Nous avons appris avec consternation le
décès du Docteur Sophie BECKER, psychiatre, inscrite au Conseil
Départemental de l'Ordre des Médecins de la Ville de Paris depuis
2008.
Ce
médecin, âgé de 45 ans, est décédé brutalement au cours d'une
interview téléphonique.
Comme vous le constaterez à la lecture de son
article (ci-dessous) qu'elle a publié sur son blog, elle
s'était engagée "à fond" dans l'exercice de notre profession.
Particulièrement touchés par cette disparition, nous
tenions à lui rendre hommage.
" Point de vue n°5 - Un
médecin meurtri,
par le Docteur Sophie BECKER le
8 mars 2014
J'ignore pourquoi nous, médecins,
sommes aussi malmenés en ce moment ; malmenés par les gouvernements
successifs qui semblent ne rien vouloir savoir de ce que nous
vivons, malmenés par certains médias qui reprennent le discours des
politiques et des directeurs de mutuelles sans analyse
journalistique digne de ce nom, malmenés par certains français qui
nous décrivent comme des nantis, roulant en Porsche, demandant des
dépassements d'honoraires indignes, à l'origine du déficit de
l'Assurance Maladie et sans doute de leur propre mal être. Je dis
bien certains médias et certains français car je ressens du soutien,
de plus en plus et c'est tant mieux.
Moi, je n'ai pas de Porsche. Je
n'ai même pas de voiture du tout. Je ne suis pas non plus
propriétaire de mon appartement. Je boucle mes fins de mois tout
juste mais je ne me plains pas. Il y a pire.
Et pourtant, je travaille 50 heures
par semaine : 45 heures avec les patients et 5 heures à remplir de
la paperasse administrative imposée (activité non rémunérée),
rédiger du courrier, lire des articles médicaux, assister à des
conférences pour maintenir et parfaire mes
connaissances.
Heureusement, je ne fais pas
partie des 50 % de médecins « burn-outés ». Pas encore. Ni de ceux
qui choisissent de mettre fin à leur jour, une cinquantaine par an.
La fréquence des suicides chez les médecins est 2,5 fois plus élevée
que dans la population française. Il ne s'agit pas de comparer la
souffrance des uns et des autres mais d'écouter toutes les
souffrances. Je suis par exemple très touchée par la souffrance des
enseignants. Mais pas seulement la leur, celle d'autres professions
également. Celle de tout le monde en fait.
J'en vois déjà qui soupirent : «
Encore une qui se plaint ».
Avez-vous déjà rencontré beaucoup de médecins
qui se plaignaient ?
J'ai envie de raconter un peu mon
parcours parce que je pense que notre profession est mal connue. Il
faut dire qu'elle a beaucoup évolué ces trente dernières années et
qu'une certaine image du médecin est encore trop présente dans
l'imaginaire collectif.
Études de médecine (c'était
il y a 20-25 ans)
Nos études durent de 8 à 12 ans
si nous réussissons tous les examens du premier coup. La première
année étant du niveau Prépa, il n'est pas rare d'avoir à la refaire.
Il n'est pas non plus exceptionnel de faire sa sixième année
également en deux ans à cause de ce sacro-saint concours de
l'Internat et de l'importance du classement pour choisir sa
spécialité.
J'ai eu de la chance mais je
reconnais avoir beaucoup travaillé. Je me suis retrouvée en deuxième
année (PCEM 2) à 18 ans. C'est l'année où l'on apprend l'anatomie et
où l'on dissèque des cadavres humains. Pas facile à 18 ans ! L'odeur
du formol est indescriptiblement insupportable et la mort est
montrée dans sa réalité la plus crue. Quand on sort tout juste de
l'adolescence, cela peut être brutal.
