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dimanche 21 mai 2017

Ce matin, une étudiante qui prépare un exposé sur la cuisine note à note a des questions :

J'aimerais savoir si vous vous êtes lancé dans la recherche pour la cuisine par vocation ou par opportunité ou bien les deux ? Qui évalue vos recherches ? Comment les financez-vous (si cela n'est pas indiscret) ?

Allons y dans l'ordre :

1. J'aimerais savoir si vous vous êtes lancé dans la recherche pour la cuisine par vocation ou par opportunité ou bien les deux ?

 Pour cette question, j'ai répondu mille fois, et l'on trouvera des réponses sur https://sites.google.com/site/travauxdehervethis/Home/vive-la-connaissance-produite-et-partagee/pour-en-savoir-plus/questions-et-reponses/questions-personnelles
 Cela dit, si j'ai répondu comment j'ai versé dans la "gastronomie moléculaire" (utilisons les bons termes), je n'ai pas répondu exactement à la question posée de la "vocation" ou de l'"opportunité".
C'est là quelque chose qui mérite un peu de réflexion, et un usage correct de mots.

La vocation, c'est un appel de Dieu, puis, par extension, l'inclination, le penchant impérieux qu'un individu ressent pour une profession, une activité ou un genre de vie.
Dans mon cas, il est exact que, dès l'âge de six ans, quand j'ai reçu ma boite de chimie, j'ai immédiatement été fasciné par les sciences de la nature, la chimie mais aussi la physique, et les mathématiques ; je ne voyais pas de frontières entre les trois, même si la "chimie" m'était plus chère, parce que je trouvais (et je trouve encore) fascinant que les phénomènes macroscopiques s'expliquent en termes microscopiques, invisibles. Plus tard, j'ai été fasciné que le monde "soit écrit en langage mathématique", comme l'a dit Galilée (avec toutes les précautions nécessaires pour écrire une telle phrase, mais c'est une autre histoire).
Bref, j'étais  passionné par les sciences de la nature... mais pas par la cuisine. Bien sûr, j'étais d'une gourmandise forcenée, au point que nous nous sommes enfermés pendant deux semaines pour ne faire que manger, à l'âge de 14 ans, avec des amis, et bien sûr, j'ai toujours cuisiner, mais :
- la partie technique de la cuisine n'est que technique, donc sans intérêt pour moi
- la partie artistique est artistique, donc en dehors de mes intérêts
- la partie sociale nécessite d'être mieux inséré dans le groupe que je ne le suis.

Bref, ce sont les sciences de la nature qui m'intéressent, et c'est par sérendipité que les sciences que je pratique ont un rapport avec la cuisine. D'ailleurs, à un niveau un peu fondamental, il n'y a pas de barrières. Par exemple, un aliment qui libère un composés sapide, c'est exactement le même type de phénomènes qu'un médicament qui libère un principe actif ou qu'un parfum dont s'évapore un composé odorant.
Et pour les équations, Fick ou Fourier, même forme, par exemple, pour prendre un exemple simple.

Opportunité ? Je trouve "caractère de ce qui est opportun" (opportun : qui vient à propos, qui convient à la situation du moment) ou encore "savoir d'instinct ce qu'il convient de faire dans telle situation".
Dans mon cas, l'épisode du soufflé au roquefort qui a été ma "nuit de Pascal", toutes proportions gardées évidemment, a été d'instinct. J'ai fait ce que je devais faire sans y réfléchir, mais aussi parce que mon apprentissage avait été tel que j'étais bien dans cette ligne scientifique. Il y a cette phrase "Il faut agir en Chrétien, et non en tant que Chrétien" ; dans mon cas, j'ai agi en scientifique, et non en tant que scientifique. Face à une incompréhension, j'ai été rationnel, et c'est ainsi que j'ai été tout naturellement conduit à explorer ce soufflé.
Le pas supplémentaire, qui consistait à me lancer dans la recherche des précisions culinaires, avait été préparé par les activités de laboratoires que j'avais depuis l'âge de six ans : ayant toujours expérimenté, il était naturel d'expérimenter.
Et je n'ai pas fait de "comm" : je faisais mes recherches tout seul, sans en parler à personne, mais cela s'est su, et c'est ainsi que j'ai été invité à faire des séminaires, puis que nous avons créé la gastronomie moléculaire avec mon vieil ami Nicholas Kurti, qui faisait de même à Oxford.
Il n'y avait dans tout cela pas de "calcul", de l'opportunité mais pas d'opportunisme, pas d'envie de "carrière", rien que l'intérêt passionné (ma marque de fabrique) pour mon activité, laquelle était quasi obligatoire.

