", où de jeunes cuisiniers talentueux partiront de techniques que j'ai inventées, et réaliseront des mets qui seront discutés des trois points de vue donnés dans le titre de ces Master Class. Cela se tiendra une fois par trimestre à l'Ecole du Cordon Bleu, à Paris, et ce sera filmé et podcasté. Là, j'espère que nous aurons alors répondu à mon interlocuteur.
Car oui, mille fois oui, il manque l'humain, à ma démonstration technique.
8. Une observation de détail, maintenant, à propos de la phrase "La gastronomie moléculaire restait compatible avec l'imaginaire. Le note à note, non !"
Là, mon interlocuteur confond la gastronomie moléculaire, qui est une science de la nature, une branche de la physico-chimie, et la "cuisine moléculaire", qui est cette technique déjà ancienne, de cuisine rénovée techniquement, par l'emploi de matériels modernes, souvent venus des laboratoires.
Oui, comme cela a été montré, la cuisine moléculaire était compatible avec l'imaginaire... mais la cuisine note à note aussi ! J'invite mon interlocuteur à considérer tous les mets notes à note réalisés lors des concours internationaux, ou par des chefs individuels : son assertion est réfutée.
J'observe d'ailleurs qu'il faut se méfier du "Ce n'est pas de l'art", comme l'avait très bien expliqué Anne Gauquelin dans son petit livre entièrement consacré à cette question. Cela m'a été opposé quand je proposais la cuisine moléculaire, et cela revient pour la cuisine note à note. Pour ceux qui sont intéressés, je répète que j'ai discuté cela dans mon livre