jeudi 14 juin 2018

Questions de stratégie scientifique

Cela fait des décennies que je ne cesse de poser cette question  : comment faire des découvertes ?

La question est évidemment essentielle, en science, et, pragmatique, j'ai fait une collection d'idées stratégiques, pour avancer dans la réponse.

Voici ce que j'ai à ce jour :

(1) Transforming adjectives and adverbs into quantitative parameters (introduction of new concepts);
(2) Looking for the mechanisms of phenomena;
(3) Focusing on oddities, contradictions, discrepancies and ''symptoms'';
(4) Designing ''microscopes'';
(5) Making science from a technical question;
(6) Refuting a theory;
(7) Solving a problem;
(8) Assuming that any fact, result, observation, phenomenon should be considered as a particular example of general categories that we have to invent;
(9) Looking behind the â ordinary: this means not accepting what was accepted;
(10) Making the contrary of what was always proposed;
(11) Looking deeply enough to what an experiment can reveal, and work deep enough to see the impact.
(12) It is good to see the tree but one should also see the forest
Which ones are missing ?

On voit que c'est en anglais... mais la communication scientifique se fait dans cette langue.
Je ne détaille pas... mais cela est fait dans un article que l'on trouve en ligne :
http://www.chemistryireland.org/docs/news/Irish-Chemical-News-2017-Issue-5.pdf

N'hésitez pas à me communiquer des idées supplémentaires !

samedi 9 juin 2018

Tous les chemins mènent à Rome

Comment faire une découverte scientifique ? Pour montrer que la question est difficile, j'ai comparé le scientifique à un marcheur dans une région qui serait divisée en deux par la "ligne du présent" ; derrière, le passé, et devant le futur. Notre scientifique peut se tourner vers le passé, c'est-à-dire regarder l'histoire des sciences, et il voit alors des montagnes, qui sont les grandes découvertes du passé : la relativité, la mécanique quantique... Mais il n'est pas historien des sciences, et il doit regarder plutôt vers l'avant, où se trouvent les montagnes qu'il doit découvrir. Où sont-elles ? Evidemment, il ne les voit pas... sans quoi elles seraient déjà découvertes : nous devons faire l'hypothèse qu'il y a, devant lui, un épais brouillard dans lequel il doit avancer.
Avancer... Mais dans quelle direction ? Quel chemin le conduira-t-il vers une montagne ? La question est bien difficile, d'autant que même la méthode qui consisterait à avancer dans une direction d'élévation n'a rien de sûr : après quelques pas en montant, il pourrait y avoir une descente.

Alors ?

 Alors il y a cette image merveilleuse :


Oui, tous les chemins mènent à Rome, dit le dicton... et c'est peut-être dans le cheminement plutôt que dans la direction qu'il faut chercher les découvertes. Et la métaphore précédente, aussi séduisante qu'elle soit, n'est peut-être pas juste. Bien sûr, il y a des "faits", mais on lira utilement, à cette occasion, les réflexions d'Antoine Lavoisier, de Michel Eugène Chevreul ou de Jean-Baptiste Dumas, qui, plus ou moins s'accordent sur la nécessité de ne pas se limiter à recueillir des "faits", mais à les rapprocher, pour en chercher des analogies, tout en sachant bien que le fait est déjà une abstraction.

dimanche 3 juin 2018

Rattraper une sauce mayonnaise

Lors du dernier séminaire de gastronomie moléculaire, j'ai signalé - en passant- que l'on pouvait très facilement rattraper une sauce mayonnaise ratée, et c'est vrai que je montrais cela à la télévision dans les années 1990 : pour moi, c'est une vieille lune !

Pourtant, une participante du séminaire me signale que des "connaisseurs disent que c'est impossible".
Des connaisseurs ? Je rigole !


Tout d'abord, la mayonnaise

Premièrement, j'espère que les fameux connaisseurs de ma correspondante savent que l'on ne doit pas confondre une sauce mayonnaise et une sauce rémoulade... même si l'on peut rattraper les deux, de la même manière. 

La sauce rémoulade : c'est l'ancêtre de la mayonnaise, et elle contient de la moutarde (donc du vinaigre) et de l'huile ; le jaune d'oeuf est facultatif.
La sauce mayonnaise : un jaune d'oeuf, une cuillerée de vinaigre, du sel, du poivre, et de l'huile que l'on ajoute en fouettant.

Dans les deux cas, le microscope montre que l'on disperse l'huile sous la forme de gouttelettes dans l'eau apportée soit par la moutarde, soit par le jaune d'oeuf, et par le vinaigre. On obtient ainsi une "émulsion".