Pardon de cette longue réponse très personnelle : le moi est haïssable !




2. Qui évalue vos recherches ? 
 Comme tout chercheur, mes recherches sont évaluées... d'abord par moi-même !
En effet, chaque soir, dans mon groupe de recherche, nous envoyons à tous les autres un email qui comporte un tableau :

Nature de la tâche /Tâches/Etat/Commentaire
Travail/                   /                   /
Communication/    /                   /
Administration/     /                   /
Ce qui a coincé et qu'on peut améliorer/            /              /
Nouvelles connaissances/        /                     /
Nouvelles compétences/         /                        /                /
Objectifs/             /                  /
Cadeaux/             /                  /
                        

Les petits esprits considèrent cela comme du flicage, mais ils ignorent que nous le faisons d'abord pour nous-mêmes, que des "cadeaux à soi même et aux autres" sont d'abord à soi-même : c'est l'occasion de prendre du recul, d'évaluer le travail de la journée, afin d'avoir de la traçabilité, d'augmenter la qualité, d'avoir une évaluation en vue de perfectionnements ultérieurs.              

Ce n'est pas tout : le vendredi, je fais un bilan de la semaine, puis tous les trois mois un bilan du trimestre, et, enfin, pendant l'été, je prends quelques jours pour savoir comment orienter l'année suivante.

Cela, c'est pour moi-même : le plus important, car je n'oublie jamais que je suis payé par le contribuable français, et que je lui dois une activité soutenue et intelligente, mais je n'oublie jamais non plus mon ambition, qui est celle de faire de belles découvertes.


Pour autant, l'institution organise aussi des évaluations. Par exemple, l'Inra évalue ses personnels régulièrement, et l'HCERES est l'instance nationale d'évaluation des chercheurs.
D'ailleurs, il faut dire que les chercheurs sont bien plus évalués qu'on ne le dit par ignorance, même jusqu'au niveau de la présidence (mais l'homme qui a dit cela a ipso facto perdu toute dignité)  : en 2011, par exemple, j'ai eu 7 évaluations dans l'année, à croire que l'on voulait m'empêcher de travailler, car il faut dire qu'une évaluation bien conduite prend beaucoup de temps. Je ne peux m'empêcher, à ces mot, d'inviter tous mes amis à lire cette merveilleuse petite nouvelle de Leo Szilard (The voice of Dolphins), à propos du danger de laisser les scientifiques travailler.

Mais la question est passionnante, parce qu'elle pose la question de l'évaluation : je maintiens qu'un évaluateur doit être quelqu'un qui interroge, et s'assure que son interlocuteur n'a pas laissé son activité au hasard. Cela doit être bienveillant, et conduire à des perfectionnements, souhaités des deux côtés.
Evidemment, je pense ainsi à des personnes évaluées actives, soucieuses de bien faire, en accord avec la lettre de mission qu'ils ont reçues. Parce que je suis ignorant de toutes les turpitudes auxquelles la paresse, la perversité, le goût de la domination (le "pouvoir"), etc. peuvent conduire. Détestons le noir poison de la malhonnêteté, et allons vite dans la chaude lumière de la droiture et de la bonté ! 

Pardon de cette longue réponse moralisatrice !