Puis très vite, en plus des
cours et des travaux dirigés, on devient Externe des Hôpitaux. C'est
une sorte de mi-temps avec parfois des gardes et des astreintes où
l'on apprend notre métier bien sûr, mais où l'on rend aussi pas mal
de « services » : brancardage, travail de classement, prélèvements
sanguins etc.. Parfois, j'avais l'impression d'être un peu exploitée
d'autant plus que je travaillais certaines nuits et certains
week-ends pour payer mes études. J'ai exercé diverses professions :
femme de ménage, aide-soignante, infirmière (à l'époque, nous avions
l'équivalence), préleveuse dans les équipes mobiles du Centre de
Transfusion Sanguine, garde de nuit pour enfants polyhandicapés etc.
J'étais rémunérée pour cela à peu près au SMIC. Un Externe reçoit
quant à lui un « salaire » d'environ 100-150 euros par mois. Je
précise cela car j'entends souvent dire que nous avons une dette
envers la France en raison de la durée de nos études. C'est
faux.
Et puis c'est l'Internat à partir de
la 7ème année, avec des semaines de 70 à 100 heures, parfois 3
gardes hebdomadaires de 24 heures sans pouvoir récupérer, des stages
dans des hôpitaux éloignés obligeant à trouver un logement ou à
acheter une voiture, une coupure avec les amis et les activités
culturelles si nécessaires dans une vie. Je me souviens d'une garde
où j'ai été obligée de travailler 48 heures, sans dormir une seule
minute. Je me suis évanouie à la fin, dans une certaine indifférence
car le travail à l'hôpital déshumanise et c'est un peu chacun pour
soi. Pas toujours, bien sûr. Je me souviens de V., une interne en
anesthésie qui s'est suicidée sur son lieu de stage. C'était il y a
vingt ans maintenant. Je ne l'ai jamais oubliée.
J'ai vu des enfants mourir, des
corps désarticulés à la suite d'accidents de la circulation, des
patients souffrir atrocement. J'ai entendu des histoires de vie
difficiles. Tout cela sans aucun soutien
psychologique.
J'ai aussi sauvé des vies, guéri,
soulagé des douleurs, reçu des remerciements et des sourires de la
part de patients qui, par leur courage et leur
gentillesse, m'ont souvent éclairée sur le sens de la vie.
C'est pour eux que j'ai achevé mes études, que j'ai choisi ma
spécialité et que j'ai décidé de passer ma thèse pour pouvoir
exercer. Je leur en serai éternellement
reconnaissante.
Travail
hospitalier
Pendant une dizaine d'années, j'ai
exercé comme Assistante des Hôpitaux puis Praticien Hospitalier
après avoir réussi un concours assez pénible.
Beaucoup d'heures de présence,
des gardes et des astreintes à n'en plus finir, un travail en équipe
pas toujours facile en raison du caractère des uns et des autres.
Lorsqu'on a à gérer des situations compliquées, on peut se montrer
irascible.
Mais j'ai pu reprendre ce que
j'aimais : les sorties avec les amis, le piano, l'orgue, la
littérature.Et puis, j'ai noté la
place croissante de l'administration quant aux décisions médicales à
prendre et celle du corps médical qui s'amenuisait. Je n'oublierai
jamais ce directeur d'hôpital qui, un jour, nous a demandé de
privilégier les prises en charge collectives plutôt qu'individuelles
car c'était « plus lucratif ». Ceci en lien avec la T2A
(tarification à l'activité) paraît-il.
Cela m'a été insupportable de ne
pas pouvoir exercer mon Art comme l'exigent le serment d'Hippocrate
et le code de déontologie.
J'ai démissionné et j'ai exercé
brièvement dans un centre de santé géré par une
mutuelle.
Centre de
santé
Les centres de santé, ce sont
ces lieux où les tiers payants sont pratiqués. Concrètement, le
patient vient avec sa carte vitale et n'avance pas les frais. Ou
bien seulement la part mutuelle qui lui est ensuite
remboursée.