Pourquoi ça peut rater

La mayonnaise peut effectivement rater, et la principale raison tient au fait que l'huile n'est pas bien dispersée dans l'eau.
Par exemple, en début de préparation, si l'on a trop d'huile d'un coup, alors le fouet disperse plutôt l'eau dans l'huile que l'huile dans l'eau. Mais pas de chance : les "tensioactifs", ces composés du jaune d'oeuf qui assurent l'émulsification (la dispersion de l'huile) ne font pas bien la stabilisation de l'eau dans l'huile. Et la sauce tourne.
On peut aussi faire rater exprès, ce que je faisais en direct à la télévision, en ajoutant beaucoup d'huile d'un coup, et en battant mollement.
Bref, dans tous les cas l'huile et l'eau se déparent.

Et comment on rattrape

Rattraper ? C'est un jeu d'enfant, si l'on pense seulement que toutes les molécules nécessaires à une mayonnaise sont présentes, et seulement ma réparties.
En pratique, on attend que les deux phases eau et huile se séparent, on décante l'huile dans un bol à part, puis on la remet, goutte à goutte, dans la phase eau, en fouettant.

Je crois être champion du monde de la mayonnaise le plus grand nombre de fois ratée (exprès) et rattrapée : huit fois.
Alors, les "connaisseurs" : qui battra ce record ?

samedi 2 juin 2018

La finale du Sixième Concours International de Cuisine Note à Note

Les prix du Sixième Concours International de Cuisine Note à Note  ont été remis le 1er juin 2018 à Paris.




Le vendredi 1 juin 2018, à AgroParisTech (Paris, France), un jury composé de
Michel Nave,
Patrick Terrien,
Michael Pontif,
Sandrine Perrin
Yolanda Rigault
a remis les prix du Sixième Concours de Cuisine Note à Note à  Blandine Dallemagne, Clothilde Perez, Mathilde Renouard et Ruth Kelly, pour la catégorie Etudiants, et à Marc Saillard et Bernard Causse pour la catégorie Professionnels









Ce Sixième Concours International de Cuisine Note à Note avait  pour thème « Craquants, croquants, croustillants ».
Il était organisé par Yolanda Rigault, Odile Renaudin et Hervé This, sous l'égide du Centre international de gastronomie moléculaire AgroParisTech-Inra).
Il était soutenu par la Société Iqemusu et la Société Louis Francois.

Pour cette nouvelle édition du concours, des concurrents de  9 pays ont concouru.


Les gagnants ont été :


Catégories étudiants :
Premier Prix Ex aequo :


- Blandine Dallemagne, Clothilde Perez, Mathilde Renouard, Chimie ParisTech pour leur « Gateau d'un gramme »


- Ruth Kelly, Dublin Institute of Technology, pour sa Réminisence d'un gateau de la Forêt noire



Pour la Catégorie Chefs

Les gagnants sont Bernard Causse et Marc Saillard pour leur « Craquant de pluie/Un soir d’été/Aux notes d’herbe fraichement coupée »

Un article qui n'est publié qu'en grec

Ce matin, je reçois la revue Dekata, où j'ai publié un article... qui apparaît en grec. C'est au point que je ne sais donc pas ce que j'ai écrit. Sauf que j'ai (évidemment) la version en français, que voici : 





De quelques courants culinaires et des raisons historiques et artistiques qui les sous-tendent
Hervé This


Comment l'art culinaire évolue-t-il, depuis la dernière guerre mondiale ? Comment pourra-t-il évoluer, dans les prochaines décennies ? Pourquoi l'évolution passée de cet art, et pourquoi l'évolution future que nous décrirons plus loin est-elle probable, à défaut d'être certaine ? Ce questionnement sera l'occasion de contribuer à supprimer bien des confusions, des fantasmes, en même temps que nous éclaireront les amateurs d'art (culinaire).


