Un journaliste m'interroge :
La
nouvelle technologie et les méthodes utilisées dans la cuisine
moleculaire (azote liquide, cuisine sous-vide, gélifiants,
émulsifiants) ont pour objectif final d'équiper l'espace domestique
en y apportant de la précision en matière de temperature, en y
évitant le gaspillage dû à des méthodes moyennageuses, en rendant
la cuisine plus facile, avec des préparations comme les nouilles
instantannées type ramen par exemple, tout en ayant comme aspect
économique la réduction des prix. Comment penser ces instruments en
terme d'acte et de puissance ? (ex. : le décalage entre la
conception du micro-ondes, l'idéalisation de son utilisation dans la
vie domestique et son utilisation réelle très limitée
Et voici la réponse.
Commençons par dire que la cuisine moléculaire avait pour but
de rénover les techniques culinaires.
À quel point nous y
sommes-nous parvenus ? Je fais déjà observer que les siphons sont
en vente dans les supermarchés les plus populaires. D'autre part les
gélifiants que sont l'agar-agar, les carraghénanes, etc. sont
maintenant partout, ce qui était un de mes objectifs (plus de notes
sur le piano que les seules pectines et gélatines).
Pour l'azote liquide, c'était une
façon spectaculaire de montrer la possibilité de faire autre chose
et parfois mieux que les techniques classiques.
De toute façon dans
l'immensité des propositions, on ne pouvait pas imaginer que toutes
seraient retenues. Mais aujourd'hui les fours domestiques sont
équipés de fonction basse température et on n'a plus besoin de
thermocirculateur.
D'autre part, même les cuisiniers qui disent
qu'ils ne font pas de la cuisine moléculaire ont maintenant changé
et des préparations qui n'étaient pas présentes dans La cuisine du
marché de Paul Bocuse en 1976 sont partout dans le monde.
Ce mouvement de rénovation continue,
c'est-à-dire qu'il doit se poursuivre sans relâche, et qu'il se
poursuivra toujours.
De toute façon, je cherche à montrer
maintenant une voie complètement nouvelle, à savoir la cuisine note
à note. La cuisine moléculaire a été créée il y a 35 ans et
c'est donc quelque chose très ancien, de sorte que je ne pense pas
que les cuisiniers modernes doivent s'y intéresser beaucoup. En
revanche, je suis absolument certain que la cuisine note est une
tendance qui va être durable pour des tas de raisons que j'explique
dans mon livre sur la cuisine note à note.
Notamment la cuisine note à note
permet de lutter contre gaspillage... sachant quand même que la
vraie question, c'est la démographie et que nous ne devons pas
oublier de le dire et de le redire. Si nous manquons d'aliments, de
la pollution, etc. c'est parce qu'il y a trop d'humains sur la terre.
Pour ce qui concerne les plats tout
préparés, la question est compliquée, et je propose de considérer
le sucre en poudre : personne, aujourd'hui, n'utilise de
betterave ou de canne à sucre pour sucrer, et tous les cuisiniers du
monde ont du sucre en poudre, qui le fruit d'un travail de
l'industrie.
Pour les nouilles instantanées, par
exemple c'est exactement la même chose et c'est pour cette raison
que se pose avec beaucoup d'acuité aujourd'hui la question du fait
maison. Si l'on supporte les nouilles instantanées, faut-il
supporter dans les restaurants les pâtes feuilletées toutes faites,
et pourquoi pas les coq au vin ?
Dans ce débat, la question économique
n'est pas tout, et la question artistique est essentielle. Je
rappelle qu'un morceau de papier et un morceau de charbon permettent
à Picasso de faire des œuvres qui se vendent des millions de
dollars. Il ne s'agit pas de technique, mais d'art.