3. Comment les financez-vous (si cela n'est pas indiscret) ? 
Soyons clair. Puisque le travail de ma correspondante porte sur la cuisine note à note, il faut dire que  la promotion ou le développement de cette cuisine que j'ai inventée ne sont pas dans ma mission scientifique.
Pour ce qui me concerne, j'ai une vie scientifique et une vie "politique", engagée. La vie scientifique, c'est ma passion, comme dit précédemment : la recherche en gastronomie moléculaire. Je ne devrais faire que cela, et j'y arrive d'ailleurs assez bien.
Mais, à côté, je n'oublie pas que je suis un citoyen, et je crois qu'il est de mon devoir "politique" de promouvoir la cuisine note à note. Pour mille raisons qu'il serait trop long d'exposer ici, d'autant que j'ai toujours dit que je ne réponds pas à la question "A votre avis, puisque je ne gagne pas d'argent avec la cuisine note à note, et que je ne gagne pas non plus d'une notoriété qui ne me servira à rien dans la tombe, pourquoi pensez vous que je prends de mon temps pour promouvoir la cuisine note à note ?".

Bref, j'ai besoin de financement pour ma recherche scientifique, puisque c'est mon activité, et je n'ai besoin de rien pour la cuisine note à note, puisque ce n'est pas  mon activité.

Pour la recherche scientifique, oui, il me faut des financements, et je tiens à dire que, agent de l'état, je n'ai rien à cacher, et il n'y a pas d'indiscrétion à poser la question : tout contribuable a le droit de savoir comment son argent est utilisé.
Voici :
- je reçois mon salaire de l'Inra
- l'Inra et AgroParisTech contribuent au fonctionnement du laboratoire (électricité, eau, chauffage, fluides...)
- des industriels payent parfois des étudiants ou des doctorants qui viennent apprendre auprès de moi, et ils contribuent en finançant des consommables
- parfois mes conférences dans l'industrie sont rétribuées par des dons de matériels
- parfois, des programmes nationaux ou internationaux apportent des compléments.

Mais il me faut ajouter que je refuse absolument de payer des étudiants en stage, car à ce rythme, viendra un jour où il faudra payer pour faire des cours ! Et la loi idiote qui a été édicté me conduit à refuser les étudiants pour des stages de plus de deux mois, ce que les étudiants regrettent (je ne dis pas que les étudiants ne doivent pas recevoir de bourse, mais je dis que ce n'est pas à moi, qui me charge de les aider à apprendre, à devoir, en plus, chercher leur financement. D'autre part, les thèses pour lesquelles je suis directeur de thèse sont toujours des thèses CIFRE, payées par l'industrie, donc, parce que je maintiens que des étudiants qui ne connaissent pas l'industrie sont handicapés quand ils cherchent ensuite du travail.
Mais j'ai fait de nombreux billets à ces divers propos : quand je vous disais que j'allais finir "père la morale".


Allons, il faut conclure, et toujours conclure sur une note positive. Prenons du recul sur ces questions. De quoi s'agissait-il ? D'une élève d'une école d'ingénieur qui s'intéresse à la cuisine note à note. C'est donc parfait, puisque cette cuisine va se développer, suscitant la création d'entreprises, de technique, de technologie, d'art...
C'est donc bien une application de la science nommée gastronomie moléculaire. Pas une application directe, mais une application "intellectuelle".

Bref, les sciences de la nature sont merveilleuses !





mercredi 5 avril 2017

"Mensonges scientifiques" ? Impossible

Un collègue qui veut lutter contre les idéologies pourries qui détournent les faits (à propos de vaccination, de prétendus perturbateurs endocriniens, de pesticides, etc.) évoque, dans un message, des "mensonges scientifiques".

Des "mensonges scientifiques" ? Il ne suffit pas d'aligner des mots pour dire des choses justes. Je veux dire ici que les "mensonges scientifiques" n'existent pas, n'existeront jamais, ne peuvent pas exister. 