L'art culinaire ? Avant de parler d'un objet, il est bon d'établir son existence : rien de pire que ces clercs du Moyen-Age qui voulaient compter les anges sur la tête d'une épingle, faute intellectuelle qui renvoie à la querelle de Platon et d'Aristote sur la réalité des idées. Or je me souviens que, il y a quelques décennies, des intellectuels contestaient ce statut.
Partons d'observations : l'être humain, comme ses ancêtres primates et comme ses ancêtres plus anciens, non humains, doit se nourrir pour se développer, puis se reproduire. Toutefois, contrairement à la plupart des espèces animales, qui se contentent des tissus végétaux ou animaux non préparés, notre espèce humaine a un comportement de nature toute culturelle -la préparation des aliments- qui engendre une différence entre les « ingrédients » et les « aliments ». Nous ne mangeons pas le porc sur pied, ni le poisson cru non écaillé, ni la carotte non lavée ; nous les « cuisinons ». Mieux, même, nous sélectionnons les espèces végétales et animales en vue d'en faire des ingrédients mieux adaptés aux transformations que nous leur faisons subir, transformations qu'il faut nommer « culinaires ».
La cuisine, donc, c'est bien la transformations d'ingrédients, le plus souvent inadmissibles en l'état pour des êtres humains, en aliments, conformément à des canons, des prescriptions, des habitudes, des coutumes.
Cela étant dit, nous devons aussi considérer que tous les cuisiniers/ères du monde ne se limitent pas à des gestes techniques, mais cherchent aussi à faire « bon ». Par exemple, le choix de la quantité de sel que l'on ajoute à une viande ou à un poisson que l'on cuit n'est pas un choix technique : qu'on en mette plus ou moins ne change généralement pas le résultat, du point de vue de la transformation qui s'opère. En revanche, ce choix détermine le fait que l'aliment soit jugé « bon » ou « mauvais ». Bon ? J'ai proposé dans un de mes livres que nous reconnaissions qu'il s'agit en réalité du « beau à manger ». Et, de ce fait, la cuisine ajoute une composante véritablement artistique à la composante technique. Cela a également comme conséquence de disqualifier des idées fautives comme cette théorie fallacieuse du « food pairing », qui se propage dans le milieu culinaire depuis qu'une société industrielle qui vend des préparations aromatisantes l'a promue : non, il n'y a pas plus d'associations culinaires entre du poisson et du vin blanc, ou entre de la viande de bœuf et du vin rouge, qu'il n'y a de nécessité à faire entendre un do avec un fa, en musique, ou à juxtaposer du rouge avec du vert en peinture. En matière d'art, ce qui « convient », c'est ce que l'artiste choisit, individuellement, et l'histoire de l'art montre à l'envi combien les « règles » ont toujours été abattues : que l'on souvienne de l'histoire de la perspective, en peinture… et le cubisme ; ou la peinture abstraite après la peinture réaliste. En cuisine, c'est pareil, et l'histoire de l'art culinaire le démontre amplement.
La cuisine se limite-t-elle à cela, de la technique et de l'art ? Je ne crois pas : le plat le mieux préparé techniquement et le plus artistiquement composé ne sera jamais bon s'il nous est jeté à la figure ou si nous mangeons en mauvaise compagnie. Inversement il a été mesuré que les plats sont mieux appréciés quand ils sont consommés en groupes, ce que la socialité de l'espèce humaine devait faire deviner. La cuisine, de ce fait, comporte une composante technique, une composante artistique, et une composante sociale. Mais pour en terminer avec l'art culinaire, il faut conclure qu'il existe vraiment, que, comme tout art, il a évolué et évoluera encore.