Un ajout à propos de cuisine
moléculaire : oui, il s'agissait bien de rénover des
techniques complètement périmées. Il n'est pas vrai que le four à
micro-ondes ait une utilisation réelle très limitée comme vous le
dites, car les étudiants, qui vivent dans de petites chambres,
n'ont, pour cuisiner, qu'un four à micro-ondes, et cet objet est
tellement popularisé qu'il est en vente dans toutes les grandes
surfaces. De même les appareils électroménagers, même s'il sont à
mon goût très rudimentaires et insuffisants, se sont introduits
partout, et ils facilitent le travail des cuisiniers, ce qui est
essentiel.
Je propose, dans nos discussions, de ne
pas faire d'amalgame, et de distinguer le travail des cuisiniers
domestiques et des cuisiniers professionnels, mais aussi des
cuisiniers de restauration collective qui sont beaucoup plus
nombreux que les cuisiniers professionnels de restauration
commerciale. Pour chaque profession, il y a des impératifs
particuliers, et donc des techniques particulières. Par exemple on
ne produit pas de la même façon pour 500 personnes et pour 50.
Une autre question :
On peut accorder que la cuisine moléculaire et la cuisine "note
à note" ont un lien fantastique avec la science fiction. En
relation à ça, pourriez-vous penser les différentes associations
qui se font entre la science fiction et la réalité actuelle ou
future de ces cuisines ?
Non je ne suis pas d'accord : la
cuisine moléculaire et la cuisine note à note n'ont rien à voir
avec la science-fiction. Ce sont des cuisines tout à fait pratiques
tout à fait modernes, tout à fait actuelles. Ici, je propose de ne
pas trop rêver. N'oubliez pas que je suis un physico-chimie,
c'est-à-dire une brute, pratique, et je me préoccupe du quotidien
de chaque citoyen. C'est pour cela que je suis payé par le
gouvernement français. Je m'intéresse à la cuisine trois étoiles
parce que c'est le moyen d'introduire des techniques et des produits
qui sont refusés par le public, mais qui, s'ils sont plébiscités
par les cuisiniers étoilés, redescendront vers le public. C'est une
stratégie qui a été mise en œuvre par Parmentier pour introduire
la pomme de terre en France. Je l'ai mise en œuvre pour la cuisine
moléculaire, et je recommence avec la cuisine note à note.
Avec la cuisine note à note,
d'ailleurs, je distingue bien la cuisine note à note pure, réservé
à une élite, et la cuisine note à note pratique, qui sera une
évolution lente et régulière de la cuisine générale. Il ne
s'agit pas de science-fiction, mais simplement d'art moderne, lequel
deviendra en art ancien. Pensez par exemple au jazz classique :
à la fin de la guerre mondiale, cette musique était si moderne que
les vieux disaient que c'était de la musique de sauvage, que ce
n'était pas de la musique. Aujourd'hui elle est complètement
classique. Il en sera de même pour la cuisine note à note, et je le
répète, il ne s'agit certainement pas de science-fiction.
D'ailleurs j'ai réfléchi à ce qui
suivrait la cuisine note à note, et je vois que des casques
permettent d'introduire des souvenirs dans le cerveau des souris, de
sorte que j'imagine très bien que l'on puisse transmettre des
goûts, et que l'on puisse distinguer un jour les nutriments et les
sensations sensorielles.
Et encore :
Si on dit que la cuisine "note à note"consiste en la
préparation d´aliments à partir de composants (acides, sucres,
éthanol, eau). Pourrait-on appliquer ce concept au vin? Comment
serait son application à la vie domestique? D'un autre côté, que
pensez-vous du dioxide de soufre et son utilisation dans la procédure
de vinification ?
Attention à votre définition de la
cuisine note à note : il ne s'agit pas de préparer des
aliments à partir de composants mais de composés, en anglais
« compounds ».
On peut parfaitement faire des boissons
note à note.. et elles existent déjà : ce sont tous les
Schweppes, Coca-Cola, les alcools de Bols, etc. J'en ai fait :
ça prend quelques de secondes et c'est très amusant.