Partons de l'idée de Galilée qui préside à la création de la science de la nature moderne :

"Un bon moyen pour atteindre la vérité, c'est de préférer l'expérience à n'importe quel raisonnement, puisque nous sommes sûrs que lorsqu'un raisonnement est en désaccord avec l'expérience il contient une erreur, au moins sous une forme dissimulée. Il n'est pas possible, en effet, qu'une expérience sensible soit contraire à la vérité. Et c'est vraiment là un précepte qu'Aristote plaçait très haut et dont la force et la valeur dépassent de beaucoup celles qu'il faut accorder à l'autorité de n'importe quel homme au monde"
Galilée (1564-1642)

Tout est dit : la science de la nature se fonde sur des faits, des faits expérimentaux. Et la science moderne de la nature ne fait que reconnaître ces faits. Mieux même, elle caractérise quantitativement les phénomènes, et c'est la raison pour laquelle les adjectifs et adverbes sont interdits dans notre Groupe de gastronomie moléculaire : ils doivent obligatoirement être remplacés par la réponse à la question "combien?". Une montagne n'est ni petite ni grande ; elle mesure tant de mètres de hauteur. Le ciel n'est ni bleu ni gris : sa couleur est décrite par exemple par des paramètres L*, a* et b*.

Tout cela étant dit, un "mensonge scientifique" serait quoi ? Un mensonge de la science ? Impossible, puisque les sciences ne disent que les faits.


En réalité, je me fais un peu plus bête que je ne suis, car je sais bien que mon collègue voulait évoquer des contre-vérités propagées par des idéologues malhonnêtes, et qui s'opposent aux faits. Ce ne sont pas des "mensonges scientifiques", mais des mensonges idéologiques  : ne pas confondre !

jeudi 4 août 2016

Quel est le mécanisme ?

 Quel est le mécanisme ? Ou bien,  quels mécanismes? C'est la question principale, celle qui est écrite sur le mur de mon laboratoire dans les caractères les plus gros.
C'est la question principale,  parce que c'est la question principale  des sciences de la nature : nous cherchons les mécanismes des phénomènes. Tout ce que nous faisons vise à identifier les mécanismes des phénomènes, et, alors que cette quête est très difficile, nous ne devons pas faiblir, c’est-à-dire nous arrêter aux  caractérisations quantitatives, ou à la réunion des données en lois. Non, il faut aller plus loin et passer des équations aux explications : quel est le mécanisme ?
Bien sûr, les propositions théoriques sont nécessairement suivies de recherche de conséquences des théories et de tests expérimentaux de ces conséquences, mais alors l'objectif restera encore de chercher un mécanisme mieux approprié que le précédent. Décidément, la question de sciences de la nature est : quel est le mécanisme ?
J'ai évoqué des faiblesses, des lassitudes … Et il est vrai que parfois,  il est bien difficile de produire des données expérimentales, puis de les réunir en lois. Après avoir lutté avec les matériels d'analyse, les échantillons, on est souvent heureux d'avoir enfin nos "lois", c'est-à-dire des équations qui relient les paramètres expérimentaux, et c'est pour cette raison que tant d'entre nous s'arrêtent à cela, mais la science ne vise pas seulement des caractérisations quantitatives, et c'est donc bien une difficulté que de passer de ces dernières à des théories,   des modèles, des explications du monde, en conséquence. Oui, quel est le mécanisme ?