Pour bien comprendre, il faut savoir ce qu'est la gastronomie

Observons que l'étude de la cuisine, de son histoire, de sa géographie, de sa sociologie, mais aussi sa technologie et les sciences quantitatives qui la considèrent relèvent stricto sensu de la « gastronomie ». Bien sûr, le mot « gastronomie » est d'étymologie grecque, mais son acception moderne, en français puis dans toutes les langues du monde, remonte à Joseph Berchoux, qui l'utilisa en 1801 dans un poème intitulé L'Homme des champs à table, puis au juriste Jean-Anthelme Brillat-Savarin, qui publia en 1825 un livre encore publié aujourd'hui dans la plupart des langues du monde La physiologie du goût. C'est à Brillat-Savarin que revient d'avoir défini la gastronomie, à savoir « la connaissance raisonnée de tout ce qui se rapporte à l'être humain qui se nourrit ». L'historien de la cuisine, par exemple, fait de la gastronomie historique ; le géographe de la cuisine fait de la gastronomie géographique, et ainsi de suite… jusqu'à la science chimico-physique qui explore la cuisine, et qui a pour nom « gastronomie moléculaire ».
Un peu d'histoire s'impose pour bien comprendre ce qu'est cette gastronomie moléculaire, et en quoi elle se distingue de ce que j'ai nommé « cuisine moléculaire. En passant, nous verrons pourquoi  (1) la gastronomie moléculaire est appelée à se développer encore davantage dans le futur ; (2) la cuisine moléculaire va progressivement disparaître, après avoir été très en vogue dans les restaurants artistiquement les plus modernes du monde ; (3) un nouveau courant culinaire va apparaître, sous le nom de « cuisine note à note ».
Campons d'abord le tableau. Après la Seconde Guerre mondiale, quand les pays industrialisés ont retrouvé des niveaux d'approvisionnement alimentaire d'avant la guerre, la cuisine se faisait traditionnellement, avec une cuisine populaire, notamment très rurale, une cuisine bourgeoise, dans les villes, et une cuisine d'apparat. Pour la cuisine d'apparat, quelques artistes tels que Marie Antoine Carême (1784-1833) ou Auguste Escoffier (1846-1935), ou encore Edouard Nignon (1865-1934) avaient fait rayonner dans le monde la cuisine française, qui avait d'ailleurs toujours (disons au moins depuis le Moyen Age, selon les sources écrites) eu une particularité, à savoir que les mangeurs parlaient de ce qu'ils mangeaient.
C'est d'ailleurs ce qu'il faut comprendre quand on considère l'inscription au patrimoine immatériel de l'humanité, par l'Unesco, du repas gastronomique des Français : ce qui a été considéré comme original, c'est une régularité, dans le pays, d'une structure de repas, avec entrées, plats, garniture, fromage, dessert, boissons correspondantes, plus des ajouts éventuels, mais tout cela enchâssé dans une culture comparative, et avec une insistance générale dans le pays.
Puis, quand les douleurs de la Seconde Guerre mondiale se sont estompés, l'urbanisation s'est accompagnée d'une réduction des efforts physiques (donc de la nécessité d'une nourriture abondante et calorique), qui est allée parallèlement à un allégement de la cuisine. La « nouvelle cuisine », dont les figures de proue étaient Paul Bocuse, Michel Guérard, Alain Senderens, les frères Troisgros et quelques autres, a supprimé les sauces les plus lourdes, les plus beurrées, les plus chargées de farine, pour privilégier des jus, par exemple. Il est d'ailleurs tout à fait spectaculaire de comparer un plat d'un cuisinier triplement étoilé de la fin des années 1950 et un plat triplement étoilé des années 1970 : si demeurent des constantes (les viandes grillées, les pommes de terre frites ou allumettes, des haricots verts avec du beurre ou des asperges avec une sauce mousseline, les vol-au-vent emplis de sauce béchamel disparaissent, tandis que les assiettes reçoivent des quantités plus modérées de jus. Les cuissons aussi, changent : alors que les cuissons étaient très longues, on privilégie des légumes plus croquants (par exemple, pour la cuisson des haricots verts).
Puis, dans les années qui suivent, la cuisine s'internationalise, poursuivant le mouvement d'acclimatation qui avait commencé depuis longtemps en France : Carême, par exemple, avait été cuisinier du tsar de Russie, du roi d'Angleterre, etc, et il avait rapporté en France des plats étrangers qu'il avait adapté, selon les règles de la cuisine classique française.
Les débuts de la gastronomie moléculaire et de la cuisine moléculaire

Arrivent alors les années 1980. A cette époque, mon vieil ami Nicholas Kurti (1908-1998), professeur de physique à l'Université d'Oxford, était déjà actif pour ce qui concerne la promotion de méthodes physiques en cuisine : dans une conférence donnée à la Royal Institution de Londres, il avait dit (tout cela est écrit dans un article) que le transfert technologique de la chimie à la cuisine était fait, mais pas celui de la physique à la cuisine. Nicholas Kurti était spécialiste des très basses températures, des techniques du vide, du froid, et, en conséquence, il s'était demandé si l'on ne pouvait pas transférer ces techniques en cuisine.

De mon côté, à Paris, alors que j'ignorais tout de Nicholas Kurti et de ses propositions, j'avais fait une démarche analogue, mais en ce qui concerne la chimie, parce que je m'étonnais que la cuisine, qui avait les mêmes opérations que la cuisine, à savoir broyer, chauffer, etc. , utilise des ustensiles périmés et inefficaces, alors qu'il y avait dans les laboratoires de chimie de quoi faire bien mieux. Dans un article de la revue de la Société française de chimie, l'Actualité chimique, j'avais considéré un catalogue de fourniture pour laboratoire de chimie, et page après page, j'avais montré comment utiliser ces appareils pourraient rénover la composante technique de la cuisine: ampoules à décanter, évaporateurs rotatifs, sondes à ultrasons, etc.

