Les huiles alimentaires sont-elles toujours miscibles ?
La
question culinaire simple est en réalité d'une belle complexité
physico-chimique, parce que l'idée classique d'énergie est battue en
brèche... et que nous verrons que le problème est résolu d'emblée
(autrement dit, tout ce que je vais expliquer pour commencer est
parfaitement inutile en vue de répondre à la question posée ; désolé).
Au
départ, il y a la question de la miscibilité. Pourquoi du vin se
mélange-t-il à de l'eau, mais pas de l'huile ? La question est
difficile, et elle n'a été élucidée qu'il y a une dizaine d'années.
Commençons
par une idée simple : une bille en haut d'une montagne roule vers le
bas. Pour expliquer ce fait d'expérience, les physiciens ont introduit
une notion, l'énergie potentielle", et établi une "loi de la nature", à
savoir que les systèmes évoluent vers les états où l'énergie potentielle
est inférieure. Dit ainsi, on ne semble pas avoir gagné grand chose, à
part rendre abstrait ce qui était concret... mais ce sentiment n'est pas
juste : il résulte du fait que la vulgarisation scientifique veut
donner les résultats avec des mots, de sorte qu'il n'est pas étonnant
que les mots ressemblent aux mots. En réalité, derrière l'idée de
l'énergie potentielle, il y a des quantités, des équations dont je vous
prive (oui, je dis bien : je vous en prive, parce que la beauté des
équations est merveilleuse).
Pour les atomes, c'est un
peu pareil que pour les billes et les montagnes : de même, les atomes
s'associent en molécules quand il y a des possibilités de liaison
chimique sont satisfaites, et les physico-chimiste ont introduit une
sorte d'énergie potentielle chimique, ce que l'on nomme aussi des
forces de liaisons chimiques. Les liaisons les plus faibles sont nommées
liaisons de van der Waals, et il y en a entre les molécules de l'huile
(ce que l'on nomme des triglycérides, mais j'y reviendrai) ; puis il y a
des "liaisons hydrogène", par exemple entre les molécules d'eau, plus
fortes que les précédentes ; et puis, beaucoup plus fortes, les
"liaisons covalentes", c'est-à-dire les liaisons qui lient les atomes
entre eux pour former des molécules, au lieu simplement de faire coller
les molécules entre elles, comme dans les liquides ; enfin les forces
électrostatiques, pour les atomes ou molécules chargés électriquement,
ce qui assure la solidité des cristaux de sel, par exemple.
Cette
première description permet d'expliquer certains phénomènes : par
exemple, s'il n'y avait pas de liaisons hydrogène entre les molécules
d'eau, qui sont de petites molécules, l'eau s'évaporerait quasi
instantanément. Les liaisons hydrogène sont comme une sorte de glu,
entre les molécules d'eau.
De même, pour les molécules d'huile,
les liaisons de van der Waals sont une colle, bien plus faible... mais
l'huile ne s'évapore guère, parce que les triglycérides sont de très
grosses molécules, bien plus lentes (à température ambiante) que les
molécules d'eau.
Examinons maintenant la constitution de ces
molécules. Pour l'eau, c'est simple : chaque molécule d'eau est faite
d'un atome d'oxygène lié à des atomes d'hydrogène, en une structure en
forme de V. A la température ambiante, la vitesse moyenne des molécules
d'eau est de 650 mètres par seconde.
Pour les molécules de
triglycérides, la structure des molécules est plus compliquée : il faut
imaginer une sorte de peigne avec des dents souples. Le manche est fait
de trois atomes de carbone enchaînés linéairement, et chaque atome de
carbone est lié par un atome d'oxygème à une longue chaîne d'atomes de
carbone qui sont eux mêmes liés à un, deux ou trois atomes d'hydrogène.
J'omets volontairement des détails, pour signaler seulement que de
telles molécules ont un nombre d'atomes de carbone total de l'ordre de
20 à 100, avec un peu plus d'atomes d'hydrogène, et six atomes
d'oxygène. Bref, une telle molécule est bien plus grosse qu'une molécule
d'eau, et bien plus lente, aussi : la vitesse moyenne est seulement de
90 mètres par seconde.
En quoi cela fait-il une différence ?
Imaginons que nous avancions assez lentement, en ligne droite, et que
nous passions près d'un ami, que nous cherchons à attraper seulement en
fermant les doigts. Si notre énergie de vitesse est faible, alors nous
pourrons en entraîner notre ami avec nous ; en revanche, si nous allons
très vite, nous ne parviendrons pas à l'entraîner. De même, des
molécules lentes sont très sensibles aux liaisons possibles, même quand
elles sont faibles, comme dans l'huile. Et comme les molécules de
triglycérides peuvent donc s'attacher les unes aux autres, elles ne
s'évaporent pas, sauf à atteindre environ 300 à 400 degrés.
Avec
cela, nous en savons assez pour revenir à la question initiale, sur la
miscibilité. Considérons de l'eau, et imaginons que nous voulions y
mettre une molécule de triglycéride. Quand la molécule de triglycéride
arrive dans l'eau, elle établit des liaisons de van der Waals avec les
molécules d'eau... ce qui nous conduirait à penser que l'huile peut se
dissoudre dans l'eau... Mais cela est réfuté par les faits !
Pourquoi
l'huile ne se dissout-elle alors pas dans l'eau ? Parce que, quand la
molécule de triglycéride est introduite dans l'eau, elle oblige les
molécules d'eau à se disposer autour d'elle d'une façon spécifique,
déterminée par la structure moléculaire du triglycéride. Or c'est une
découverte essentielle de la physique du 19e siècle que d'avoir compris
que le monde évolue spontanément vers le désordre, pas vers l'ordre. Une
molécule de triglycéride qui ordonnerait des molécules d'eau ferait
évoluer le monde vers un état plus ordonné... ce qui "coûterait" de
l'"énergie de désordre"... de sorte que cela n'arrive pas, en pratique.
Bref,
si l'huile ne se dissout pas dans l'eau, c'est une question d'"énergie
de désordre". Et nous avons maintenant les deux idées indispensables
pour savoir si les huiles sont miscibles entre elles...
A
cela près que tout ce que je viens d'expliquer est inutile, comme je
l'avais annoncé initialement. Nous aurions dû commencer par analyser que
chaque huile est déjà un mélange d'un nombre parfois très grand de
triglycérides différents. Et si on mélange deux mélanges, qui sont des
mélanges de triglycérides distincts seulement par la proportion des
divers triglycérides, pourquoi ne se mélangeraient-ils pas, alors qu'ils
sont les mêmes constituants ?
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(un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes
de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la
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