Tout a commencé avec une correspondance : un étudiant très intéressé par les matières intellectuelles en général me signalait l'engouement d'un de ses amis pour Coluche, et il me demandait ce que j'en pensais. Cet étudiant n'est pas français et l'on se souvient qu' "à beau mentir qui vient de loin" : pour lui, Coluche en est un personnage exotique, dont on peut vanter facilement les mérites. Je ne dis pas ici que Coluche n'était rien, mais je devais à mon jeune ami de me demander si nous avons raison d'y passer du temps.
Car c'est bien là une question de temps, de choix, d'éthique même. Puisque nous avons à choisir le temps que nous consacrons aux aspérités du monde, puisque nous avons à choisir comment nous "meublons" notre esprit, puisque nous devons choisir ce que nous aimons, s'impose de savoir si Coluche vaut Molière, et si nous devons écouter des sketchs de Coluche, ou relire des pièces de Molière. Et cette question peut être retournée : nous pouvons nous demander pourquoi Molière est resté, alors qu'il y a eu tant d'amuseurs, siècle après siècle.
Alors que je proposais à mon correspondant des noms comme celui d'Aristote (ou de Molière), il me répondait très justement que ma réponse était facile, puisque j'érigeais en personnalités… des personnalités. Et il continuait de m'interroger, mais cette fois à propos de Serge Gainsbourg. Là encore, je n'ai rien contre Gainsbourg, et je ne vais pas refaire le même type de réponse, à savoir comparer Gainsbourg à Mozart ou à Bach. Je préfère donc poser la question : lesquels de nos contemporains encensés par le peuple, la presse, le politique, seront-ils demain considérés comme des classiques, et pourquoi ?
En littérature, que je comprends sans doute mieux que la musique ou le comique, on est régulièrement exposé à l'annonce d'un prix : le prix Goncourt, le prix Fémina, etc. Difficile de penser que toutes les œuvres primées valent grand-chose, et, quand on lit bien ces œuvres, on voit qu'Alain Robbe-Grillet (merveilleux
Pour un nouveau roman !) avait bien raison d'analyser que, trop souvent, on en est resté à Honoré de Balzac, sans grand changement ; les romans en question ne sont que de mineures variations sur le thème du grand Balzac, qui, lui, a effectivement été à l'origine d'une forme. Oui, il y a des écrivains qui ont de l'imagination, d'autres qui racontent bien leur propre histoire en l’embellissant un peu pour ne pas tomber dans le pire de la littérature, à savoir l'étalage naïf de l'intime, mais du point de vue littéraire, cela n'est rien, et si Rabelais était Rabelais, par exemple, s'il est resté, c'est que la forme littéraire qu'il introduisit est extraordinairement puissante, et réductible à aucune autre !
Il y a donc eu Rabelais, il y a eu Molière, Balzac, Flaubert… Et chacun n'a pas seulement raconté une histoire différant seulement des autres dans les détails. Il y a eu bien plus, et il faut des considérations historiques et de la théorie littéraire pour le comprendre. Oui, nous sommes… « contents » de lire le dernier roman primé (quoi que ;-) ), mais nous pourrions tout aussi bien en lire un, dix, cent, mille… que nous aurions ainsi seulement passé notre temps, occupé nos "loisirs" sans avancer beaucoup dans la littérature. Au fond, la question récurrente n'est pas tant de savoir si tel roman nous a plu, s'il a fait vibrer telle sensibilité idiosyncratique que nous avons (elle a du sentiment, ma vache), mais plutôt de voir quel est l'apport réel, littéraire, d'un auteur. L'histoire -j'espère- ne retiendra que les changements de paradigmes, pas les détails.
Vite, passons aux sciences de la nature, puisque c'est cela qui nous importe. Rendons-nous un jour à une séance publique de l'Académie des sciences, de l'Académie d'agriculture, de l'Académie de pharmacie... Regardons autour de nous, et interrogeons-nous : qui, demain, restera ? Pour quel travail ? Quel travaux seront reconnus comme véritablement novateurs ?
Pour répondre à ce genre de questions, la faveur du public et l'engouement de la presse ne comptent guère, et c'est surtout le travail qui importe. Ainsi, alors que Marcellin Berthelot était un quasi dieu vivant, à son époque, et que Pierre Duhem était relégué à l'université de Bordeaux, l'histoire des sciences chimiques a conservé Duhem et n'a gardé que de pâles échos de Berthelot. Le comité Nobel fait-il mieux ? L'examen de la liste des lauréats du prix Nobel de chimie montre de vraies différences de niveau : tous n'ont pas la stature de Langmuir !
Évidemment, dans la sélection historique, de nombreux facteurs jouent. Un personnage qui n'aurait été que peu connu à son époque ne l'a pas influencée beaucoup, de sorte que son nom est moins connu qu'une des stars du moment. D'ailleurs, nombre de scientifiques éloignés de la France ou de l'Angleterre, aux 17e et 18 e siècles, s'en sont plaint. Par exemple, au fond des pays nordiques, Carl Scheele fut moins reconnu pour sa découverte de l'oxygène que Joseph Priestley, qui était un personnage étonnant, remuant, et donc très largement entouré en Angleterre. Pour cette découverte de l'oxygène, d'ailleurs, on pourrait dire que Priestley a reconnu le dioxygène sans bien comprendre qu'il s'agissait d'un nouvel élément, que Scheele a fait mieux, puisqu'il a fait la découverte avant lui, mais c'est Lavoisier qui a bien identifié un « principe » nouveau, raison pour laquelle il parlait du "principe oxigyne". Bien sûr, le mot "élément" n'était pas prononcé, mais tout allait de pair : le nouveau gaz, le nouvel élément, la réfutation du phlogistique, ce principe qui aurait eu une masse négative et que le feu (considéré comme un élément) aurait donné aux métaux, ce qui aurait expliqué pourquoi les oxydes métalliques pèsent plus que les métaux (la masse de l'oxygène s'ajoute à celle du métal, dirait-on plus justement aujourd'hui). Et si Lavoisier fut grand, plus grand que Scheele ou que Priestley, c'est bien parce que, abattant la théorie du phologistique, il mit les sciences chimiques sur leur piste moderne. Il dépassa la découverte d'un simple produit supplémentaire, fondant la chimie moderne, ce que ne firent ni Priesteley ni Scheele. On aurait donc raison de garder les noms de Priestley ou de Scheele, pour la découverte du dioxygè, mais on aura surtout raison de garder celui de Lavoisier. Scheele pouvait justement se plaindre d’être loin, mais il ne vaut pas Lavoisier, qui fit gravir aux sciences chimiques une marche immense.
Je continue de poser la question : qui, aujourd'hui, au-delà des éloges contemporains, restera dans l'histoire des sciences ?