Je n'étais donc pas d'accord avec Nicholas Kurti, et la proposition que je faisais démontrait que non, le transfert de la chimie à la cuisine n'avait pas été fait. D’ailleurs, la proposition ultérieure de la « cuisine note à note » a confirmé que ce transfert était loin d’être fait.
Mais n'anticipons pas.
Quand nous nous sommes rencontrés, en 1986, nous avons commencé à collaboré, parce que, indépendamment des propositions technologiques, nous étions intéressés de comprendre les phénomènes qui surviennent en cuisine. Par exemple, pourquoi les soufflés gonflent-ils ? Pourquoi la viande grillée brunit-elle ? Pourquoi la chair du poisson cuit devient-elle opaque ? Pourquoi la sauce mayonnaise rate-t-elle parfois ? Il s'agissait cette fois d'une activité strictement scientifique, et non technologique, parallèle à nos efforts de promotion des ustensiles modernes. Et c'est cette activité scientifique, pour des scientifiques et non pas pour des cuisiniers, que nous avons nommée initialement « gastronomie moléculaire et physique » (ce qui fut le titre de ma thèse de science), nom que j'ai ultérieurement abrégé en « gastronomie moléculaire ».
Et, en 1992, c'est avec une idée de recherche scientifique (chercher les mécanismes des phénomènes qui surviennent lors des transformations culinaires), que nous avons organisé le premier congrès international de gastronomie moléculaire et physique, en Italie. A l'époque, nous avions invité des cuisiniers, mais c'était surtout pour que nos explorations partent d'un corpus réaliste de phénomènes culinaires, et non pas de nos interprétations d'amateurs de cuisine. Hélas, une partie du monde culinaire et de la presse internationale a confondu l'activité technique (on fait quelque chose : par exemple, la cuisine), l'activité technologique (on améliore la cuisine) et l'activité scientifique : chercher des mécanismes par la méthode des sciences quantitatives). Cette confusion existe encore dans de nombreux pays, notamment de langue anglaise.
Puis, dans les années qui suivirent, nous avons poursuivi en parallèle les deux activités, scientifique et technologique. Pour cette dernière, on a vu que la rénovation technique que nous proposions concernait principalement les ustensiles, et l'on voyait manifestement la possibilité pour les cuisiniers de cuisinier différemment, d'un point de vue technique. Notre activité a conduit des cuisiniers de plus en plus nombreux à utiliser des techniques modernes, notamment avec un projet européen (Innicon), où nous avons réuni scientifiques, technologues et cuisiniers. Et c'est ainsi que, en 1999, très précisément lors d'une réunion à l'Ecole supérieure de la cuisine française, de la chambre de Commerce de paris, au Centre Jean Ferrandi, alors que nous étions avec les partenaires du programme européen Innicon, lequel était centré sur les applications techniques de la gastronomie moléculaire, le cuisinier anglais Heston Blumenthal déclara à une télévision qu'il faisait de la gastronomie moléculaire... et j'intervins aussitôt en disant que non, qu'il n’était pas scientifique, qu'il ne faisait pas de gastronomie moléculaire. Dans l'urgence de l'interview, j'eus le sentiment qu'il fallait donner un nom pour cette activité des cuisiniers qui s'inspiraient de la gastronomie moléculaire, et j'eus l'idée, sans doute mauvaise, de proposer « cuisine moléculaire ».

Ultérieurement, j'ai compris que ce nom était mal choisi, parce que le public fait mal la différence entre la gastronome et la cuisine. Mais il était mal choisi aussi parce qu'il y avait trop de proximité entre « gastronomie moléculaire » et « cuisine moléculaire » : ce fut une possibilité de confusion. Enfin ce nom était mal choisi du point de vue de la langue, car stricto sensu, l’expression est soit tautologique soit fausse : les cuisiniers qui utilisent les nouvelles techniques n'ont pas d'action moléculaire au sens des chimistes, et c'est seulement l'usage de nouveaux outils qui était concerné. D'ailleurs, il y eut bien quelques détracteurs idiots pour ironiser sur le fait que l'on irait bientôt proposer de la cuisine atomique, oubliant que « cuisine moléculaire » est une expression, qu'il ne faut pas prendre à la lettre. Non, la cuisine moléculaire est une expression à prendre en totalité, et dont la définition est « cuisiner avec des ustensiles « modernes » ». Là encore, les guillemets autour de  « moderne » signalent une difficulté : ce qui était moderne il y a trois siècle ne l'est évidemment plus aujourd'hui, et, d'ailleurs, l'histoire de la cuisine montre que l'on a utilisé plusieurs fois l'expression « cuisine moderne ».

Mais on ne refait pas l'histoire. La cuisine moléculaire, c'est donc cette forme de cuisine, proposée dans les années 1980, qui consiste à utiliser des ustensiles venus des laboratoires de chimie. Et si la révolution technique n'est pas terminé, elle a considérablement avancé. Au tout début, je me souviens que c'était un fait d'arme, pour les cuisiniers, que d'aller acheter un thermocirculateur dans les catalogues de matériels de chimistes, pour pratiquer la cuisson à basse température. Je me souviens avec émotion, et surtout avec joie, les essais des premiers cuisiniers avec les évaporateurs rotatifs. Pour d'autres ustensiles, je n'ai pas (encore) eu le même succès. Par exemple, je n'ai pas réussi à faire utiliser les sondes à ultrasons pour la confection des émulsions; je n'ai pas réussi à imposer les systèmes de filtration modernes pour la clarification des bouillons… Mais on a déjà beaucoup progressé, et je ne doute pas que l'on continuera.