Reprenons, en nous répétons un peu (pas trop quand même), comme si nous n'avions encore pensé à rien : quels sont les mécanismes ?
Cette question est la question centrale de la science, puisque la définition de cette dernière est de chercher les mécanismes ces phénomènes, par une méthode particulière qui consiste en l'observation, l'identification précise d'un phénomène, sa caractérisation quantitative (on "mesure" le phénomène), puis la réunion des  résultats de ces caractérisations (« mesures ») en lois synthétiques (c'est-à-dire en équations), puis, par induction, la recherche de mécanismes quantitativement compatibles avec ces lois, puis la recherche de  conséquences théoriques de ces « théories », puis le tests expérimental de ces conséquences théoriques.
Au coeur de l'activité scientifique,  il y a donc les mécanismes, ces « explications » des phénomènes (on pourrait remplacer « explication » par « compte rendu »), par l'introduction de nouveaux concepts, notions, objets, qui découlent des lois.
Ces notions, concepts, objets sont « imaginés », mais pas  imaginés comme on imagine des fées ou des lutins. Non, en quelque sorte imaginés "obligatoirement", à savoir que les notions, concepts ou objets que nous introduisons (en nombre aussi petit que possible : il faut se souvenir du principe d'Occam, selon lequel les explications doivent être économes) doivent obéir aux lois identifiées.
 Par exemple, quand on explore le passage du courant électrique dans un matériau conducteur, on est conduit à imaginer l'existence d'entités nommées électrons, que l'on apprend à caractériser par une masse, une charge électrique, un spin…  Auparavant, on avait deux sortes d'électricités, positive et négative, mais on a réduit tout cela à la présence des électrons.
Plus profondément, l'activité scientifique est tout entière dans la recherche des mécanismes, parce que la recherche scientifique a pour but de comprendre comment le monde fonctionne, « comment ça marche ». Oui, alors que nous sommes engagés dans des travaux variés, de caractérisation quantitative des phénomènes, dans l'identification précise de ces derniers, dans la recherche de conséquences théoriques, que sais-je, il ne faut jamais oublier cette question centrale, « quels sont les mécanismes ? », sans quoi nous risquons de faire des identifications de phénomènes, des caractérisations « techniques » des phénomènes, etc. mais nous risquons d'oublier de faire une activité véritablement scientifique.
Notamment  on prendra garde de ne pas s'arrêter aux lois, même si l'on est heureux de les avoir trouvées, tant il est vrai, d'expérience, que nombre de nos amis passent bien plus de  temps aux caractérisations quantitatives qu'à la recherche difficile des mécanismes.

samedi 14 novembre 2015

Des théories scientifique incertaines ? Non !

Des théories physiques incertaines ?

Non, les théories scientifiques sont "certaines" ; en revanche, elles ne décriront probablement jamais les phénomènes parfaitement.
La question n'est pas l'incertitude, mais l'inadéquation avec le réel.
Inadéquation : voilà le mot qu'il faut conserver.

Les explications sur http://www.agroparistech.fr/Les-theories-scientifiques.html

dimanche 18 octobre 2015

Luttons contre le Ragnarok

Le Ragnarok ? C’est ce moment terrible dont les géants nous menacent… mais il faut d’abord expliquer mieux toute cette affaire, avant d’expliquer le rapport avec le travail scientifique.
Commençons avec les mythologies. Au fond, je ne suis pas certain d’aimer beaucoup les mythologies grecques, où les dieux vivent dans un palais doré sur l’Olympe, se chamaillant parce qu’ils sont oisifs. Je préfère de loin les mythologies alémaniques, dont il faut dire qu’elle sont nées en Alsace. Pour ces dernières, le récit mythologique est bien différent, à savoir que les dieux tels Wotan ou Freyja, etc. sont sans cesse menacées par les géants. C’est la raison pour laquelle ils vont chercher sur les champs de bataille des héros qu’ils ramènent au Valhalla, cette forteresse d’où les dieux et leurs soldats ne cessent de lutter contre les assauts des géants.
Ce que l’on doit redouter à tout instant, c’est que les géants ne submergent le monde des dieux et que ce soit la fin des temps : le Ragnarok. Pour cette mythologie, il n’y a donc pas d’état stationnaire merveilleux, béat, veule, idiot, mais plutôt un état de vigilance constante, de soins, d’attention, d’éveil...
A cette description, on comprend évidemment ma préférence pour cette seconde mythologie. Et si l’on sait d’autre part que j’ai inscrit dans mon laboratoire que nous devons nous méfier du diable, qui est caché derrière tous les détails, d’expérimentation et de calcul, on comprend aussi pourquoi j’évoque le Ragnarok. Il faut lutter sans cesse contre le Ragnarok. Ce n’est pas grave, mais c’est une nécessité. Il n’y a pas à se défendre, mais à repousser sans cesse les assauts des géants, à repousser ces derniers plus loin.

