1. Commençons par observer que la cuisine est une activité "technique" : le mot "technique" vient du grec
techne, qui signifie "faire". Et, de ...fait, on "fait" quand on produit un mets.
Naguère, il y également eu une activité de fabrication de métaux, de bougies, de médicaments, de couleurs, de cosmétiques... et cela fut, comme la cuisine, du technique qui engendra des réflexions sur le pourquoi des phénomènes observés, et, à partir de la Renaissance, des sciences de la nature.
Oui, la cuisine est une base à partir de laquelle la chimie est née, mais la métaphore de l'engendrement n'est pas juste, car la chimie n'est pas "fille" des arts techniques, mais d'une autre nature.
2. Observons que, en français, il n'y a pas d'autre mot que "cuisine" pour désigner la production d'aliments à partir d'ingrédients. Certes, certains me diront qu'il vaudrait mieux parler de "mets" que d'aliments ; pourquoi pas, puisque la définition des aliments n'impose pas qu'ils soient préparés, en langue française (je maintiens que le Trésor de la langue française informatisé, du CNRS, est le seul dictionnaire officiel, puisqu'il n'est pas produit par un organisme commercial).
D'autre part, je maintiens aussi (puisque c'est ce que montre parfaitement l'histoire des techniques et des sciences) que la "chimie" n'est pas la production de composés, à partir de composés différents, mais bien la science de la nature qui explore ces transformations. Le mot "chimie" a toujours désigné cette activité, et il continue de le faire, de sorte qu'il faut un autre nom pour désigner la techique qui met en oeuvre les phénomènes.
3. Donc la cuisine, d'un côté, et la chimie, de l'autre. Deux activité qui sont préparées dans des pièces respectivement nommées "cuisine" et "laboratoire"... à cela près que les charcutiers, les pâtissiers, et d'autres professionnels travaillent aussi dans un lieu nommé "laboratoire". Le mot vient de labeur, travail. Mais on aurait tort de penser que le chimiste se limite à son laboratoire, car l'activité des sciences de la nature a en réalité deux composantes indissociables : l'expérience et le calcul. Pas de science sans les deux activités. Et c'est la raison pour laquelle j'ai naguère proposé de parler plutôt de sciences de la nature que de sciences expérimentales.
4. Oui, en cuisine, il y a des gestes qui ressemblent à ceux de certains chimistes, quand ils en sont à faire la partie expérimentale de la chimie : broyer, découper, chauffer, refroidir... Cela ressemble, et alors ? Le cuisinier et le chimiste respirent, marchent, aiment, mangent, boivent... mais ces activités communes ne font pas que tout soit commun !
5. Tout cela étant dit, observons la chimie, à la lumière des nombreux documents d'histoire des sciences et des techniques.
Au début, des chimistes (on disait aussi des alchimistes, le mot n'ayant pas, en réalité, la connotation ésotérique qu'on lui prête trop souvent aujourd'hui, à tort) chauffaient des matières et observaient des modifications de leurs propriétés. La matière était donc littéralement transformée, et cela était cause de trouble, mais avait aussi des applications pratiques évidentes : produire de la chaux à partir de carbonate était essentiel, tout comme fabriquer des métaux à partir des minerais, ou du savon, qui lave, à partir de graisse et de cendres...
Ce premier temps, qui consistait à pratiquer des "recettes", s'accompagnait de "spéculations", d'interrogations sur les transformations, bien mystérieuses qui se manifestaient lors des expériences. Il y eut des "théories", celle des quatre éléments (air, terre, feu, eau) ou celle du phlogistique (on croyait que le chauffage enlevait des matières aux "substances"), celle du "calorique" (qui aurait été un fluide transmis par chauffage), etc.
Puis progressivement se dégagèrent les notions de molécule, d'atome... L'(al)chimie (en anglais chymistry) céda la place à la chimie (chemistry), cette merveilleuse science de la nature que j'aime passionnément. Rien à voir avec l'activité culinaire, qui n'a pas changé et ne changera pas dans ses objectifs : préparer des aliments.
6. Bien sûr, les sciences de la nature ont des conséquences technologiques. Et c'est ainsi, par exemple, que le chimiste Michel-Eugène Chevreul améliora la confection des bougies après avoir découvert la constitution moléculaire des graisses. Dans les premières recettes de savon, on mettait de la cendre avec de la graisse, mais il apparut que, dans la cendre, la composante essentielle était la potasse qui y est présente (c'est ce que l'on nommait un alcali, aujourd'hui nommé base). De ce fait, il y eut cette proposition de remplacer la potasse par d'autres bases, et il y eut d'autres savons, mieux que les premiers.
Progressivement, la science de la chimie permit de déterminer par avance les résultats des opérations techniques que l'on se proposait de faire. Au lieu d'observer des résultats, de les orienter empiriquement, on devenait capable de prévoir des résultats.
Trois temps, donc : la recette, la recette épurée à ses seuls composés actifs, la recette prévue théoriquement.
7. Et pour la cuisine, quelle évolution est-elle possible ? L'objectif, je l'ai dit, ne changera pas, mais la technique, elle, peut encore progresser. D'abord, il y a eu cette rénovation technique de la cuisine moléculaire, qui voulait rénover les ustensiles. Puis, depuis moins longtemps, la "cuisine note à note", où l'on change les ingrédients.
Mais l'usage que l'on fait des ingrédients reste le même : produire des aliments. Bien sûr, les progrès de la gastronomie moléculaire permettent de prévoir par avance le résultat des transformations que l'on met en oeuvre, mais la technique restera la technique.
8. Pour conclure, deux champs séparés :
- la cuisine, activité technique, avec une composante artistique et une composante sociale
- la chimie, science de la nature, qui cherche les mécanismes des phénomènes.