Voilà pour la cuisine moléculaire, au sens de molecular cooking, la technique. Passons maintenant à la cuisine moléculaire, dite en anglais molecular cuisine, expression qui désigne un style de cuisine. Là, je dois avouer qu'il y a eu quelque chose d'imprévu : je n'imaginais pas que le développement de la cuisine moléculaire au sens de la technique conduirait à une style de cuisine reconnaissable, parce que la technique permet de produire différemment. Par exemple, les siphons font des mousses reconnaissables ; par exemple l'emploi d'azote liquide permet de faire des poudres d'huile ; par exemple, les cuisons basse température font des viandes reconnaissables.

Bref l'introduction de nouvelles techniques a conduit des cuisiniers inventifs à produire des éléments de plats que l'on a progressivement retrouvé dans de nombreux restaurants du monde. Dans la liste précédente, je n'ai pas évoqué les perles d'alginates et d'autres gels, ce qui me conduit à évoquer cet épisode étonnant de 1984. J'avais proposé à une association professionnelles de chefs français d'utiliser ces produits que l'industrie utilisait déjà parfois: agar-agar, xanthane caroube, alginates... Je me souviens très bien de ma déception quand on m'a répondu un « non » catégorique, en me disant que cela allait empoisonner les clients. En l'occurrence, pourquoi la gélatine aurait-elle été utilisé plutôt que ces gélifiants ? J'ai continué à proposer cet usage, et il s'est imposé, à cela près que je viens d'apprendre qu'une grande institution culinaire française venait d’interdire les siphons et l'agar-agar dans un concours qu'elle organise. Mais pourquoi, alors, n'interdirions nous pas les casseroles et les fourchettes ? Ou la gélatine et les œufs ? Il y a là une position réactionnaire, et je crois que nos jeunes cuisiniers méritent plus d'ouverture d'esprit de la part de leurs aînés un peu irresponsables

Mais voilà, il y a donc un style de cuisine, qui s'est introduit, tout comme s'était introduit la nouvelle cuisine dans les années, en 1970, un courant qui faisait suite à la cuisine bourgeoise, qui faisait suite à la cuisine classique, etc.
En français donc, l'expression « cuisine moléculaire » recouvre deux entités distinctes, alors qu'en anglais, pour ceux qui manient les mots subtilement, il y a deux expression différentes pour deux réalités différents.



Et pour le futur, il faut avoir des faits en tête

Pourquoi toutes ces explications ? Parce que l'on me les demande, mais aussi parce que je ne cesse de voir, sur internet, des journalistes de langue anglaise qui confondent tout : la gastronomie moléculaire et la cuisine moléculaire, qu'il s'agisse de technique ou de style. Évidemment le monde est le monde, et l'on serait Don Quichotte à vouloir le changer, mais il n'est pas proposer des éclaircissements, des explications, car il y aura bien quelques esprits attentifs et intelligents qui prendront l’information au vol et la feront peut être rayonner.

De toute façon aujourd'hui, ces histoires de cuisine moléculaire sont très largement dépassées par la « cuisine note à note ». J'ajoute immédiatement que, cette fois, il y a le risque que des individus un peu hâtifs et imprécis ne disent que la gastronomie moléculaire est dépassée. Elle ne l'est pas, car c'est une activité scientifique qui de développe dans le monde entier, avec la création périodique de nouveaux laboratoires.