Pour le vin, en revanche, il y a une
impossibilité légale, à savoir que le vin est par définition le
résultat de la fermentation du jus de raisin dans des conditions
parfaitement définies par la loi. Il est très facile de faire
boissons qui ressemblent à du vin, il est très facile de faire des
compositions odorantes qui s'apparentent parfaitement au bouquet d'un
Haut Brion 85, mais ce n'est pas du vin.
Dans la vie courante ? Quand
j'avais six ans, j'emportais à l'école de l'acide citrique et du
bicarbonate de sodium pour me faire des limonades artificielles.
C'est donc extrêmement facile, ce n'est pas nouveau, mais si nous
avons à notre disposition des composés plus intéressants que les
deux que je viens de citer, alors nous pouvons faire des choses
absolument merveilleuses. Il y a quelques décennies, il y avait
ainsi une poudre nommée Tang qui permettait de faire des jus
d'orange instantanés. C'était amusant, un peu trop acide, cela a
eu beaucoup de succès pendant un temps.
Pour le dioxyde de soufre, il faut
savoir qu'il y a naturellement des sulfites dans les végétaux,
donc dans les raisins. Ce que je vois, c'est que les vins sans soufre
sont souvent acétifiés (je n'aime pas!), et que les méthodes trop
« naturelles » conduisent souvent à augmenter les doses
de sulfate de cuivre dans les vignes. Je m'étonne que le bio ait eu
le droit d' utiliser pendant si longtemps le permanganate de
potassium ! Car n'importe quel chimiste sait que ce composé est
extrêmement violent. Il a été interdit il y a peu, ce qui est très
bien, mais je vois quand même des comportements bizarres chez nos
concitoyens. Par exemple, laisser la peau de pommes de terre sur des
pommes de terre bio ! On voudrait éviter des pesticides, mais
on laisse alors des alcaloïdes toxiques des tubercules ?
Faisons des procès aux empoisonneurs !
En matière de santé et
d'alimentation, je ne cesse de répéter que nos comportements sont
complètement incohérents. De sorte que je refuse d'occuper de
détail, quand le public fume, bois de l'alcool, mange des viandes
cuites au barbecue, n'enlève pas la peau de pommes de terre, etc.
Que pense la gastronomie moléculaire du travail génétique des
aliments?
Pour le travail génétique, la
gastronomie moléculaire n'a rien à en penser... puisque la
gastronomie moléculaire n'est pas une personne ne, mais une
discipline scientifique.
Surtout, il y a une infinité de
possibilités de transformations génétiques. Pour la technique
culinaire, seule compte la composition physico-chimiques des
aliments, de sorte que des végétaux génétiquement transformés
dont la composition physico-chimique serait la même que celle de
tissus végétaux classiques ne font pas de différence.
Mais, de toute façon, il s'agit d'une
question politique, de sorte que répondre à la question ne conduit
qu'à une conséquence : perdre des amis et ne convaincre
personne. Cela fait longtemps que j'ai décidé de ne pas répondre
à la question des OGM, et je propose plutôt à mes interlocuteurs
de passer du temps à découvrir pratiquement dont il s'agit au lieu
d'interroger des gourous.
D'ailleurs, j'ai fait une petite erreur
en vous répondant que la composition chimique des aliments
transformés génétiquement pouvait être la même que celle
d'aliments classiques. Si vous n'avez pas envie de l'entendre, vous
me direz que ce n'est pas juste et toutes les publications
scientifiques que je pourrais vous donner pour attester mes dire de
vous convaincront pas. De sorte que je reprends ma réponse. Je ne
réponds pas à la question, et je vous invite à aller y voir plus
en détail. Je revendique quand même que mes interlocuteurs qui
parlent de génétique moléculaire sachent quand même ce dont il
s'agit : qu'est-ce qu'une molécule ? Qu'est-ce qu'un
composé ? Qu'est-ce qu'un composé artificiel ? Quelle
différence avec un composé de synthèse ? Qu'est-ce qu'un
composé chimique, qu'est-ce que l'ADN, qu'est-ce qu'une cellule,
qu'est-ce qu'un organisme vivant ?
Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces
(un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes
de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la
cuisine)