Luttons contre la pensée magique

Considérons maintenant la question de la pensée magique, cet état qui est dans tous les enfants, et que l’éducation doit contribuer à faire disparaître. La pensée magique commence avec l’enfant qui pleure et dont les cris font venir la mère. De là penser à ce que la pensée de la mère fait venir la mère, il n’y a qu’un pas, lequel est à la base de tous ces fantasmes de l’esprit sur la matière.
On aura beau penser que l’on peut tordre une cuiller par la pensée, on n’y parviendra pas. On aura beau penser à des préparations médicales qui guérissent tout, la panacée n’existera pas. Et ainsi de suite : je vous passe l’éventail complet de ces manifestations de la pensée magique ; il est infini, car fantasmatique.
L’enfant, donc, arrive dans nos communautés avec cette pensée magique qu’il faut déraciner, et c’est, je crois, un objet essentiel de l’éducation que de lutter contre elle. D’où l’importance de l’enseignement des sciences de la nature, qui montre les limites de la pensée, qui borde le réel.

Le rapport avec le Ragnarok ? C’est que la lutte n’est jamais terminée. Ce n’est pas parce que nous aurons oeuvré pendant quelques années contre la pensée magique que nous l’aurons éradiquée pour toujours : chaque nouvelle tranche d’âge revient avec la pensée magique, et c’est donc année après année que nous devons lutter.
Récemment, un ami d’un ministère déplorait que sa carrière n’avait pas eu le beaucoup d’effet sur la collectivité malgré des efforts importants, soutenus. Je l’ai rasséréné : en réalité, le monde aurait été bien plus mal qu’il n’est, s’il n’avait pas été aussi actif, et là encore, il y avait cette question du Ragnarok. Sans la diligence des fonctionnaires, la structure de nos collectivités irait à vau l’eau, et les efforts n’ont pas été vains : la preuve en est que le système fonctionne encore.

Et pour les sciences ?

Le mot « validation », que j’ai déjà évoqué, fait partie de la réponse. Pour produire des résultats de bonne qualité, il faut se préoccuper sans cesse de cette dernière ; il faut valider, il faut traquer les biais sans relâche, il ne faut jamais se satisfaire d’un résultat de mesures, il faut craindre l’erreur à chaque geste, à chaque calcul. L’erreur est tapie derrière chaque geste expérimental, chaque calcul. Même tourner un commutateur impose d’y penser puissamment, de crainte d’une erreur. Même l’emploi d’un simple thermomètre impose d’y avoir pensé, d’avoir imaginé que le thermomètre puisse être faux, ce qui nous aura conduit à des étalonnages… Et si le simple emploi d’un thermomètre impose ainsi un soin considérable, on imagine combien l’emploi de systèmes plus complexes doit s’accompagner de vérifications bien plus élaborées, bien plus poussées.
Pour le calcul, les jeunes étudiants qui font des mathématiques savent bien qu’une écriture brouillonne est source d’erreur : un g confondu avec un 9, et c’est la faute de calcul. C’est sans doute la raison pour laquelle le cahier de laboratoire du physicien Pierre Gilles de Gennes était si calligraphié : de la sorte, les possibilités d’erreur étaient réduites. Toutefois, avec cet exemple, on n’est qu’au tout début de la question, comme quand je considérais le thermomètre. Pour les calculs complexes, c’est comme pour les appareils d’analyse élaborés, à savoir que la complexité apporte avec elle bien plus de possibilités de se tromper, d’où les nécessaires validations, d’où le soin constant que nous devons apporter à nous assurer de nos travaux. On comprend alors qu’il n’est pas possible de publier vite des résultats scientifiques, car ceux-là ne s’obtiennent pas d’un claquement de doigt, et, au contraire, je crois que nous devons absolument considérer comme une faute la publication rapide de résultats.
Je propose, en conséquence, que les institutions scientifiques abandonnent cette insistance qu’ils ont que les chercheurs publient beaucoup. Bien sûr, il ne faut pas laisser des idées dans des tiroirs, mais je ne crois pas bon de publier des idées insuffisamment validées, et, sans être complètement paradoxal, je propose que les institutions scientifique en viennent même à pénaliser les publications trop nombreuses de certains, car il n’est pas possible qu’elles soient de bonne qualité… sauf exception bien évidemment, car il y a des individus plus actifs que d’autres.
On aura maintenant compris j’espère mon idée du Ragnarok. Pour toute activité humaine, et pour toute activité scientifique en particulier, nous ne devons pas craindre le Ragnanok, mais lutter pour qu’il ne survienne jamais. Et c’est ainsi que les sciences de la nature seront encore plus belles.
Finalement, les mythologies alémaniques, disons alsaciennes, sont une invitation à faire mieux, à devenir pleinement humains.