Non, ce qui est dépassé, c'est la cuisine moléculaire : la rénovation technique est proposée depuis longtemps, elle est en partie faite, et il est largement temps de passer à autre chose, à savoir la cuisine note à note.
De quoi s'agit-il ?
En 1994, alors que je rédigeai la conclusion d'un article pour une grande revue scientifique, j'eus l'idée que, puisque j'utilisais personnellement des composés chimiques purs, pour agrémenter ma cuisine, comme on utilise des épices pour donner du goût, on pourrait faire le plats tout entiers à partir de composés. Sans fruits, sans légumes, sans œufs, sans viande, sans poisson. Rien que des composés pour construire la consistance, la couleur, la saveur, l'odeur, etc.
Quel intérêt ? Est-ce possible ? La faisabilité, tout d'abord, fut démontrée avec le cuisinier français Pierre Gagnaire, que j'ai aidé à construire le premier de cuisine note à note jamais réalisé (à Hong Kong en 2009), mais les explorations des pionniers sont maintenant déjà du passé, et je suis heureux de voir que, depuis avril 2017, le cuisinier franco-italien Andrea Camastra, à Varsovie, a entièrement fait basculer son restaurant pour servir de la cuisine note à note : les journalistes s'y ruent, comme ils le faisaient à la fin des années 1990 chez Ferran Adria, en Espagne, pour la cuisine moléculaire.
L'intérêt ? Il y a « des » intérêts : artistiques, techniques, sociaux, politiques, nutritionnels… et ce serait trop long de les évoquer tous.
L'intérêt artistique se comprend facilement, notamment par une comparaison avec la musique : il y a deux siècles, on jouait du violon, de la flûte, de la trompette, etc. Chacun de ces instruments produisait un son, et avec ces sons, on faisait de la musique. Puis, il y a environ un siècle, les physiciens ont appris, après les travaux du mathématicien Joseph Fourier (1768-1930) à analyser les sons, à les décomposer en ondes sonores pures : fondamental, harmoniques… Enfin, dans les années 1950, ce furent les pionniers de la musique électro-acoustique, qui a conduit à ce que, aujourd'hui, la majeure partie de la musique soit électronique.
Ne peut-on imaginer une évolution analogue pour la cuisine ? Après tout, dans le temps, on utilisait des tissus animaux et végétaux pour cuisiner. Puis, depuis un siècle environ, la chimie a analysé ces tissus et reconnu les composés purs qui les constituaient : celluloses, pectines, protéines, lipides… Ce qui conduit à des possibilités de composition à l'infini ! En réalité, la cuisine note à note est comme un continent nouveau de mets jamais réalisés, de goûts jamais dégustés, de consistances inédites… qui pourront d'ailleurs être facilement obtenues par l'emploi d'imprimantes 3D.
Mais c'est la question de la sécurité alimentaire qui motive surtout les explorations scientifiques ou technologiques de la cuisine note à note. Nous ne devons pas oublier que, en 2050, les prévisions internationales arrivent à des hypothèses de 10 milliards d'individus sur la Terre. Comment les nourrir ? La lutte contre le gaspillage a commencé à l'échelle internationale, et il faut observer que ce gaspillage découle surtout du fait que nous transportons des ingrédients frais (végétaux ou animaux) qui s'abiment dans les transports, sans compter que nous transportons inutilement de l'eau : une salade, c'est jusqu'à 99 pour cent d'eau ; une tomate 95 pour cent ; une viande 75 pour cent !
Bref, il y a lieu d'envisager des futurs possibles, sans que notre plaisir de manger soit tué par la nécessité, bien au contraire.
Et la gastronomie moléculaire, qui se développe dans des universités du monde entier, au point que nous avons créé en 2014 un « Centre international de gastronomie moléculaire AgroParisTech-Inra », vise notamment l'exploration des nouveaux « systèmes physico-chimiques » réalisables par cette nouvelle forme de cuisine, avec des libérations inédites des nutriments, des composés gustatifs, par des structures physiques nouvelles. Peut-on, par exemple, imaginer des plats où un goût apparaitrait en début de dégustation, disparaîtrait, puis serait remplacé par un autre goût, puis après quelques secondes par un troisième ? La réponse est oui : un travail récent, d'exploration des gels, a montré l'ensemble des possibilités réalisables. Il faut maintenant effectuer le transfert de la science à la technologie, puis à la technique, en même temps que les artistes explorent des voies nouvelles.


jeudi 31 mai 2018

Questions and answers


Today, some questions are answered, in view of a trip to Singapore, at then end of June


1. In recent media reports, it was written that “note-by-note” cooking approach can “stave off energy crisis, eliminate food waste and end world hunger”. Can you please explain more about the NbN approach and its potential?
There are two different ideas: note by note cooking, which is a new way of cooking, and the Note by Note Projects, that include note by note cooking, but aims are improving the efficiency of our food production systems.Let's tell the story this way: today, we are 7 billions humans, and about 1 billion is starving. In 2050, there will be 10 billions, so that we have to plan methods for feeding everybody.
More or less, the agreement is that spoilage is to be fought, and it is true tht if 30% of the producted food is spoiled, avoiding this would improve greatly the efficiency of agriculture.
One way to fight spoilage is to “fractionate” at the farm, which means separating water, and making proteins, sugars, amino acids, phenolics, etc.
This would avoid the transportation of fresh products that spoils... and means transporting water (a truck full of tomatoes means a truck full of 95 % water!).
Moreover, as the Minister of Argentina for agriculture told me, this would have the advantage to make prices more even, which is good for the farmers.
Indeed, In the NbN projects, the farmers will enrich by selling new products... but they would have to make a small fractionation step at the farm... with hardware already existing (and cheap).
This being said, the citizens would receive powders (nowadays, you can already buy tons of proteins from plants)... and they will have to cook : this is exactly Note by note cooking.

By the way, a very fresh information: recent dinners by chefs in restaurants showed that NbN dinners cost twice less and need twice less time to prepare !


  1. What made you decide to explore (and promote) NbN to the F&B industry?
Indeed, to tell the truth, in the beginning (1994), I had only the idea that a more rational way of cooking was possible. But more and more, it evolved. First, I considered that a new form of culinary style was possible, and then the many advantages of note by note cooking appeared.
And finally, I can tell you that, being a Gourmand, I was so happy of the Note by Note meal that my friend Pierre Gagnaire served to the New York Times journalist, when they came to Paris to see me about NbN: I am having meals frequently at Pierre's... but this meal was the most exciting, because of entirely new flavours !


