Lors d'un dîner, je suis conduit à avouer à mes amis que je ne suis pas au courant des « actualités ». N
i par les journaux, ni par les radios, ni par les télévisions (que je n'ai pas), ni par internet... Cela étonne mes interlocuteurs (et même mon entourage proche)... mais j'espère que l'on me fait assez confiance pour penser que j'ai des raisons puissantes de me comporter ainsi.
Lesquelles ? Voilà une première question. Est-ce un désintérêt politique ? Voilà une deuxième question... à laquelle la réponse est évidemment un "non" énergique !
Pas de lamentations. De l'action !
Commençons par la première question : pourquoi éviter (c'est d'ailleurs difficile) les actualités ?
Tout date de 1980, quand, étant par hasard devant un écran de télévision, j'ai vu ces enfants qui mouraient de faim au Biafra. Les images étaient effroyables, avec des corps squelettiques, des ventres boursouflés, et mon sentiment était évidemment le même que celui de n'importe quelle autre être humain normalement constitué : je me lamentais, comme tout le monde.
Le déclic est venu le jour suivant, parce que, par hasard, je me suis à nouveau retrouvé devant un écran de télévision, qui m'a montré ces mêmes images. Et j'ai compris que je me lamentais... sans rien faire ! Ce jour-là, j'ai décidé que j'utiliserai mieux mon temps, à agir plutôt qu'à me lamenter.
D'ailleurs, avons-nous vraiment besoin des actualités pour savoir que, aujourd'hui, dans le monde, des populations souffrent de famine ?
Avons-nous besoin d'informations pour savoir que dans certaines parties du monde, il y a des guerres, des querelles de territoire (souvent parce qu'il y a du pétrole, de l'or, de l'uranium...), des fanatiques... ?
Avons-nous besoin des "faits divers" pour savoir que le monde souffre des exactions d'individus malhonnêtes… (mais je sais aussi qu'il y a des gens merveilleux, honnêtes, droits, loyaux, soucieux des autres, admirables) ?
Sommes-nous naïfs au point de ne pas savoir que, bien souvent, l'idéologie masque des motifs économiques, qui ne sont pas avoués…
Ne savons-nous pas qu'il y a la pluie, la grêle, la sécheresse, les volcans, les inondations, les tsunamis...
Ne savons-nous pas qu'il y a chaque jour des vols, des meurtres...
Et ne devons-nous pas craindre, enfin, que les détails donnés par ceux qui distribuent l'actualité soient souvent inutiles et nous détournent de l'essence des faits ?
Quelle action ?
Car c'est bien de cela qu'il s'agit : quelle peut être notre action pour faire (naïvement, j'en conviens) un monde meilleur ?
En 1980, déjà fervent lecteur de Diderot et de ses amis des Lumières, j'avais cette idée (naïve, bien sûr) que notre monde irait mieux avec plus de rationalité. Cette conviction m'a fait travailler pendant 20 ans à la revue
Pour la Science, qui n'est certes pas une revue très grand public, mais qui est largement reprise par d'autres revues plus populaires, de sorte qu'un discours bien construit, une rationalité bien présentée, pouvaient avoir un effet démultiplicateur.
Puis, en 2000, j'ai quitté la rédaction en chef de la revue
Pour la Science pour aller faire de la recherche scientifique et de l'enseignement à l'
Inra, où, au fond, l'objectif n'a pas changé, puisque ma lettre de mission me confie le soin de faire ce que je faisais, à savoir chercher à repousser les limites de la connaissance (la recherche scientifique) et distribuer un message de Raison, par le truchement des résultats de la gastronomie moléculaire.
C'est pour des raisons politiques que...
C'est pour cette même raison politique qu'existe ce blog et d'autres.
C'est pour des raisons politiques que sont publiés mes ouvrages.
C'est pour des raisons politiques que je prends sur mon temps de recherche pour répondre aux interviews, pour aller dans des émissions de radio ou de télévision parfois un peu "gaudriolesques".
C'est pour des raisons politiques que je prends du temps pour de l'enseignement, que j'explique à nos jeunes amis que, pour la majeure partie d'entre eux, la technologie vaut mieux que la science.
Mon action est-elle efficace ? Pourquoi ne pas être plutôt ministre, député, par exemple ?
Frère Jean des Entommeures répondait très justement : " car comment pourrais-je gouverner autrui, qui moi-même gouverner ne saurais ?". Rabelais propose que l'éducation soit la clé de l'harmonie dans l'abbaye de Thélème. Diderot, dont je chéris le souvenir, avait l'Encyclopédie, comme socle sur lequel il écrivait ses oeuvres.
D'où tant de cours en ligne gratuits ? D'où les Atelier expérimentaux du goût, pour les écoles primaires, et les Ateliers Science & Cuisine, pour les les collèges et les lycées. D'où les blogs, les interviews. D'où cette cuisine note à note qui heurte mes interlocuteurs et que, pourtant, je continue à promouvoir dans le monde...
Et là, j'espère avoir convaincu : la moindre seconde gagnée sur les "actualités" est une possibilité de faire changer notre environnement. Il n'y a donc pas à hésiter...
PS. Je me fais à moi-même la remarque que, oui, j'écris des billets, des livres, des articles... mais j'aime cela. Serais-je en train de faire passer pour une action politique un simple amusement, un goût personnel ? En réalité, l'écriture est, si l'on reprend les écrits de Condillac et de Lavoisier, une façon de mieux penser, de sorte que la production de textes écrits, si c'est exact qu'elle m'intéresse beaucoup, vise quand même la production d'une pensée affinée.
D'autre part, il n'est pas interdit d'avoir deux objectifs simultanés. D'ailleurs, imaginons que je ne retienne que l'objectif politique. On pourrait imaginer que sa mise en œuvre intrinsèque soit un plaisir personnel… ce qui n'est pas le cas. En revanche, oui, c'est dans les moyens de la mise en oeuvre que j'y trouve du plaisir, et je renvoie vers un autre billet pour montrer comment le plaisir d'un travail permet de faire mieux ledit travail, plus efficacement.
Ce que je dis là vaut pour l'écriture comme pour la recherche scientifique, bien évidemment, mais il est également vrai que ma façon de promouvoir un certain émerveillement par les sciences de la nature se fonde sur la production de résultats scientifiques, de sorte que , là encore, il y a deux objectifs confondus, et ma connaissance, il n'y a aucun mal à cela, à joindre l'utile à l'agréable.