samedi 25 août 2012

Il y a avenir de la profession, d'une part, et la question du lien social, de l'autre

 Ce matin, un message amical qui, reconnaissant que j'ai par ailleurs écrit que la cuisine, c'est du lien social, de l'art, de la technique, me pose une question :

"Pouvez vous communiquer sur votre vision de l’avenir de l’artisanat dans nos métiers de bouche ?  Je n’ai pas toujours l’impression que notre société et vos travaux fassent  l’apanage du « lien social » ?!... (Rationalisation quand tu nous tiens, les normes étouffantes du matérialisme moderne…)
 Merci pour votre avis
Bien fraternellement à vous"

Il faut donc que je réponde... mais il y a là beaucoup de questions. 

Allons y doucement, en commençant par une histoire (vraie)  : lorsque nous avons rénové le référentiel du CAP cuisine (contre l'avis de tas de réactionnaires, mais c'est une autre histoire), nous avons dû discuter de façon très âpre, parce qu'une commission, ce n'est pas un groupe d'individus tous d'accord a priori. Il y a eu beaucoup de travail, de nombreuses séances, sous la houlette amicale de l'Inspection générale. D'ailleurs, je dois dire que j'ai été émerveillé de l'intérêt précis que tous les membres de la commission prenaient à cette rénovation, qui a permis de faire disparaître (notamment) des erreurs terribles telles que la "cuisson par concentration" et la "cuisson par expansion" (des erreurs qui s'étaient introduites dès 1901). 

Bref, tout allait bien, nous discutions âprement, mais civilement, et nous sommes arrivés à un consensus. Lors de la dernière séance, nous étions tous soulagés d'y être parvenu... quand je me suis "mal comporté" : j'ai annoncé que, puisque la cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique, il fallait maintenant tout remettre à plat pour rénover l'enseignement, et enseigner, dans l'ordre : 
1. l'amour (lien social)
2. l'art
3. la technique

Oui, on ne lève pas des filets de poisson si on n'a pas une idée de l'oeuvre envisagée, et, surtout, si on ne les lève pas pour quelqu'un en particulier. L'art ? Les oeufs et autres lapins en chocolat minables que l'on voit chez les pâtissiers au moment de Pâques montrent bien que la question artistique n'est pas résolue, et que son enseignement laisse à désirer. Le lien social ? On cuisine, mais pour qui ? Comment, autrement qu'en faisant le geste de griller une viande, se préoccupe-t-on des convives, de leur bonheur ? 
A ce jour, je n'ai pas vu de manuel qui enseigne ces questions... qui sont d'ailleurs bien difficiles. 