  1. Can this approach be applicable to the F&B industry in Asia? If yes, how can this approach be integrated with or adopted to Asian cuisine?
Of course, very easily. And the interesting thing is to see how different culinary artists will produce different cuisine. Indeed we can envision “asian NbN cuisine”, or “western NbN cuisine”, etc. (you see, I make a difference between cooking = technique, and cuisine=style)

  1. You are scheduled to give a speech to the graduating culinary and pastry batches at Singapore’s At-Sunrice Global Chef Academy this month. Can you share with us some of the advice that you will impart to these newly graduated chefs?

Of course, the main ideas are work, loyalty, kindness, care, boldness... But I know that I shall have to explain that cooking is first love, then art and finally technique.
The technical component of cooking is important, for sure, but it is not difficult... if you accept to detach from tradition (I am not saying that tradition is useless or bad, but I say that tradition is the sum of the successes and advances of the past ; our Great Ancestors would be angry if they saw that we did not contribute to the advancement of culinary art).
But the question of art is most important. It is not difficult and it is not important to grill meat or boil vegetables, but rather the issue is to determine how to do it and why.
Indeed I realize more and more that one main issue around is that the goals are not clear, and it has to be very clear ! Indeed, imagine that you are in Paris ; if you don't understand clearly that your goal is Singapore, you will perhaps arrive in Hong Kong, or Tokyo, but not in Singapore. And it's only when the goal is clear that you can determine the way to reach it. In Greek, the way is “methodon”, method. Yes, when you have the goal, you can try to find the way, and this is “strategy”. And they you can implement, and this is tactic.

Coming back to hard “work”, or to innovation, creativity, etc. , the idea lies in this sentence: “Il faut tendre avec efforts vers l'infaillibilité sans y prétendre”.
And by the way, if I have time, I shall tell them the wonderful story of Michael Faraday. As an orphan, he was going once per week, in the evening, in “Improvement of the mind” sessions... and he became the one of the greatest physical chemists of all times.

But I know that I shall also have to make it very clear to explain the difference between Molecular gastronomy, molecular cooking, mocular cuisine, and note by note cooking/cuisine.
By the way, I would be very happy if I could stimulate the creation of a laboratory for molecular gastronomy in a chemistry department of Singapore

  1. How do you see the future of food preparation? Do you think that chefs in Asia should create more molecular gastronomy offerings in their menu?
Indeed you confluse (sorry to tell you that) molecular gastronomy and cooking.
Molecular gastronomy is one science of nature, as physics, chemistry, biology. It is for scientists, not for chefs. Molecular gastronomy cannot be in a menu.
Molecular cuisine, instead, is cooking, for chefs, not for scientists... but this is 35 years old... and this is why we should move fast toward Nbn (like jazz is 50 years old, and new music can be introduced).
The future of food preparation : certainly NbN for the reason given above about 10 billions people on the earth.

Finally “should” Asian chefs offer more molecular cuisine: no, because molecular cuisine is old.
“Should” chef offer NbN ? If they want. The question is art : an artist does what he/she perceives, feels...
But it's true that if a chef serves NbN, this is NEW, and only the new can attract journalists... and guests.

  1. What do you think chefs in Asia should do to get more diners to try molecular gastronomy offerings?
Again : confusion between molecular gastronomy (science), on one hand, and cooking, on the other hand. But I don't see the difference between this question and the previous ?

  1. What are your future plans concerning NbN approach and molecular gastronomy? Will you be participating in more events here in the region in connection with promoting these culinary disciplines?

For molecular gastronomy, I am doing efforts to spread this science all over the world... and it works well. More and more, in science and technology universities, laboratories for molecular gastronoy are created.

For NbN : for sure, we have to be ready in 2050, and I am promoting all over the world this new way of cooking, with about 1 new countrie per two months. Right now, I am considering how to change the International Contest for Note by Note Cooking (we do tomorrow the 6th).
More events in Asia? Why not, if people in Asia are interested.

(but remember: molecular gastronomy is not a culinary discipline, it's science ;-) ).







dimanche 27 mai 2018

A propos de glaçons

Un correspondant m'interroge : comment faire des glaçons parfaitement transparents.

Je n'ai pas étudié la question expérimentalement, mais il me semble que les causes de trouble ne peuvent être que :
- la présence de bulles de gaz qui était dissous
- la précipitation de "sels" (disons des espèces minérales

De sorte que l'on devrait :
- utiliser de l'eau très pure
- chauffer l'eau pour chasser les gaz dissous, emprisonner l'eau ainsi chauffée dans une enveloppe hermétique aux gaz, avant de refroidir et congeler.

Qui me donnera le résultat de ces prévisions ?