Ces centres de soins sont quasiment
tous déficitaires. Pourquoi ? Parce que les tarifs des consultations
du secteur 1 (sans dépassements d'honoraires) sont tellement bas
qu'ils ne permettent pas à un centre de
fonctionner.
L'acte C est coté 23 euros
(consultation auprès d'un médecin généraliste). La moyenne
européenne est de 40 euros.
Dans ces centres en général, 32%
bruts du tarif de la consultation sont reversés au médecin, soit 25%
nets grosso modo. Les 68 % restants servant à payer les charges
sociales et le fonctionnement du centre. 25% de 23 euros, c'est 5,75
euros. Donc, un médecin perçoit 5,75 euros pour un patient et zéro
euro quand le patient ne vient pas. Et cela arrive souvent. La
législation fait qu'un centre médical ne peut pas refuser un patient
qui n'honore pas ses RDV (en tout cas, c'était ainsi quand j'y
travaillais).
Donc forcément, un médecin ne
gagne pas bien sa vie, vous l'aurez saisi.
J'ai cru comprendre que certains
directeurs de ces centres étaient beaucoup mieux rémunérés, mais
chut..
Je décide donc de m'installer,
estimant qu'après 10 ans d'études, quelques vies sauvées et pas mal
de sacrifices, j'avais droit à un peu plus de
considération.
Installation en
libéral
Alors là, je suis tombée des
nues ! J'apprécie la liberté quant à la gestion de mon agenda
et la qualité du contact avec mes patients. Je savais que je devais
travailler beaucoup pour « rentrer dans mes frais » comme l'on dit,
mais à ce point-là !
Je suis conventionnée au secteur
2 car j'estime que la durée de mes études, mon savoir faire et
surtout l'énorme responsabilité qui m'incombe n'est pas compatible
avec les tarifs proposés par l'Assurance Maladie. Pour un premier
rendez-vous, je prévois 1 heure puis 30 minutes pour chaque
consultation. Le CNP (cotation pour une consultation de psychiatrie)
est à 43,70 euros (même pas arrondi à 44 euros !).
Les charges (sociales et de gestion
du cabinet) sont énormes et sont estimées entre 60 et 70 % du
chiffre d'affaires selon la spécialité du médecin (gestes techniques
plus ou moins onéreux, présence ou non d'une secrétaire etc..). Il
faut ensuite, comme tous les français bien sûr, payer ses impôts. Il
ne reste donc pas grand-chose.
Nous versons environ 10% à
l'Assurance Maladie. Savez-vous quel est le délai de carence si nous
tombons malades ? Il est de 90 jours. Oui, vous avez bien lu : 90
jours. Et au bout de ces 3 mois, des indemnités journalières nous
sont versées : 2 900 euros par mois environ. Alors que les charges
peuvent être de 5 000, 7 000 euros mensuels voire plus pour
certaines spécialités nécessitant notamment l'embauche de
personnels ou bien du matériel onéreux.
Bien sûr, il existe des assurances
privées extrêmement chères et qui, surtout, excluent très facilement
au moindre problème de santé. Tous ne peuvent pas y souscrire. C'est
ironique ?
Inutile de préciser que nous n'avons pas de
congés payés et que nous ne sommes pas rémunérés lorsqu'un patient
n'honore pas son rendez-vous (mon record : 15 dans la même
semaine).
Concernant le TPG (tiers payant
généralisé,, c'est-à-dire aucun frais avancé par le patient), mesure
phare annoncée par le gouvernement, j'y suis opposée. D'abord parce
que je ne suis pas salariée de l'Assurance Maladie et que je n'ai
aucun lien de dépendance avec cet organisme dont le fonctionnement
devrait, à mon avis, être examiné plus minutieusement. Le déficit de
l'Assurance Maladie vient-il forcément des médecins ? Pas sûr.