Ce qui me conduit à la première réponse que je dois donner à notre ami. Le futur de l'artisanat de bouche ? 
D'abord, il y a là le mot "artisanat", que je distingue du mot "art" : je fais une différence entre le peintre en bâtiment et Rembrandt, non pas que j'en mette un plus haut que l'autre, mais simplement que l'on ne peut comparer que des choses comparables. Ce qui m'a conduit plusieurs fois à proposer que la profession fasse la distinction, et aussi les guides culinaires, d'ailleurs. J'ai proposé plusieurs fois au Michelin qu'ils fassent des catégories séparées pour les artisans et les artistes. Et, comme "client" potentiel, j'aimerais bien que, quand je vais au restaurant, on me dise à l'avance si je vais trouver de l'artisanat ou de l'art. Tout n'est pas clair, et des éclaircissements pourraient être utilement donnés. 
C'était notamment le sens de mon livre "La cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique" (Editions Odile Jacob, Paris). 

Oui, mais notre ami me parle d'artisanat. C'est là un mot compliqué, parce qu'il y a la définition légale (un individu qui travaille seul, par opposition à l'industrie) et la définition donnée ci dessus. 
Dans les deux cas, l'avenir de la profession dépend de l'enseignement. D'où la réponse implicitement donnée plus haut : j'invite tous mes amis à réclamer avec moi à l'Inspection que l'on introduise des cours explicites de lien social et d'art (autre chose que faire des roses en pâte d'amande !). 


J'arrive maintenant à la deuxième phrase de la question : notre ami n'a pas l'impression que notre société et mes travaux fassent l'apanage du lien social. 
Ici, deux aspects : la société, et mes travaux. Pour la société, j'y reviens, elle bougera si chacun d'entre nous s'y met, si nous sommes beaucoup à savoir dire quand quelque chose nous plaît et quand quelque chose nous déplaît. J'ai fait une proposition, et j'espère être suivi. En revanche, je sais que la question du lien social est une question très difficile : comment apprendre à aimer ? Comment mieux vivre en société ? Ce sont des questions essentielles, et nous aurons à combattre les marchands de peur, les autoritaires, les paresseux, les malhonnêtes... Toutes catégories qui, avec des individus parfois intelligents, donc dangereux, s'efforcent de gripper les rouages sociaux en vue de leurs intérêts opposés au bien collectif. Ne soyons pas naïf : il faudra oeuvre activement et habilement. 

Pour mes propres travaux, il est vrai que, ayant promu l'idée que la cuisine soit d'abord de l'amour, je n'ai pas beaucoup étudié la question... parce que je ne suis pas certain qu'elle relève de ma compétence. Je fais une différence entre le scientifique formé à la chimie physique, qui s'efforce de produire dans ce champ scientifique particulier, et l'intellectuel qui ne peut s'empêcher de penser les objets qu'il considère. 
D'ailleurs, cette double action brouillé malheureusement les pistes, produit de la confusion chez mes interlocuteurs. Alors que mon activité scientifique n'est que scientifique, et non technologique, je ne peux m'empêcher de souhaiter que la cuisine évolue, d'où la promotion de la cuisine moléculaire, dans le temps, et, aujourd'hui, de la cuisine note à note. 
Merci à notre ami de me donner la possibilité d'éclaircir les choses : personnellement, je ne ferai pas de cuisine note à note... parce que je ne suis pas cuisinier ! (même si je cuisine, si j'ai de bons maitres en cuisine, et si je ferai de la cuisine note à note à titre privé). Ce que je continuerai à faire, dans notre merveilleux laboratoire d'AgroParisTech (merci à l'institution qui me permet de travailler), c'est de la chimie physique, aussi soigneusement et intelligemment que je pourrai, en compagnie d'étudiants soucieux d'apprendre (ils sont là du matin au soir, en plein mois d'août, à titre volontaire), de collègues amicaux... 

Oui, je n'étudie pas quotidiennement le lien social, mais c'est un de mes regrets ! Et j'invite de jeunes talents à ne pas hésiter à se lancer dans l'aventure. La cuisine vaut bien cela !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!