Enfin, parce que je suis à peu près certaine de ne pas être
rémunérée pour tous les actes. Exemple : lorsque nous recevons un
patient bénéficiaire de la CMU (ce qui est très utile pour certaines
personnes, je ne critique pas cet avantage) et si sa Carte Vitale
n'est pas à jour, nous ne sommes tout simplement pas payés pour
l'acte effectué. De même si un patient n'a pas déclaré de médecin
traitant, la pénalité, eh bien, c'est pour le médecin ?. Autre
exemple : une de mes patientes vient de changer de CPAM. Elle a fait
le nécessaire, a passé plusieurs coups de fil, envoyé des
courriers. Mais rien n'y fait, cela fait deux mois qu'elle n'est pas
remboursée. En cas de TPG, que se serait-il passé ? Pensez-vous
qu'un médecin aura le temps d'écrire moult courriers ou de passer
dix coups de fil ? Non, il ne sera pas rémunéré, c'est tout, sans
que grand monde ne s'émeuve. Tiens, bonne idée ! On ne paie plus les
médecins pour renflouer les caisses de l'Assurance Maladie
....
Notre ministre de la santé est
obsédée par le fait de limiter les dépassements d'honoraires.
Certains, et j'en fais partie, parlent plutôt de compléments
d'honoraires. Le tarif du C est tout de même inadmissible. Comparez
avec d'autres services que l'on vous facture (coiffeur, plombier,
avocat etc..). Je ne comprends pas cet acharnement. Il y a des
médecins qui demandent des tarifs inadmissibles et qui font beaucoup
de mal à notre profession. Les assurés peuvent très bien aller
consulter des médecins qui proposent des tarifs corrects. Par
ailleurs, ce qui n'est pas dit par Madame la Ministre, c'est que le
remboursement des consultations par l'Assurance Maladie est moindre
pour les consultations effectuées par des médecins du secteur 2
(c'est-à-dire avec complément d'honoraires). En psychiatrie, une
consultation (CNP) du secteur 1 est remboursée 43,70 euros. Au
secteur 2, c'est 37 euros. Donc, si tous les médecins étaient sans
complément d'honoraires, le déficit de l'Assurance Maladie serait
encore plus colossal.
C'est là qu'intervient le rôle
des mutuelles. Elles coûtent affreusement chères et remboursent de
plus en plus mal. Pourtant, leur chiffre d'affaires est de plusieurs
milliards d'euros par an...
Par ailleurs, la loi Leroux a
été votée juste avant Noël 2013 et elle concerne les réseaux
mutualistes. Désormais, les mutuelles peuvent créer avec les
opticiens et les orthodontistes des réseaux. Sur quels critères ? Un
patient m'a rapporté ceci : devant faire réaliser des soins
d'orthodontie pour sa fille, il a demandé un devis auprès d'un
orthodontiste qu'il connaît et en qui il a confiance : 900 euros
(les chiffres que je donne sont approximatifs). Sa mutuelle l'a
incité à consulter un autre orthodontiste pour un meilleur
remboursement (500 euros au lieu de 150 euros). Cet orthodontiste
établit un devis de 1 600 euros. Bien sûr, le patient va faire le
calcul et va choisir son orthodontiste habituel, ce qui lui coûtera
750 euros au lieu de 1 100 euros. Qui va faire des économies ?
La mutuelle bien sûr. Par ailleurs, ce droit fondamental du patient
de choisir son praticien est bafoué. Les mutuelles insistent pour
que la loi Leroux s'applique aussi aux médecins...
Et pourtant, ce sont les directeurs
des mutuelles qui semblent les interlocuteurs privilégiés de notre
ministre.
Il y a plein d'autres choses
parfaitement iniques qui se passent actuellement dans un silence
médiatique inquiétant.
Malgré cette maltraitance
administrative, le peu de reconnaissance sociale, des revenus assez
décevants, j'aime mon métier et je le continuerai tant que je
pourrai.
Soyons vigilants pour maintenir la qualité de
la médecine française, que certains nous envient."